LE BUREAU D AUDIENCES PUBLIQUES SUR L ENVIRONNEMENT DU QUÉBEC : GENÈSE ET DÉVELOPPEMENT D UN INSTRUMENT VOUÉ À LA PARTICIPATION PUBLIQUE



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LE BUREAU D AUDIENCES PUBLIQUES SUR L ENVIRONNEMENT DU QUÉBEC : GENÈSE ET DÉVELOPPEMENT D UN INSTRUMENT VOUÉ À LA PARTICIPATION PUBLIQUE Par Mario Gauthier, Professeur, Département des sciences sociales, Université du Québec en Outaouais mario.gauthier@uqo.ca Et Louis Simard, Professeur, École d études politiques, Université d Ottawa lsimard@uottawa.ca RÉSUMÉ Le Bureau d audiences publiques sur l environnement (BAPE) a plus de 30 ans et il apparaît comme l un des principaux espaces de participation publique institutionnalisés au Québec. Cet article propose d analyser l évolution de cet instrument d action publique et de saisir certains de ses effets observables quant aux processus, aux enjeux et aux acteurs. Construite à partir de deux axes, les faits saillants de l histoire du BAPE et une lecture de seize projets majeurs examinés par celui-ci, l analyse identifie quatre périodes précises qui laissent voir une consolidation, un accroissement et une diversification significative de ses activités. Marqué par une perpétuelle tension entre deux modèles de participation publique, un premier plus gestionnaire d aide à la décision et un second plus politique de démocratie participative, cet instrument a pour effet de déterminer en partie les ressources et les expertises pertinentes, d organiser les relations de pouvoir et de structurer le processus décisionnel. ABSTRACT Today, more than 30 years after its founding, Quebec s Bureau d audiences publiques sur l environnement (BAPE, or office of public environmental hearings) stands out as one of the province s leading institutionalized spaces of public participation. This article proposes to analyze how this instrument of public action has changed over time and to grasp some of its observable impacts in terms of processes, issues and actors. The analysis is organized according to two main dimensions namely, the significant moments in the history of BAPE and an interpretation of 16 major projects examined by the office. On this basis, it identifies four specific periods that evidence the consolidation, growth and considerable diversification of the office s activities. As such, this instrument has been shaped by a perpetual tension between two approaches to public participation the first being a more managerial approach focused on aiding decision-making, and the second being a more political approach focused on participatory democracy. Further, the impact of the office can be viewed in terms of partially identifying the relevant resources and expertise, articulating relations of power, and structuring the decision-making process. Pour citer cet article : Gauthier, M. et L. Simard (2011). «Le Bureau d audiences publiques sur l environnement du Québec : genèse et développement d un instrument voué à la participation publique», Télescope, vol. 17, n 1, p. 39-67. 39

Depuis sa création en décembre 1978, le Bureau d audiences publiques sur l environnement (BAPE) incarne l idéal participatif au Québec 1. Créé au moment où l environnement s est constitué en problème social un peu partout dans le monde, le BAPE fut cette réponse de l État qui contribua à institutionnaliser un droit à la participation des citoyens étroitement associé à l évaluation des impacts sur l environnement des grands projets d équipements et des politiques environnementales. À partir d une analyse de l expérience du BAPE au cours des trois dernières décennies, nous proposons un bilan des transformations les plus significatives en ce qui a trait, entre autres, aux premiers effets observables quant aux processus, aux enjeux et aux acteurs. Les mutations de cette institution et de ses effets seront donc examinées à la fois sous l angle des dimensions substantives et procédurales de l expérience du BAPE, c est-à-dire de l évolution des objets du débat public, de la participation du public et des procédures. Dans un travail antérieur (Gauthier et Simard, 2007), nous avons dressé un bilan de la pratique du BAPE sur une période de près de trente ans 2. À la suite de Beauchamp (2006), nous constations que l institutionnalisation du débat public en aménagement et en environnement au Québec, à travers la pratique du BAPE, pouvait être considérée comme «une expérience forte, mais limitée». Il s est en effet développé au Québec une culture de l enquête et de la consultation publique fortement associée à la pratique de l évaluation environnementale. Pour autant, cela ne fait pas disparaître les rapports de force entre les acteurs compte tenu des intérêts qui s affrontent lors de chaque projet débattu. Ainsi, même si le débat public apparaît plus que jamais comme un impératif (Blondiaux et Sintomer, 2002), les tentatives de l éviter, de le contourner ou de le manipuler sont toujours présentes. Les enquêtes et les audiences publiques du BAPE demeurent toujours une épreuve et une grande source d incertitudes pour les promoteurs et les décideurs. À cet égard, la question du «débat sur le débat», ainsi que celle opposant une vision gestionnaire du débat public (un outil d aide à la décision), à une vision démocratique (un instrument de démocratisation de la décision), demeure irréductible. Il en va de la nature sociopolitique de cet objet. En outre, cette culture et cette pratique du débat public semblent être confinées dans une perspective de «projet» au détriment d une perspective territoriale et intégrée, ce qui nous renvoie à des enjeux de cohérence de l action publique et aux défis de la mise en œuvre des principes du développement durable. Dans le prolongement de ce travail de synthèse, cette contribution vise à rendre compte des moments forts de l histoire du BAPE depuis sa fondation en 1978, des principales transformations de l organisation et de son fonctionnement, des projets ayant marqué son 1 Une première version de ce texte a été présentée au 10 e Congrès de l Association française de science politique (Section thématique 41 «De la protection de la nature au développement durable : les mutations de l enjeu environnemental») tenu à Grenoble du 7 au 9 septembre 2009. 2 Ce bilan a été élaboré à l aide d une grille de questionnement portant sur la mise en œuvre et les effets du débat public (Revel et autres, 2007) et à partir des matériaux documentaires disponibles (rapports de recherche, rapports de comités d examen gouvernementaux, témoignages d acteurs clés, thèses et mémoires, etc.). 40 TÉLESCOPE hiver 2011

La participation citoyenne développement, et ce, avec pour objectif de proposer un bilan de cette expérience phare de participation publique québécoise. Sur le plan théorique, notre analyse s inscrit dans la continuité des travaux portant sur les instruments d action publique de type informatif et communicationnel (Lascoumes et Le Galès, 2004 ; Lascoumes et Simard, 2011). Ceux-ci connaissent une popularité croissante depuis bientôt une vingtaine d années en Europe comme en Amérique du Nord (Blondiaux, 2008 ; Blondiaux et Sintomer, 2002 ; Dietz et Stern, 2008 ; Lascoumes, 1998). Au cœur du phénomène de la gouvernance tant sociétale qu organisationnelle, ces instruments participeraient d une transformation de l action publique sous l angle d un plus grand partage du pouvoir et d une coproduction de connaissance dans la prise de décision (Callon, Lascoumes et Barthe, 2001). Au Québec, le BAPE incarne tout particulièrement cet idéal participatif et est une source d inspiration reconnue pour d autres instruments du même type, notamment à Montréal avec l Office de consultation publique de Montréal (OCPM), en France avec la Commission nationale du débat public (CNDP) et plus récemment en Afrique de l Ouest dans le cadre d activités de partage d expertise sur les processus de participation publique. Les enquêtes et les audiences publiques sur l environnement sont ici envisagées comme un instrument d action publique, c est-à-dire comme un «dispositif technique à vocation générique porteur d une conception concrète du rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation» (Lascoumes et Le Galès, 2004, p. 14). Sous cet angle, les instruments ont leurs propres effets et renvoient à un type de relation politique (rôle de l État) et à un type de légitimité. Ils apparaissent dès lors comme des révélateurs des transformations de l action publique. Ainsi, au-delà d une perspective instrumentale et d une perspective de démocratisation de la décision, notre démarche de recherche vise à comprendre les effets de cet instrument sur les processus, les enjeux et les acteurs. Sur le plan méthodologique, notre analyse qualitative est construite à partir de deux axes. Le premier se concentre directement sur les faits saillants de l histoire du BAPE depuis sa fondation jusqu à nos jours (1978-2010), c est-à-dire sur les changements internes et externes (réformes, changements et décisions gouvernementales). Le deuxième repose sur une lecture de seize projets majeurs examinés par le BAPE au cours des trente dernières années en dégageant quelques constats marquants. En croisant ces deux axes, notre intention est non seulement de saisir l essentiel des changements survenus au cours des trente dernières années, mais également d observer les éléments de stabilité afin de mieux comprendre l évolution et les incidences de cet instrument d action publique. Après avoir présenté les principaux faits saillants en distinguant quatre grandes périodes, nous discutons des effets de cet instrument sur les transformations de l action publique. Nous concluons sur la portée de cet instrument voué à la participation publique. LE BAPE : DEPUIS SA FONDATION JUSQU À NOS JOURS (1978-2010) Le BAPE a été créé en décembre 1978 au moment de la refonte de la Loi sur la qualité de l environnement adoptée par le gouvernement de René Lévesque (Parti Le Bureau d audiences publiques sur l environnement du Québec : genèse et développement d un instrument voué à la participation publique 41

Québécois 3 ). L objectif de départ était clair : instituer un droit à la participation des citoyens étroitement associé à l examen des impacts sur l environnement des grands projets d équipements tels que les routes et les autoroutes, les équipements de production et de transport d énergie électrique et les projets industriels. Depuis lors, le BAPE intervient selon deux modalités prévues par cette loi, ce qui lui confère deux fonctions distinctes : faciliter, dans le cadre de la procédure d évaluation et d examen des impacts sur l environnement, la consultation des documents soumis à l appui d une demande ainsi que l accès à l information et, sur mandat du ministre, tenir des enquêtes et des audiences publiques (article 31.1 et s.) ; enquêter sur toute question relative à la qualité de l environnement que lui soumet le ministre et faire rapport à ce dernier de ses constatations ainsi que de l analyse qu il en est faite. Il doit aussi tenir des audiences publiques dans les cas où le ministre le requiert (article 6.3). Dans le cadre de la procédure d évaluation et d examen des impacts sur l environnement (figure 1), le BAPE intervient lorsque l étude des impacts sur l environnement réalisée par le maître d ouvrage est jugée recevable, après consultation interministérielle, par le ministre du Développement durable, de l Environnement et des Parcs (DDEP). Son rôle consiste à rendre l information accessible pendant une période de quarante-cinq jours, période durant laquelle le public peut demander la tenue d une audience publique. Lorsque le ministre du DDEP reçoit et accepte au moins une requête, il confie un mandat au BAPE qui dispose de quatre mois pour le réaliser. L audience publique se déroule en deux parties distinctes : la première est consacrée à la recherche d information (lecture du mandat, explication du déroulement de l audience, motifs de la requête d audience, présentation de l initiateur et du projet, questions des participants, etc.) alors que la seconde est consacrée à l expression des opinions de toute personne, municipalité ou groupe intéressé par le projet (mémoires verbaux ou écrits, suggestions sur le projet ou l étude d impact, etc. 4 ). Sur le plan de la discussion et de la délibération, la première partie est de loin la plus intéressante, dans le sens où elle favorise la recherche d information (joint fact finding), la compréhension des enjeux et l approfondissement du dossier grâce à une période de questions et de réponses gérée par le président de la commission assisté par les autres commissaires membres de la commission. La deuxième partie, l audition, qui est réservée à l expression des opinions, favorise très peu les échanges entre les participants, chacun venant à tour de rôle présenter son point de vue à la commission. La majorité des autres mandats confiés au BAPE par le ministre du DDEP (enquêtes, médiations, audiences génériques) le sont en vertu de ses fonctions d enquête 5. Selon notre compilation, 3 La première version de la Loi sur la qualité de l environnement a été adoptée en 1972 par le gouvernement libéral de Robert Bourassa. 4 Voir les Règles de procédure relatives au déroulement des audiences publiques (Q-2, r. 19). 5 Le BAPE dispose de nouveaux champs d intervention en vertu de la Loi sur la conservation du patrimoine naturel (2003) qui vise la création d un réseau d aires protégées couvrant l ensemble du territoire québécois, de la Loi sur les parcs (2005) et de dispositions relatives au développement de la filière éolienne (2007). 42 TÉLESCOPE hiver 2011

La participation citoyenne depuis sa création en 1978, le BAPE s est vu confier par le ministre du DDEP plus de 275 mandats, dont approximativement 74 % sont des mandats d enquête et d audience publique dans le cadre de la procédure d évaluation et d examen des impacts sur l environnement 6. Il s est également régulièrement vu confier, toujours par le même ministre, des mandats d enquête (9 %), et depuis le début des années 1990 des mandats de médiation (15 %) et des mandats d enquête générique (2 %). FIGURE 1 : SOMMAIRE DES ÉTAPES DE LA PROCÉDURE ADMINISTRATIVE Phase 1 : directive xdépôt de l'avis de projet xtransmission de la directive Phase 2 : étude d'impact xréalisation de l'étude d'impact xanalyse de recevabilité de l'étude d'impact Bureau d'audiences publiques sur l'environnement Phase 3 : participation du public xconsultation du dossier par le public xmédiation Audience publique Phase 4 : analyse environnementale du projet Phase 5 : décisions xrecommandation du ministre du Développement durable, de l'environnement et des Parcs xdécision du Conseil des ministres Phase 6 : contrôle xsurveillance, contrôle et suivi Les phases 1, 2, 4 et 6 sont sous la responsabilité du ministère du Développement durable, de l'environnement et des Parcs. 6 Lorsqu on inclut les mandats relatifs à la période d information et de consultation du dossier par le public (période de quarante-cinq jours durant laquelle le public peut demander la tenue d une audience publique), on estime qu en trente années, le BAPE a rempli quelque 800 mandats faisant appel à la participation du public et que plus de 40 % des projets qui ont franchi cette période d information ont fait l objet de demandes d audiences publiques (BAPE, 2009c). Le Bureau d audiences publiques sur l environnement du Québec : genèse et développement d un instrument voué à la participation publique 43

Le BAPE apparaît ainsi comme un instrument d action publique éprouvé, détenant une grande légitimité et une crédibilité reconnue. Il se présente également comme un espace public où s investissent les citoyens proposant implicitement un rapport particulier entre gouvernants et gouvernés. Ce type d instrument institue une obligation d information ou de communication de la part du gouvernement. Il s agit, comme Lascoumes et Le Galès (2004, p. 363) le précisent à propos des instruments de type informatif et communicationnel, d un «espace public relativement autonome par rapport à la sphère publique traditionnelle basée sur la représentation». Il est possible de résumer l histoire du BAPE en quatre principales périodes 7 : la fondation (1978 à 1988), la transition (1989 à 1997), l expansion (1998 à 2005) et la période de consolidation, de diversification et de remise en question (2006 à 2010). L identification des événements ayant marqué cette histoire et la revue de seize projets majeurs 8 nous permettent de mieux caractériser le cadre du débat public institué par le BAPE et l évolution de sa pratique. La période de fondation (1978 à 1988) La période de fondation se caractérise par la mise en place du Bureau à la suite d un rapport précurseur portant sur un projet de construction d une autoroute sur les battures de Beauport dans la région de Québec (Lamontagne et autres, 1978) 9 et la tenue des premières audiences publiques formelles sous l égide du BAPE. Rappelons qu au moment de la création du BAPE et de la mise en place de la procédure d évaluation et d examen des impacts sur l environnement par le gouvernement Lévesque (Parti Québécois), plusieurs défis ont été soulevés, dont au premier chef celui de l assujettissement des projets à la procédure d évaluation et d examen des impacts sur l environnement 10 et le rôle du BAPE dans l examen des projets (Lamontagne, 2006 ; Yergeau et Gauthier, 2006). En effet, il appert que les grands maîtres d ouvrages publics, dont le ministère des Transports, le ministère des Ressources naturelles et la société d État Hydro-Québec, ont exprimé des réticences 7 Cette catégorisation s inspire de celle de Beauchamp (2006) à laquelle nous avons ajouté plusieurs événements marquants, une description des projets et une quatrième période. 8 Nous avons retenu des cas qui ont marqué l histoire du BAPE compte tenu de leur importance et parce qu ils ont suscité un certain débat médiatique. Ces cas ne sont pas nécessairement représentatifs de l ensemble des activités du BAPE. Un autre critère de sélection a été la disponibilité de l information en termes de couverture médiatique et d études spécifiques. 9 Ce mandat d audience publique a été confié à Michel Lamontagne, biologiste, et à trois autres commissaires par le ministre délégué à l Environnement, monsieur Marcel Léger, à la suite de diverses représentations auprès des autorités gouvernementales et plus particulièrement à la suite d une requête provenant de l Association des biologistes du Québec. Michel Lamontagne deviendra par la suite le premier président du BAPE (1978 à 1982). 10 Le Règlement sur l évaluation et l examen des impacts sur l environnement (Q-2, r. 9), adopté en 1980, détermine les catégories de projets assujettis à la procédure, dont les travaux routiers, les aéroports, les gazoducs ou oléoducs, les lignes de transport hydroélectrique, les installations hydroélectriques et thermiques, les établissements nucléaires, les raffineries de pétrole ou les usines pétrochimiques, les exploitations animales, etc. 44 TÉLESCOPE hiver 2011

La participation citoyenne à accepter de soumettre leurs projets d équipements à l examen public et à l avis du BAPE 11. Au cours de ses premières années de fonctionnement (du 1 er décembre 1978 au 31 mars 1981), le BAPE a mené cinq mandats, dont deux d enquête et trois d enquête et d audience publique. Dans son premier rapport annuel, le BAPE tirait cinq grandes conclusions sur sa pratique qui sont révélatrices de l esprit caractérisant cette période de fondation (BAPE, 1981, p. 35 à 40). Il souligne tout d abord les faiblesses inhérentes à toute étude scientifique visant à évaluer les impacts sur l environnement et le rôle essentiel du regard critique de la population pour appréhender les effets positifs et négatifs d un projet. Il constate ensuite que les interventions en audience publique soulèvent généralement une gamme d opinions beaucoup plus variées que les seules positions des partisans et des opposants aux projets. Il note également que l accessibilité à l information est le gage d une participation éclairée et que la notion d environnement doit être considérée dans son sens large, incluant les dimensions biophysique, sociale, économique et culturelle. Enfin, selon le dernier constat, l audience publique constitue un cadre d échanges constructifs et ordonnés permettant de «canaliser d une façon satisfaisante les tensions et d éviter les affrontements» (BAPE, 1981, p. 38). Cette période se singularise également par l adoption, en 1980, de deux importants documents juridiques qui spécifient le rôle et le moment d intervention du BAPE dans le cadre de la procédure d évaluation et d examen des impacts sur l environnement et le déroulement des audiences publiques 12. Quelques années plus tard, le vice-président sortant du BAPE et un membre fondateur de l organisme publient un texte de libre opinion dans un grand quotidien québécois énonçant onze règles d éthique «pour que les audiences publiques aient un sens» (Yergeau et Ouimet, 1984). Selon Yergeau, ce document «a été rédigé à l intention du public appelé à participer à des audiences publiques» (Yergeau et Gauthier, 2006, p. 35). Il visait également à baliser l éthique de l audience publique pour assurer la crédibilité de l organisme. Présentées comme des «règles de bon sens», ces prescriptions ont permis de définir les principales caractéristiques du modèle québécois des enquêtes et des audiences publiques sur l environnement. Toutefois, au dire de plusieurs, ces règles ont contribué à figer le modèle et à limiter le développement d autres 11 Toutefois, malgré les volontés souvent exprimées de soustraire certains projets à l examen public, la liste des catégories de projets assujettis à la procédure n a jamais été revue à la baisse. Au contraire, la BAPE a vu ses champs d intervention s élargir à d autres catégories de projets, dont les projets d établissement ou d agrandissement des lieux d enfouissement sanitaire et des dépôts de matériaux secs (1993). De plus, les projets industriels qui faisaient partie de la liste des projets assujettis par le règlement adopté en 1980, mais dont les articles du règlement les concernant n avaient pas été promulgués, ont finalement été assujettis par l entrée en vigueur des articles du règlement en 1996. Selon Gariépy (1997, p. 433), l argument évoqué au début des années 1980 pour ne pas promulguer les articles du règlement relatifs à ces projets industriels du secteur privé était de ne pas pénaliser la province québécoise par rapport à la province voisine, l Ontario, pour l obtention de projets majeurs. 12 Il s agit du Règlement sur l évaluation et l examen des impacts sur l environnement (Q-2, r. 9) et des Règles de procédure relatives au déroulement des audiences publiques (Q-2, r. 19). Le Bureau d audiences publiques sur l environnement du Québec : genèse et développement d un instrument voué à la participation publique 45

dispositifs de débat public moins formalisés et faisant appel à la négociation et à la concertation entre acteurs (Beauchamp, 1997, p. 51 ; Gariépy et Desjardins, 2002). Selon plusieurs témoignages d anciens présidents et commissaires du BAPE (Beauchamp, 2006 ; Lamontagne, 2006 ; Yergeau et Gauthier, 2006), cette période a été déterminante pour l institution. Elle a permis de construire le modèle québécois de l enquête et des audiences publiques sur l environnement 13 et surtout d assurer la crédibilité de l institution. Au-delà du syndrome de la «grande oreille» (un organisme pour enregistrer les frustrations du public), le BAPE est devenu un organisme d enquête et d analyse crédible et respecté par les citoyens. Plutôt que des enregistreurs, les commissaires sont devenus des enquêteurs et la commission d enquête dispose, en vertu de la Loi sur les commissions d enquête, de l immunité et des pouvoirs d assigner des témoins à comparaître et de contraindre toute personne au dépôt de documents, soit les mêmes pouvoirs que ceux d un juge de la Cour supérieure. Le rôle principal de la commission consiste à enquêter et à analyser chaque projet soumis à la consultation publique, par exemple en questionnant la raison d être des projets et en explorant les solutions de rechange (Yergeau et Gauthier, 2006). Les premières expériences du BAPE ne laisseront pas les décideurs indifférents. Le rapport Gobeil 14 (Québec, 1986), issu du Groupe de travail sur la révision des fonctions et des organisations gouvernementales mandaté par le gouvernement de Robert Bourassa (Parti libéral), réclame l abolition de celui-ci, alors que deux ans plus tard la Commission Lacoste (Québec, 1988), chargée d examiner la procédure d évaluation et d examen des impacts sur l environnement, recommandera plutôt son élargissement 15. Lors de cette période de fondation, le BAPE a mené une première réflexion sur la gestion des conflits en environnement et sur la médiation environnementale comme méthode complémentaire à l audience 13 Les enquêtes et les audiences publiques sur l environnement conduites par le BAPE peuvent être considérées comme un modèle de participation publique au même titre que le modèle du «budget participatif» de Porto Alegre (Brésil), ou celui du «débat public» incarné par la CNDP en France, ou encore celui des «jurys de citoyens» en Allemagne et aux États-Unis (Blondiaux, 2008, p. 48-62). Ce modèle des enquêtes et des audiences publiques sur l environnement a pour principale caractéristique d être institutionnalisé, d avoir été utilisé depuis plus de trente ans au Québec, d avoir été codifié avec des «règles de l art» et des «principes de bonnes pratiques», d avoir été diffusé ailleurs au Canada et à l étranger et de se présenter comme une méthode de participation publique prête à l emploi. 14 Ce rapport préconise un vaste programme de désengagement de l État et propose l abolition de plusieurs organismes administratifs, dont le BAPE, la Commission de protection du territoire agricole et la Régie du logement. La plupart des recommandations formulées ne seront ni retenues ni mises en œuvre. 15 Cette commission, mise sur pied par le ministre libéral Clifford Lincoln était formée de Paul Lacoste, d André Beauchamp, de Louis Chamard, de Gérard Divay, de Pierre Lefebvre et de Bruce Walker. Au terme de ses travaux, la commission concluait à la nécessité de conserver la structure générale de la procédure québécoise d évaluation et d examen des impacts sur l environnement : «Le comité partage l avis général qui se dégage des consultations effectuées : la procédure d évaluation et d examen, telle que définie dans la Loi sur la qualité de l environnement et dans les règlements qui s y rapportent, doit être conservée ; sa structure d ensemble ne s est pas révélée paralysante et son application a été productive dans la mise au point de solutions plus environnementales pour certains projets» (Québec, 1988, p. 106). 46 TÉLESCOPE hiver 2011

La participation citoyenne publique (BAPE, 1986). C est aussi pendant cette période qu émerge la notion d acceptabilité sociale des projets, une notion récurrente qui sera mieux définie dans les périodes suivantes. En somme, comme le mentionne André Beauchamp, cette période de fondation se caractérise principalement par une première vague de remise en question de l utilité et de l existence même du BAPE : «L existence du BAPE est alors orageuse et tapageuse. L appareil gouvernemental aurait bien voulu son abolition ou sa réduction à une fonction d écoute» (Beauchamp, 2006, p. 43). Les quatre projets retenus pour cette période Le projet autoroutier Dufferin-Montmorency (les battures de Beauport) 1978 Cette première expérience fut l occasion d amorcer une réflexion sur les futures audiences publiques 16. Dans un contexte plutôt conflictuel, plusieurs participants avaient déploré le peu d accessibilité et de vulgarisation de l information. De plus, ils soutenaient que la consultation devait devenir une composante essentielle au processus de planification et qu un laps de temps plus long était requis pour examiner les projets. Dans le rapport de la commission du BAPE, un traitement particulier est accordé aux modalités de la consultation publique et aux commentaires des intervenants concernant la consultation des citoyens (Beauchamp, 2006 ; Lamontagne et autres, 1978, p. 133-136 ; Lamontagne, 2006, p. 27). L usine de traitement des résidus industriels Stablex 1981 Il s agit de l un des premiers projets à soulever la question de l articulation entre les besoins au niveau provincial et les impacts locaux sur l environnement concernant leur justification et leur acceptabilité sociale. Il était également question, d une part, de la cohérence entre une politique publique récemment adoptée et un projet et, d autre part, de la difficulté de l évaluation des impacts sociaux de l implantation d une industrie d envergure provinciale (André, Marchand et Bryant, 1994). Bien que le projet ait suscité une forte opposition, il fut autorisé et implanté dans un contexte où il semblait urgent d agir. Le programme de stabilisation des berges du lac Saint-Jean 1985 Ce projet incarne la problématique complexe de la dynamique sociospatiale en région ressource et de la grande entreprise monopolistique. Il s agit d un des premiers projets dans lequel une multinationale (Alcan) se voit contrainte de justifier ses actions et de voir sa gestion critiquée par les riverains. Il renvoie également aux limites d une liste d assujettissements a priori de projets (projets industriels) et des effets environnementaux réels (Berdoulay et Soubeyran, 1995, p. 19-22). 16 Comme le relate Lamontagne : «Lorsque j ai présidé ma première audience publique, le processus n était pas encore en place. On me confia le fameux dossier des battures de Beauport. C était un projet autoroutier de 6 ou 7 kilomètres, dont 80 % était déjà construit, mais dont 1,2 kilomètre restait à construire en plein centre du parcours. On peut s imaginer le défi que nous avions à surmonter. Le promoteur était désespéré et la population déchaînée. C est à ce moment que l on comprit qu il restait un grand bout de chemin à faire pour que le processus soit rodé et bien compris des décideurs et des citoyens» (Lamontagne, 2006, p. 27). Le Bureau d audiences publiques sur l environnement du Québec : genèse et développement d un instrument voué à la participation publique 47

Le décret d autorisation tiendra très peu compte des recommandations de la commission du BAPE. Le projet de ligne à courant continu Radisson-Nicolet-Des Cantons Ce projet d Hydro-Québec fortement médiatisé et ayant connu des rebondissements historiques (Gauvin, 1992 ; Hulbert, 1994) est une illustration des transformations majeures qui peuvent être apportées à un projet à la suite d audiences publiques et de recommandations formulées par le BAPE (Gariépy, 1997). Contrairement au projet initial du promoteur, la ligne sera construite en traversée sousfluviale, ce qui aura pour effet d accroître considérablement les coûts liés au projet. Pour qualifier les effets du débat, Gariépy parle de «ménagement par l optimisation des projets au plan environnemental et d apprentissage du maître d ouvrage» (Gariépy, 1997, p. 440). En somme, cette période est marquée par des enjeux importants qui seront déterminants pour la construction du modèle québécois d enquête et d audience publique sur l environnement. Il s agit dans un premier temps de la qualité et de l accès à l information, notamment en ce qui concerne la production de l étude d impacts sur l environnement des projets, et ensuite de la recherche dans l établissement des règles de procédure dans un climat parfois turbulent. Le modèle est testé et semble robuste, crédible et constructif. Il montre déjà des effets significatifs, notamment dans sa capacité à apporter des changements aux projets (Gariépy, 1991). Certains thèmes qui seront récurrents par la suite apparaissent déjà lors de cette première période : le rapport entre le niveau provincial (politique publique) et local (projet), le lien entre les avis (recommandations du BAPE) et la décision (décret gouvernemental), les rapports de force entre le promoteur et les autres participants aux audiences publiques et l alternative possible aux enquêtes et aux audiences publiques (médiation). À ce sujet, cette première période laisse voir de fortes tensions non seulement du côté des promoteurs, mais également des élus quant à la portée et aux exigences de l instrument et des effets qu il peut avoir sur les projets. Ainsi, dès ses premières années de mise en œuvre, le BAPE dévoile son influence. Il apparaît conséquent tant dans sa portée informationnelle que décisionnelle. On observe un réel degré d adhésion de différents acteurs, comme les citoyens, alors que pour d autres (les promoteurs et les décideurs), il apparaît comme une source de coercition et de contrainte. En d autres termes, l instrument active des systèmes d action collective et met en scène des argumentaires qui s inscrivent dans un jeu de hiérarchisation. Selon Lascoumes et Le Galès (2004, p. 33), «l instrument induit une problématisation particulière de l enjeu, dans la mesure où il hiérarchise des variables et peut aller jusqu à induire un système explicatif» voué à influencer la décision. La période de transition (1989 à 1997) La deuxième période de l histoire du BAPE (1989-1997) peut être qualifiée de phase de transition essentiellement parce qu elle se caractérise par la mise en place d une nouvelle équipe de commissaires et par plusieurs changements à 48 TÉLESCOPE hiver 2011

La participation citoyenne la direction de l institution (Beauchamp, 2006). S agissant des dispositifs de débat public, deux «innovations procédurales» marquent cette décennie, à savoir la tenue de trois enquêtes et audiences publiques portant sur des politiques, les enquêtes dites génériques déchets dangereux (1990), protection des forêts (1991), matières résiduelles (1997) et le développement de la médiation environnementale 17. Cette période se distingue également par un nouveau formalisme avec, notamment, l adoption en 1992 du Code d éthique et de déontologie des membres du BAPE régissant le comportement des commissaires et prévoyant des dispositions relatives à l indépendance et au devoir de réserve. De plus, deux facteurs contribueront à accroître significativement le nombre de projets examinés par le BAPE : l assujettissement à la procédure d évaluation et d examen des impacts sur l environnement d une nouvelle catégorie de projets les projets d établissement ou d agrandissement des lieux d enfouissement sanitaire et des dépôts de matériaux secs (1993) et l entrée en vigueur des articles du règlement relatifs aux projets industriels (1996). Enfin, cette période se démarque de la précédente par une deuxième vague de remise en question de l existence du BAPE et l intensité des réflexions sur le rôle de l institution et son avenir, dans un contexte d une volonté du gouvernement de Robert Bourassa (Parti libéral) de réviser la procédure d évaluation et d examen des impacts sur l environnement 18. À cet égard, le contenu du document L évaluation environnementale : une vision sociale (BAPE, 1995b) est révélateur 19 : il énonce les acquis à préserver (l obligation d examiner certains projets lorsque le public le demande, la transparence et l accès à l information, l indépendance et l impartialité, un processus formel mais non judiciaire) et les améliorations souhaitées (une consultation en amont des projets, un accès à une procédure courte, la mise en place de procédures complémentaires, des mesures pour faciliter le déroulement des audiences publiques), tout en établissant les balises pour améliorer le régime québécois d évaluation environnementale. Comme le mentionne Beauchamp (2006), «il est difficile de qualifier cette période, mais il me semble évident qu il y a une tension entre une conception plutôt réservée du BAPE [ ] et une conception plus rigide, plus critique à l égard du gouvernement». Selon lui, «on peut dire que la deuxième génération [de commissaires] connaissait peu la tradition du BAPE, voire la consultation publique en général, et qu elle a assuré la continuité en insistant sur le respect de la tradition» (Beauchamp, 2006, p. 43). 17 Les premières expériences formelles de médiation environnementale se développent à partir de 1991. Par la suite, le BAPE a publié un document de réflexion sur le sujet (BAPE, 1994), a organisé un colloque sur ce thème (BAPE, 1995a), puis a adopté des règles de procédures. Pour plus de détails et une évaluation critique de cette pratique de participation publique, voir Gauthier (1998). 18 Ce projet de réforme mené par le ministre libéral Pierre Paradis a conduit à l adoption par l Assemblée nationale du Québec d un projet de loi qui a été très critiqué par la majorité des acteurs et qui n est jamais entré en vigueur. 19 Ce document de réflexion a été produit par le BAPE à la suite de la vive opposition qu a suscitée le projet de réforme du ministre libéral Pierre Paradis. Dans ce document, «le BAPE expose sa vision du régime actuel d évaluation environnementale et propose des avenues pour le modifier» (BAPE, 1995b, avant-propos). Le Bureau d audiences publiques sur l environnement du Québec : genèse et développement d un instrument voué à la participation publique 49

Les quatre projets retenus pour cette période Le projet Soligaz (approvisionnement et entreposage sous-terrain de gaz naturel liquéfié à Varennes) 1991 L avis du BAPE sera négatif et très sévère à l égard de ce projet controversé et de l argumentaire du promoteur. Le BAPE déplore les faiblesses de l étude d impact, en particulier pour le choix des sites. Le recours à une contre-expertise et un prolongement des travaux de la commission seront nécessaires. Dans la foulée de la publication du rapport Brundtland (CMED, 1988), la rhétorique du développement durable sera mobilisée par le plus important groupe d opposition locale. Malgré l avis défavorable du BAPE, ce projet sera autorisé par le gouvernement. Dans ce dossier et pour ceux qui suivront, la notion de développement durable deviendra pour le BAPE un cadre de référence pour analyser les projets (Berdoulay et Soubeyran, 1995). L aménagement de la rivière Sainte-Marguerite 1993 Ce premier grand projet de production d Hydro-Québec soumis à la procédure prévoyait le détournement de deux affluents de la rivière Sainte-Marguerite située sur la Côte-Nord du Québec. Le promoteur mettra en place d importantes activités afin d obtenir l accord du milieu. Les revendications territoriales des bandes autochtones et la protection du saumon ont été au cœur des discussions et l occasion pour les opposants d acquérir une forte expertise sur ces questions. Il en ressortira un projet grandement modifié et néanmoins rentable sans détournement (Gariépy, 1997 ; Filiatrault, 2007). Un programme de suivi environnemental sera exigé. L élimination des BPC dont le ministère de l Environnement et de la Faune a la garde 1994 Ce mandat d enquête et d audience publique fait suite à l incendie d un entrepôt de BPC à Saint-Basile-le-Grand en 1988 qui a conduit à la création d une commission d enquête sur les déchets dangereux. Cette dernière identifiait l acceptabilité sociale comme premier critère dans la recherche de solution, et la stratégie gouvernementale découlant de cette commission devait reposer sur la participation publique à travers la formation de comités de vigilance. Les principaux effets du débat ont été, d une part, une évolution par rapport au traditionnel syndrome «pas dans ma cour» et, d autre part, l importance de la notion d acceptabilité sociale pour analyser les solutions régionales qui a été au centre des travaux de la commission. Le projet d usine de production de magnésium par Métallurgie Magnola inc. 1997 C est l un des tout premiers projets industriels à faire l objet d un mandat d enquête et d audience publique. Il recevra un avis défavorable du BAPE en raison des émissions polluantes prévues (dioxines et furanes), bien qu il parût souhaitable sur le plan économique. Le gouvernement ira de l avant en autorisant le projet, 50 TÉLESCOPE hiver 2011

La participation citoyenne tout en exigeant des modifications importantes 20. L une des conséquences de ce débat a été la création d une association de citoyens, la Coalition pour un Magnola propre, pour faire respecter les recommandations du BAPE et qui lancera un programme de suivi communautaire indépendant en collaboration avec des universitaires et des groupes environnementaux d envergure nationale (Gagnon et autres, 2000 ; Turcotte et Marin, 2004 ; Vachon, 1998). Bref, cette période de transition est caractérisée par le développement des dimensions substantives et procédurales de la participation publique. D un côté, on observe une diversité grandissante des types de projets faisant l objet d audiences publiques et du nombre de projets examinés. De l autre, les procédures se diversifient avec les audiences génériques et la médiation (voir encadré). L expérience et la montée de la préoccupation environnementale (développement durable, acceptabilité sociale, suivi environnemental) influencent le déroulement même des audiences publiques qui semblent plus exigeantes (prolongation, contre-expertise, modification des projets). Par ailleurs, les promoteurs et les associations environnementales ont acquis de nouvelles connaissances relativement à l expertise environnementale et aux pratiques de consultation et de participation (Gariépy, 1989 et 1991 ; Simard, 2003). Une nouvelle génération de commissaires, des ressources financières et humaines bonifiées et une formalisation des pratiques professionnelles laissent voir un second niveau de structuration des activités du BAPE. Néanmoins, la tension persiste entre deux modèles, l un plus gestionnaire d aide à la décision et l autre plus politique de démocratie participative (Fourniau, 2003 ; Gauthier, 2006a et 2006b) bien que le second parvienne à poursuivre son déploiement. 20 Contrairement à la formule habituelle, le rapport d analyse environnementale ne fut achevé qu après le décret du gouvernement. Le Bureau d audiences publiques sur l environnement du Québec : genèse et développement d un instrument voué à la participation publique 51

Définition des termes médiation et facilitation La médiation Le BAPE (2006, p. 5) définit la médiation comme étant «un processus de règlement des conflits faisant appel à une négociation qui cherche à rapprocher les parties. Ce processus peut s avérer avantageux lorsque la justification d un projet n est pas fondamentalement remise en question et que les différends paraissent pouvoir être réglés de façon satisfaisante par la conciliation des points de vue respectifs du promoteur et des requérants. La médiation est encadrée par les Règles de procédures relatives au déroulement des médiations en environnement adoptées par le BAPE. Le rôle du médiateur est d aider les participants à circonscrire leurs points de divergence et de convergence, de susciter des échanges d information objective, d aider à trouver des pistes de solution et de faciliter la communication et la négociation entre les parties. Il a en outre le devoir de s assurer que les solutions proposées préservent la qualité de l environnement et ne vont pas à l encontre des droits des tiers. Enfin, le médiateur est assujetti au Code d éthique et de déontologie des membres du Bureau d audiences publiques sur l environnement. Le processus repose sur la participation volontaire des parties et le médiateur peut, à tout moment, mettre fin à la médiation s il constate qu une entente entre les parties est improbable. À la fin de la médiation, qu il y ait entente ou non, le médiateur fait état dans son rapport du déroulement de celle-ci.» La facilitation Le BAPE (2010a, p. 15) définit la facilitation comme étant «une démarche qui consiste à consacrer une période particulière de discussion, au cours de la première partie d une audience publique, entre les participants, le promoteur et les personnes-ressources, afin d échanger sur des pistes de bonification et de solution». Selon le BAPE (2009d, p. 3), elle «se veut un outil de participation à l audience publique. Elle permet une implication active des participants. L objectif poursuivi par cette démarche ne vise pas à solutionner à tout prix des divergences d opinions quant au bien-fondé du projet à l étude, mais tend à trouver des pistes de compromis ou de solutions pour des enjeux particuliers de façon à favoriser une insertion harmonieuse du projet dans son milieu». Sources : BAPE, 2006, 2009d, 2010a. On ne manquera pas de noter les effets propres et indépendants liés à la nature de l instrument d action publique. Les audiences publiques «colonisent» d autres sujets (types de projets), développent leur portée (audiences génériques et médiation), mutent ou prennent différentes formes dérivées directement de l expérience de mise en œuvre (apprentissages, expertises 21 ). Une autonomie relative s observe par l institutionnalisation de l instrument. En fait, l instrument devient une institution 21 En ce sens, on assistera, au cours de cette période, à la mise sur pied du Bureau de consultation de Montréal, directement inspiré de l expérience du BAPE et dirigé par Luc Ouimet, ancien commissaire permanent du BAPE. Créé en 1988 par l administration du Rassemblement des citoyens de Montréal du maire Jean Doré, ce bureau sera aboli en 1994 par l administration du maire Pierre Bourque. Pour plus de détails sur le cadre du débat public à Montréal et son évolution, voir Gauthier (2008). 52 TÉLESCOPE hiver 2011

La participation citoyenne au sens fort du terme. Enfin, la tension qui persiste entre les deux modèles de conception des audiences publiques illustre parfaitement ce que Lascoumes et Le Galès (2004, p. 15) appellent «les effets politiques des instruments et les relations de pouvoirs qu ils organisent». Ils vont ainsi privilégier certaines ressources, valoriser des expertises spécifiques et structurer les stratégies des acteurs. La période d expansion (1998 à 2005) La période suivante, celle de l expansion (1998-2005), se définit à la fois par un accroissement considérable de ses mandats et par l affirmation d une philosophie de gestion axée sur la performance et la satisfaction des usagers 22. Selon le BAPE, «le nombre annuel de mandats d information et de consultation publiques est passé d une moyenne de 15 dans les années 1980 à 18 dans les années 1990 puis à 25 en 2001-2002. Le nombre moyen annuel de mandats d enquête, d audience publique et de médiation a également augmenté : de 3 dans les années 1980, il est passé à 7 dans les années 1990 pour atteindre 12 en 2001-2002» (BAPE, 2002, p. 9). En outre, le BAPE a produit 14 rapports au cours de l année 2001-2002 et cette tendance se maintient depuis. Plusieurs facteurs sont avancés pour expliquer cette hausse des activités du BAPE, soit le plus grand nombre de projets assujettis à la procédure, l extension des mandats et le contexte économique favorable au développement de projets. En effet, deux nouveaux mandats d enquête générique la consultation publique sur la gestion de l eau au Québec (1998-2000) et la consultation publique sur le développement durable de la production porcine au Québec (2002-2003) ont été confiés au BAPE par le ministre, ainsi que plusieurs autres mandats en vertu de nouveaux champs d intervention. On peut également formuler l hypothèse d une plus grande sensibilité de la population aux questions d environnement et de développement durable qui aurait eu pour conséquence d accroître le nombre de requêtes d audiences publiques. Par ailleurs, dans le sillage de l adoption d une série d initiatives gouvernementales visant à moderniser l administration publique 23, le BAPE a entrepris au tournant des années 2000 l élaboration d un plan stratégique axé sur la qualité des services aux citoyens. Dans ce contexte, il a adopté et diffusé, en 2001, sa Déclaration de services aux citoyens qui comprend des engagements en matière de respect des citoyens, d accessibilité à l information, de clarté des messages, 22 Selon André Beauchamp (2006, p. 44), durant cette période d expansion, on assiste non seulement à l accroissement du nombre de mandants, mais également au développement d une approche plus gestionnaire : «Les mandats d audience sont très nombreux (au moment où j écris le présent texte, huit audiences sont en cours). Le BAPE en tenait trois ou quatre par année en 1985. Les rapports ont tendance à être simplifiés, à devenir plus concis et plus orientés vers la prise de décision. L équipe d analystes a été entièrement renouvelée et le personnel du Bureau est très nombreux (environ 80 postes comparativement à 15-18 en 1985).» 23 La Loi sur l administration publique sanctionnée en mai 2000 a eu pour effet d instaurer «un nouveau cadre de gestion de l Administration gouvernementale qui est axé sur l atteinte de résultats, sur le respect du principe de transparence et sur une imputabilité accrue de l Administration devant l Assemblée nationale» (Loi sur l administration publique, 2000, c. 8, notes explicatives). Le Bureau d audiences publiques sur l environnement du Québec : genèse et développement d un instrument voué à la participation publique 53

de soutien aux participants, d accueil et de renseignements et de traitement des plaintes. Cela donne lieu à diverses expérimentations mobilisant les nouvelles technologies de l information, dont l utilisation d Internet et la diffusion en ligne des séances d audience publique. Cette démarche s accompagne d activités (sondages et groupes de discussion) visant à évaluer le taux de satisfaction des citoyens à l égard de ses services. Le BAPE adopte en 2005 son premier Plan stratégique (2005-2008) dans lequel il identifie notamment deux objectifs : favoriser le recours à la médiation environnementale et réduire le délai de traitement des projets. Les quatre projets retenus pour cette période Le projet de ligne à 735 kv Saint-Césaire Hertel et poste de la Montérégie 2000 À la suite de la tempête de verglas de 1998, le gouvernement de Lucien Bouchard (Parti Québécois) autorise Hydro-Québec à construire la ligne Hertel Des Cantons en la soustrayant de la procédure d évaluation et d examen des impacts sur l environnement 24. Une coalition a contesté en cour cette décision et a obtenu gain de cause, entraînant par le fait même la tenue d une enquête et d audiences publiques sur le tronçon encore à construire de la ligne (Saint-Césaire Hertel). L avis du BAPE est défavorable, la ligne n étant pas considérée comme indispensable pour le bouclage du réseau. Encore une fois, le BAPE estime que l acceptabilité sociale constitue l enjeu principal du projet et il interpelle Hydro- Québec afin qu elle trouve des solutions acceptables, notamment à propos de la justification du projet et de ses impacts sur le paysage (Gariépy, 2006). Le projet de modernisation de la rue Notre-Dame à Montréal par le ministère des Transports du Québec 2002 Ce projet du ministère des Transports vise à parachever l autoroute Ville- Marie dans l Est de Montréal. Compte tenu de l historique conflictuel qui remonte aux années 1970, le promoteur intègre dans sa planification des préoccupations exprimées lors de démarches participatives ayant eu lieu en amont des audiences publiques. Il propose ainsi un projet bonifié et acceptable aux yeux des acteurs concernés (autoroute encaissée). Ce projet fût néanmoins fortement contesté, et une polarisation du débat eu lieu entre deux options : l autoroute encaissée et le boulevard urbain. Le BAPE, dans un avis défavorable, conclura ses recommandations en invitant la Ville de Montréal et le ministère des Transports à poursuivre la négociation pour chercher un compromis entre l option d une autoroute encaissée et celle d un boulevard urbain. Le décret autorisant à certaines conditions le projet exigera également la tenue d une consultation publique sur l intégration urbaine du projet (Desjardins, 2008, p. 292-295 ; Desjardins et Gariépy 2005 ; Gauthier, 2005 ; Sénécal et Harou, 2005). 24 L article 31.6 de la Loi sur la qualité de l environnement permet de soustraire de la procédure d évaluation et d examen des impacts sur l environnement un projet dont la réalisation s impose afin de réparer ou de prévenir des dommages causés par une catastrophe réelle ou appréhendée. 54 TÉLESCOPE hiver 2011

La participation citoyenne Le projet de centrale à cycle combiné du Suroît à Beauharnois par Hydro-Québec 2003 Dans un contexte d ouverture du marché de l énergie et de pénurie annoncée à court terme, ce projet de production de 800 MW via l introduction de cette filière au Québec suscite une opposition environnementale jamais observée depuis les années 1970. Le BAPE ne peut y souscrire que conditionnellement au respect des engagements du Québec à l endroit du Protocole de Kyoto. Le gouvernement libéral de Jean Charest qui, dans un premier temps, autorise le projet devra reculer et demandera à la Régie de l énergie un avis qui se résume à la formule suivante : souhaitable, mais non indispensable. La porte de sortie du gouvernement prendra la forme du lancement de la filière éolienne (Desjardins et Gariépy, 2005 ; Simard, Dupuis et Bernier, 2004). Ce projet et le recul du gouvernement Charest deviendront un point de référence pour les défenseurs de l environnement pour les années à venir. Les répercussions d un échange de terrains sur la biodiversité et l intégrité écologique du parc national du Mont-Orford 2005 Ce projet qui poursuivait l objectif de sauver un centre de ski alpin, activité économique importante de la région, a obtenu une forte participation et a montré une communauté divisée. Le BAPE conclut que le projet porterait atteinte à l intégrité écologique du parc et recommande la formation par le ministère de l Environnement, du Développement durable et des Parcs, d un comité régional d harmonisation regroupant des représentants des différents points de vue. Le gouvernement de Jean Charest ira néanmoins de l avant tout en tergiversant sur les modalités de réalisation du projet et de privatisation partielle du parc. L opposition persistera toutefois et le gouvernement fera marche arrière en réintégrant, en 2010, les 459 hectares exclus du parc national du Mont-Orford 25. La période d expansion se caractérise par une augmentation importante du nombre de projets, une poursuite significative de l expérience des audiences génériques et le développement de l approche gestionnaire de la participation publique. Cette dernière gagne du terrain. Le parti pris pour la médiation va dans ce sens (voir l encadré). Le vent de modernisation et de quête d efficience souffle sur l administration publique québécoise et s exprime à travers le souci de satisfaire le public. Le recours croisant aux technologies s inscrit aussi dans cette perspective tout en ouvrant de nouvelles possibilités d accès à l information. Par ailleurs, l acceptabilité sociale apparaît toujours comme le principal enjeu, et à travers l opposition aux grands projets on dénote une forte critique à l égard des politiques néolibérales du gouvernement Charest. Certains projets sont particulièrement contestés et font l objet d une couverture médiatique sans précédent, alors que l opposition sociale et écologiste atteint des sommets. Le BAPE se montre hostile à plusieurs projets majeurs alors que le gouvernement décide malgré tout d aller de l avant, quand il ne tente tout simplement pas de contourner l institution. 25 La Loi concernant le parc national du Mont-Orford (projet de loi 90) a été adoptée le 25 mai 2010. Le Bureau d audiences publiques sur l environnement du Québec : genèse et développement d un instrument voué à la participation publique 55

L instrument d action publique que constitue la procédure de consultation du BAPE atteint un nouveau degré de rayonnement grâce à la montée en importance de la notion de développement durable et à l expansion des mouvements sociaux, dont le mouvement écologiste (Guay et autres, 2005). Nous pouvons émettre l hypothèse que le BAPE a directement contribué au Québec à ces phénomènes. Il n en demeure pas moins que la tension entre les deux modèles est toujours vive alors que les apprentissages de certains acteurs tendent à déplacer l action, compte tenu de ses effets et de l incertitude qu elle implique, vers d autres types d instruments conventionnels et incitatifs (programmes, ententes, protocoles) plus prévisibles et plus axés sur la négociation de gré à gré entre certains acteurs. En ce sens, l instrument est révélateur du changement de l action publique, de la multiplication des instruments et de leur superposition 26. La période de consolidation, de diversification et de remise en question (2006 à 2010) Il n est pas aisé de qualifier cette dernière période qui est toujours en cours, mais ce qui semble la distinguer de la période précédente, c est l émergence d une nouvelle vague de remise en question de l utilité et de l existence du BAPE, de même qu une polarisation des débats entre partisans/opposants ou gouvernement/société civile. Certes, il s agit d abord d une période de consolidation, au sens où elle s inscrit dans la continuité de la précédente quant à la croissance du nombre de mandats et à la philosophie de gestion. L objectif de «bonne gestion» se poursuit avec le lancement d une étude sur la qualité de la prestation des services et la satisfaction des usagers à l égard des consultations publiques. De plus, le BAPE est l auteur du Plan d action de développement durable (2008-2013), le premier plan du genre dans toute la fonction publique québécoise (Loi sur le développement durable 2006 27 ). Il apparaît comme une référence en la matière et souhaite intégrer davantage la notion de développement durable dans l ensemble de ses activités. L adoption de son Plan stratégique 2008-2013 vise toujours à mettre l accent sur une gestion optimale de ses ressources. Dans le même ordre d idées, le BAPE entend procéder à l actualisation de son Code d éthique et de déontologie. 26 Comme le précisent Lascoumes et Le Galès (2004, p. 26), «pour les élites gouvernementales, le débat sur les instruments peut être un utile masque de fumée pour dissimuler des objectifs moins avouables, pour dépolitiser des questions fondamentalement politiques, pour créer un consensus minimum de réforme en s appuyant sur l apparente neutralité d instruments présentés comme moderne, dont les effets propres se font sentir dans la durée». 27 La Loi sur le développement durable, adoptée en 2006 à la suite du Sommet de la Terre de Johannesburg (2002), propose un cadre de gestion de l Administration et prévoit le principe de la participation et de l engagement : «la participation et l engagement des citoyens et des groupes qui les représentent sont nécessaires pour définir une vision concertée du développement et assurer sa durabilité sur les plans environnemental, social et économique». Toutefois, l application de ces principes reste à définir, car comme le mentionne Baril (2006, p. 78) : «La Loi accorde peu d importance aux droits procéduraux d information et de participation du public, droits pourtant reconnus internationalement comme pouvant contribuer au droit de l homme à l environnement.» 56 TÉLESCOPE hiver 2011

La participation citoyenne Il est en outre possible de parler de diversification, dans la mesure où un nouveau type de mandat a été introduit. Celui-ci consiste à assister les MRC dans l organisation et l animation de leur consultation sur la filière éolienne de leur territoire. Selon les objectifs de son Plan stratégique 2008-2013, le BAPE doit adapter ses processus à divers types de mandats, une adaptation qui nécessite une réévaluation de ses façons de faire. Ainsi, la direction du BAPE explore actuellement de nouveaux moyens pour accroître le rôle de la médiation et de la facilitation (voir encadré) dans le cadre de ses activités (BAPE, 2009b et 2010a). Par ailleurs, la pratique québécoise en matière d audiences génériques portant sur un programme, un plan, une politique ou plus généralement sur une filière ou une problématique, qui compte une demi-douzaine d expériences (Gauthier, Simard et Waaub, 2011), continue d être ponctuelle et ne se systématise pas. De même, malgré les nombreuses requêtes formulées en ce sens, la pratique de l évaluation environnementale stratégique demeure embryonnaire et expérimentale 28. Enfin, cette période se distingue de la précédente à la lumière des constats que l on peut tirer des derniers grands projets à avoir fait l objet d enquêtes et d audiences publiques. On note une nouvelle vague de remise en question de l utilité et de l existence même du BAPE par les promoteurs et les milieux d affaires, mais aussi par des groupes environnementaux (Cardin et autres, 2009). L origine de cette nouvelle vague de contestation de l utilité de la participation publique concorde avec la publication en 2005, par un groupe de personnalités dont l expremier ministre du Québec Lucien Bouchard (Parti Québécois), d un manifeste intitulé Pour un Québec lucide (Bouchard et autres, 2005) qui prétend notamment que la systématisation des conflits et des oppositions confinent le Québec à l immobilisme. Les auteurs en appelaient à mettre fin à l intolérance et à la méfiance qui caractérisent une partie de la population à l endroit du développement économique et des grands projets. En réponse à ce manifeste, Pour un Québec solidaire (Aktouf et autres, 2005) proposait une autre vision du Québec, qui se veut plus humaniste, soucieuse de l environnement, du bien commun et des droits collectifs. Un an plus tard, la Fédération des chambres de commerce du Québec relançait le débat avec Pour sortir le Québec de l immobilisme et raviver le dynamisme de l activité économique 29. La Fédération y dénonçait entre autres la trop grande influence de certains organismes publics, dont le BAPE, outrepassant parfois leurs mandats au détriment du développement économique. Plus récemment, une coalition de groupes environnementaux et d universitaires ont publié Pour un Québec durable (Mayrand et autres, 2007), qui suggère que l opposition des citoyens aux grands projets s explique par un écart grandissant entre leurs aspirations et un modèle de 28 Le gouvernement du Québec a en effet amorcé la réalisation d un programme d évaluations environnementales stratégiques afin d encadrer la conduite future des activités d exploration et d exploitation d hydrocarbures en milieu marin (le bassin de l estuaire maritime et du nord-ouest du golfe du Saint-Laurent). Voir, www.ees.gouv.qc.ca/ 29 Fédération des chambres de commerce du Québec, 2006, Pour sortir le Québec de l immobilisme et raviver le dynamisme de l activité économique. Voir également Fédération des chambres de commerce du Québec, 2008, Pour un Québec gagnant, http://fccq.ca/pdf/publications/2009/vision_economique_fr.pdf Le Bureau d audiences publiques sur l environnement du Québec : genèse et développement d un instrument voué à la participation publique 57

développement économique qui ne tient toujours pas compte des dimensions sociale et environnementale. Cette vague de contestation fait écho à plusieurs égards au débat sur l avenir du modèle québécois de développement qui accorde un rôle majeur à la participation publique 30. Les quatre projets retenus pour cette période Le projet d implantation du terminal méthanier Rabaska et des infrastructures connexes 2007 Ce projet majeur, qui a enregistré une participation record (699 mémoires) pour un examen d enquête et d audience publique conjoint (fédéral-provincial), s inscrit dans la Stratégie énergétique du gouvernement (2006) qui adhère à une diversification du «portefeuille» énergétique et qui mise sur l exportation. Favorable au projet, le BAPE met en évidence ses retombées économiques et considère comme recevable l évaluation des risques, lesquels paraissent acceptables. Quant à son insertion dans le territoire, elle porterait atteinte au paysage dans un secteur à forte valeur patrimoniale et historique. Le projet a fait l objet d un recours en justice par les citoyens au chapitre de la conformité de celui-ci au zonage de la ville de Lévis, recours qui témoigne d un problème majeur d acceptabilité sociale. Certains opposants au projet ont qualifié le rapport du BAPE de complaisant (Cardin et autres, 2009 ; Sénéchal, 2011). Le gouvernement autorisera néanmoins le projet, mais sa réalisation paraît incertaine compte tenu de l état du marché. Le projet d aménagement d un complexe hydroélectrique sur la rivière Romaine 2009 Ce projet se situe dans le cadre de la stratégie d exportation du gouvernement et résulte d une vaste consultation menée en amont des audiences publiques ayant notamment donné lieu à une étude d impact produite en collaboration avec les communautés. Il est l un des dix plus importants projets de l histoire d Hydro- Québec et il a fait l objet d une négociation qui a conduit à plusieurs ententes totalisant près de 250 millions de dollars avant la tenue du débat public. Alors qu il a obtenu un appui à l échelle locale dans cette région éloignée (Côte Nord) 30 Comme le mentionnent Hamel et Jouve (2006), la participation publique est au cœur du modèle québécois de développement. Celui-ci est étroitement associé à la construction de l État québécois et s est bâti depuis la Révolution tranquille autour de trois idées : l intervention de l État, le nationalisme québécois et la concertation par l intermédiaire de divers dispositifs de participation publique (Bourque, 2000 ; Lévesque, Bourque et Vaillancourt, 1999 ; Rigaud et autres, 2010). Toutefois, Hamel et Jouve (2006, p. 15) distinguent au moins deux versions du modèle. Alors que dans la première version, «le modèle québécois est d inspiration très clairement keynésienne, interventionniste, bureaucratique et centralisée» et équivaut à une certaine «étatisation de la société», dans sa deuxième version, le modèle québécois résulte plutôt d une remise en question à partir des années 1970 de ce modèle étatique par la reconnaissance d une pluralité d acteurs sociaux et de la participation publique, ce qui se présente davantage comme «une sociétisation de l État». Toujours selon Jouve et Hamel (2006, p. 17) : «À l heure actuelle, les critiques à l endroit du modèle québécois émanent de deux registres idéologiques : (1) un registre néolibéral qui oppose les tenants de la radicalité dans le processus de changement aux tenants de la transformation plus lente ; (2) un registre que l on peut qualifier de progressiste qui entend revenir aux acquis du modèle québécois dans sa seconde version des années 1970.» 58 TÉLESCOPE hiver 2011