«... Je vous en supplie Faites quelque chose Apprenez un pas Une danse Quelque chose qui vous justifie Qui vous donne le droit D être habillés de votre peau, De votre poil Apprenez à marcher et à rire Parce que ce serait trop bête À la fin Que tant soient morts Et que vous viviez Sans rien faire de votre vie...» Charlotte Delbo (extrait de Prière aux vivants pour leur pardonner d être vivants) Séverine Vidal Anne Montel Merci à mon père, Philippe, pour son aide précieuse. Ce livre est pour lui, pour Pella, pour mon frère Aurel. S. V. Pour ma mamy Giselle (avec deux ailes) et mon papy Gustave (avec deux ailes aussi). A. M.
Depuis qu il est rentré, le père d Amos reste la plupart du temps assis dans le grand fauteuil du salon. Il pose ses mains sur ses cuisses et regarde droit devant lui. Il ne fait rien d autre. Et surtout, il ne parle presque pas. Il est là, c est tout. Quand il est revenu, c était une journée de grosse pluie. Toute la famille était près du poêle. La mère préparait la soupe, Sarah lisait, avalée par le fauteuil dans lequel le père s est installé depuis. Amos faisait ses devoirs sur la table de la cuisine. La porte de l entrée s est ouverte d un coup, aidée par le vent. Ils se sont tournés brusquement et l ont vu. Une ombre immense, là, sous leurs yeux, après deux ans, un mois et seize jours d absence. Il n a pas dit un mot. La mère a d abord étouffé un petit cri, puis s est précipitée vers lui. Elle lui a retiré son manteau trempé, elle l a aidé à enlever ses bottes, l a assis sur le fauteuil près du feu. «Pousse-toi Sarah, laisse ton père s asseoir là.» Elle s est agitée, a préparé un café, a coupé du pain. Amos et sa sœur n ont pas osé bouger. Ils ont regardé les allées et venues de leur mère, hypnotisés. Ils n osaient pas regarder leur père, leur minuscule père perdu dans le grand fauteuil. Et puis la mère s est assise, là, derrière le père. Elle a posé les mains sur lui. Elle a commencé à caresser ses épaules, doucement, doucement. Elle s est mise à chanter une berceuse, un air pour les bébés, tout en lui caressant les épaules. Amos et Sarah sont restés longtemps comme ça, immobiles, à écouter leur mère chanter près du feu, à suivre les ombres danser sur le visage de leur père. La mère fermait les yeux, et chantait, et caressait, comme si elle voulait lui rendre en une fois les deux ans d amour perdus. Depuis ce soir-là, il n a presque rien dit. Des jours que ça dure.
Sarah et Amos vont à l école. En rentrant, ils s installent à la table de la cuisine. La mère leur parle de tout et de rien, des devoirs, de ses travaux de couture, du sac de pommes apporté par la voisine, de tout, du soleil qui tarde à venir, de rien. Sarah dit qu il lui fait peur, qu il est trop maigre, qu elle l entend crier la nuit, que ses cauchemars il pourrait se les garder pour lui, qu on n avait pas besoin de ça. Que c était mieux sans lui, finalement. Amos et elle se fâchent, parce que le petit garçon défend son père. «Il a fait un très long voyage, tu comprends, c est la mère qui lui a dit. Il lui est arrivé un grand malheur, à cause des Allemands. Beaucoup d autres ne sont pas rentrés, c est un miracle s il est là, avec nous, vivant. - Vivant, tu parles, a répondu Sarah. On dirait un fantôme. Le fantôme de Papa, voilà qui on a récupéré. Merci pour le miracle, merci bien.» Amos se met à pleurer, il déteste quand Sarah dit toutes ces choses affreuses. Il la laisse là-haut, à jouer sur le mur de pierres et il court vers la maison.
«Maman est à la ferme des Quatre-Vents, elle rentrera plus tard.» Voilà les premiers mots que Amos lui dit. Le père lève les yeux vers lui, ses yeux gris, ses yeux plein de miel, ses yeux noyés dans le brouillard. Amos ne trouve rien d autre à lui dire, il a l impression que sa phrase résonne entre les murs de la cuisine. Il s approche de son père, s assoit par terre à ses pieds. Il ne dit rien, il attend. Ça dure des tas de secondes, et puis ça dure des heures très longues. Pas un mot. Juste le souffle du père, près de lui. Un miracle.
Les autres jours, Amos laisse sa mère et Sarah partir avant lui le matin. Il attend le petit moment, le tout petit moment qu il partage avec son père avant de filer à l école. Il le retrouve à l atelier où il bricole. Il travaille le bois durant des heures, tôt le matin et tard le soir. Le même morceau de bois qu il sculpte, polit, caresse, le même, toujours, depuis des jours. Amos l observe. Il ramasse les copeaux qui tombent au sol, balaie un peu. Il a pris l habitude de raconter à son père tout ce qu il a fait depuis la rafle. Tout ce qui s est passé, tout ce qu il a aimé, détesté. Les jeux auxquels il a joué, les cauchemars qu il a faits, les nuits à mordre l oreiller pour ne pas effrayer Maman, les jours plus gais, les récrés, les baignades dans la rivière l été, les huit saisons sans lui. Le père ne dit rien, mais il écoute et s arrête parfois de sculpter le bois. Il se tourne vers son fils, son fils si bavard et si drôle, lui sourit et reprend le travail. Puis Amos se met en route pour l école, en promettant de raconter la suite, plus tard. à l école, il n écoute pas Monsieur Albert. Il pense à ce qu il dira à son père le lendemain. Parfois, il note ses idées dans le cahier de brouillon noir. Parfois, il fait un dessin pour expliquer quelque chose de compliqué (comme la fois où tout le monde a cru qu il avait triché au foot, comme le jour de la grande tempête où onze arbres du village sont tombés).
Le soir, à table, on ne discute pas beaucoup. Sarah continue de regarder son père «en dessous», la mère raconte en quelques phrases les histoires du village. Amos mange vite, débarrasse vite, monte vite dans sa chambre. Il pense : «Comme ça, je serai plus vite à demain matin.» Il arrive que le père se lève brusquement de table et sorte sur le perron de la maison. Une fois, il s est posté devant le poêle, il est resté longtemps la tête baissée, puis il a retiré ses lunettes, s est essuyé les yeux et avant de revenir se mettre à table. La mère a posé la main en haut de l avant-bras de son mari. Un geste de protection, comme si elle voulait cacher le numéro tatoué, comme si elle voulait guérir une blessure. C est ce soir-là qu Amos a décidé de parler, de parler beaucoup, de parler trop. Pour effacer.
Aujourd hui, Amos rentre de l école les mains dans les poches, en donnant de grands coups de pieds dans les cailloux. C était une journée compliquée. Une de celles qu il raconte à son père avec un croquis, pour «mieux comprendre». Les autres ont recommencé à se moquer, à lui dire : «Ton père, il est mort. Les Allemands l ont tué. C est pas le vrai qu est rentré». Alors Amos s est battu. Il a essayé de se retenir, puis il a foncé dans le tas, il a tapé sur tout ce qui bougeait, il a cassé le nez d Émile, tiré les cheveux de François, en hurlant, pour faire sortir toute sa haine. Monsieur Albert les a séparés. Les autres pleuraient et ont promis de se venger. «Vous avez fait assez de tort comme ça. Vous serez punis. Vous devriez avoir honte», leur a dit le maître. Puis il a relevé Amos et l a aidé à essuyer le sang qui coulait de ses lèvres. «Ta blessure de guerre, mon petit bonhomme Va, rentre chez toi. Salue ton père pour moi. C est bientôt la fin de l année scolaire, ne t en fais pas»
Amos franchit le portail du jardin. Il n a pas envie de rentrer dans la maison, de montrer ses plaies à son père. Il aurait peut-être peur. Il serait peut-être déçu. Il voudrait peut-être aller voir les parents des deux garçons. Peut-être. Il se dirige vers le grand arbre au fond du jardin. Il grimpe et s installe sur la branche qu il préfère, celle qui ressemble à un crocodile la gueule ouverte. Il s assoit là, sort son cahier noir pour dessiner sa journée si compliquée.