Sommaire. Point historique... 1. Technique pianistique et représentation intérieure de la musique... 15. Entretien avec Stephen Paulello...



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Sommaire Point historique... 1 Technique pianistique et représentation intérieure de la musique... 15 Quelques conseils pour travailler Jeux d eau... 19 Entretien avec Stephen Paulello... 43 Quelques interprétations... 51 Comment jouer... Guide pratique Édité par Symétrie 30 rue Jean-Baptiste Say 69001 LYON tél. : +33 (0)4 78 29 52 14 fax : +33 (0)4 78 30 01 11 www.symetrie.com contact@symetrie.com En collaboration avec La Lettre du Musicien 14 rue Violet 75015 PARIS tél. : +33 (0)1 56 77 04 00 fax : +33 (0)1 56 77 04 09 www.la-lettre-du-musicien.com info@la-lettre-du-musicien.com Responsable de la publication Jean-Christophe Michel Dépôt légal mars 2012 Impression Symétrie Crédit photo Couverture bibliothèque du conservatoire de Genève page 43 Stephen Paulello droits réservés page 27 Alicia Sorel page 30 Bettina Sorel Prix du numéro 15 euros n o 8 ISSN 1969-8011 ISBN 978-2-36485-016-3 Mise en page, gravure des exemples Symétrie

Point historique Récemment, un écrivain français, par le moyen d un remarquable et poétique petit livre, a suscité un renouveau d intérêt dans le grand public non seulement pour l œuvre, mais aussi pour la personne même de Maurice Ravel et l homme énigmatique et raffiné qu il fut. Évoquons ici ce Ravel de Jean Echenoz, biographie romancée qui décrit les dernières années du compositeur, les circonstances inattendues qui présidèrent à la composition de son Boléro, son goût pour l élégance vestimentaire, sa fin tragique ou encore ses relations tumultueuses avec son interprète Marguerite Long1. Certes, au fil des lignes, l ouvrage dévoile chez ce compositeur ce qu on pourrait appeler une certaine forme de méticulosité du moins dans la conduite de sa vie terrestre. Ne nous y trompons pas, il s agit plus certainement de l incomparable raffinement d un grand génie, qui se reflète au premier chef dans sa musique. Redécouvrir Ravel sera toujours d actualité, qu il s agisse de l œuvre ou de l homme, car ce musicien demeure par certains aspects insaisissable. Qui se cache de l autre côté du miroir? Ravel dit un jour à propos des foules enthousiastes qui l acclamaient : «Ce n est pas moi qu ils veulent voir, c est Maurice Ravel». Vraiment? Mais alors, dans ce cas, si Ravel n est pas Ravel, qui est donc ce «moi», ce petit monsieur réservé, si menu qu il en était presque effacé et dont Igor Stravinski allait jusqu à brocarder la «méticulosité d horloger suisse2»? Est-il ce dandy un peu froid et mondain entouré d amis, ou bien ce jeune homme bouleversé qui sanglote à grosses larmes en écoutant le Prélude de Tristan? Pourtant, Ravel nous livre bien des accents passionnés et même sensuels dans sa musique, comme en témoignent Gaspard de la nuit ou les concertos sans parler de la force éminemment virile de son célèbre Boléro qui suscitera l enthousiasme dans le monde entier. Contentons-nous donc de penser qu on ne peut pas cerner une telle âme, pas plus qu on ne peut cerner le mystère d une vie, et souvenons-nous de cette remarque de Paul Valéry : «Il n y a pas d image certaine de Monsieur Teste». Le père de Maurice Ravel, Pierre-Joseph Ravel (1832-1908), était ingénieur. Il naquit helvète, à Versoix, petit village du canton de Genève. Un passionné au demeurant ce Joseph Ravel, travailleur acharné comme le sera plus tard son fils. Après avoir inventé une machine à fabriquer des sacs en papier, puis une mitrailleuse, voilà qu il s enthousiasme pour la propulsion des futures «auto-mobiles». Hélas, Joseph imaginait des engins sans doute bien trop alambiqués (au sens propre), puisqu il s inspirait des machines à vapeur, alors que, dix ans auparavant, un certain Étienne Lenoir avait déjà eu la fulgurance du moteur à explosion. En somme, Joseph n eut qu un temps de retard. Mais un temps suffit pour perdre le tempo du siècle! D autres origines de la famille Ravel prennent leurs racines en Haute-Savoie, à Collonges, où le grand-père de Maurice Ravel était boulanger, avant de s installer à Versoix. Ces racines et l accent propre à chaque région de France expliquent sans doute les nombreuses transformations dont eut à pâtir le nom de Ravel, tout d abord orthographié Ravex, Ravet ou Ravez. 1. Jean Echenoz, Ravel, Paris : éditions de Minuit, 2006. 2. Marcel Marnat, Maurice Ravel, Paris : Libraire Arthème Fayard, 1986. Sauf mention contraire, toutes les citations de ce point historique sont tirées de cet ouvrage. Comment jouer... n o 8 1

Technique pianistique et représentation intérieure de la musique Pour devenir un bon pianiste, il ne suffit pas de posséder de bons muscles des doigts ni d avoir un cerveau de mathématicien ou un «tempérament d artiste». Une sensibilité exacerbée pas plus que des nerfs d acier ne font un virtuose. Une intuition naturelle de la technique ne suffit pas plus, même si beaucoup de grands pianistes en sont dotés. Il faut, à n en pas douter, un peu et même beaucoup de toutes ces qualités à la fois. Cependant, tout cela est inutile si l on ne possède pas une qualité essentielle : être d abord et avant tout «musicien», c est-à-dire savoir sentir la musique en soi. Par conséquent, toutes les méthodes qui se présentent comme une panacée et dont Charles Baudelaire moquait les représentants en les appelant des «professeurs de piano-orthopédistes-jurés» ne sauraient se révéler plus utiles à celui qui vise une carrière de musicien que les régimes à base d ananas ou de feuilles de pissenlit à celui qui voudrait maigrir. Alfred Brendel, que j aime à citer souvent, a écrit un jour qu il existerait un très vieux manuscrit conservé par des moines dans une ancienne abbaye cistercienne expliquant que l on peut apprendre à jouer du piano en commençant très tard, avec très peu d efforts et en y consacrant très peu de temps... Hélas, ce manuscrit serait, dit-on, plus ou moins perdu ou, en tout cas, les moines le garderaient soigneusement caché dans un endroit secret. Bref, on ne peut malheureusement y avoir accès... Quel dommage tout de même! Brendel indique en substance qu il n existe pas de moyen facile pour faire des choses difficiles. Admettons donc ce principe : il n y a ni du côté de la magie ni du côté des muscles supinateurs et pronateurs de solution miracle pour apprendre à jouer sans un immense effort mental l «Ondine» du Gaspard de la nuit de Ravel, le Deuxième Concerto de Chopin ou une étude de Liszt. Une première constatation extrêmement simple et fondamentale s impose : Johann Sebastian Bach était un incomparable virtuose de l orgue, Mozart fut aussi un prodige du piano, Franz Liszt et Frédéric Chopin ont aussi ébloui le monde par leurs exécutions, leur sensibilité, leur bravoure et leur dextérité. Quant à Rachmaninov, il fut l un des plus grands pianistes de son siècle, comme en témoignent encore aujourd hui au disque ses interprétations saisissantes de ses deuxième et troisième concertos. Il existe donc un lien indissociable entre les facultés du compositeur, doué d une «oreille» exceptionnelle, et le fait d être un grand virtuose. Certes, certains grands interprètes ne furent pas nécessairement de grands compositeurs et tous les grands compositeurs ne possédaient pas une grande «technique». Ce fut sans doute le cas pour Ravel. Il aura beau s éreinter «à tenter d acquérir la virtuosité requise, passer des heures à se briser les doigts sur des études de Liszt et de Chopin pour tenter de jouer son Concerto en sol, il lui faudra bien admettre que cette fois sa musique est au-delà de ses moyens, et se contenter de la diriger, abandonnant le piano à Marguerite Long1.» Quoi qu il en soit, on peut affirmer que c est dans la représentation de la musique par l esprit comme le dit d ailleurs Liszt2, que se trouvent les germes d une grande technique, et 1. Voir Jean Echenoz, Ravel,Paris : Minuit, 2006, p. 94. 2. Voir Bertrand Ott, Liszt et la pédagogie du piano : essai sur l art du clavier selon Liszt, Paris : C.P.E.A., 2005. Comment jouer... n o 8 15

Quelques conseils pour travailler Jeux d eau Dieu fluvial riant de l eau qui le chatouille. Henri de Régnier Travailler les Jeux d eau de Ravel, voilà un projet bien attrayant! Quelle œuvre pour piano de ce grand maître est-elle plus célèbre, malgré des dimensions modestes si on la compare à l ampleur de recueils tels que Gaspard de la nuit ou Le Tombeau de Couperin? Certes, d autres œuvres peuvent être considérées comme moins difficiles. Par exemple, la Sonatine, que Ravel joua pour la première fois en même temps que Jeux d eau devant ses amis les Apaches1, est d une technique que l on pourrait dire plus simple. En outre, elle révèle tout autant que Jeux d eau la particularité du langage harmonique de Ravel. Cependant, du fait même de sa plus grande limpidité technique, le commentaire que nous aurions pu en livrer ici aurait risqué de verser dans une froide et sèche analyse des harmonies. Jeux d eau semblait donc plus propice à une réflexion pratique et technique sur les grands principes du piano et l art d étudier. Émile Vuillermoz écrivit à propos des Jeux d eau : La musique de Chopin ou de Liszt constitue, pour un pianiste, un entraînement méthodique et bienfaisant : celle de Ravel ne craint pas de contrarier volontairement et parfois même cruellement les réflexes de nos doigts. On ne peut pas dire qu elle est gauche, car rien n est gauche dans ce métier éblouissant, mais elle ne daigne pas tenir compte des lois de la nature [...]. Certains traits de Ravel, et parmi les plus ravissants, faussent pendant quelques heures le mécanisme de la main. Les virtuoses qui introduisent des œuvres de Ravel dans leurs récitals en ont fait souvent l expérience2. Jeux d eau est donc indubitablement une pièce que l on peut considérer comme virtuose. Pour cette raison même, son étude est riche, intéressante et peut élargir notre réflexion à travers les problèmes techniques qu elle soulève. Si certains lecteurs la jugent un peu trop difficile, j ose espérer qu ils pourront néanmoins tirer profit des quelques réflexions plus générales qui accompagnent l étude de chaque passage. Quoi qu il en soit, nous serons bien accompagnés, car au fil de ces lignes nous recueillerons les conseils de deux grands pianistes éminemment ravéliens : Marguerite Long (à laquelle Ravel dédia son Concerto en sol) et Vlado Perlemuter qui travailla avec Ravel luimême la plupart de ses œuvres. Comme l écrit Hélène Jourdan-Morhange : «Pendant six mois, plusieurs fois par semaine, Vlado Perlemuter prit le train pour Montfort-l Amaury pour rejoindre Ravel. Le maître disait tout ce qu il fallait faire, mais surtout ce qu il ne fallait pas faire3.» 1. C est ainsi que se nommait le groupe d amis de Ravel comprenant Léon-Paul Fargue, Ricardo Viñes, Paul Sordes, Michel Dimitri Calvocoressi et Maurice Delage. 2. Maurice Ravel : par quelques-uns de ses familiers, Paris : éditions du Tambourinaire, 1939. 3. Helène Jourdan-Morhange & Vlado Perlemuter, Ravel d après Ravel, Lausanne : Cervin, 1953. Comment jouer... n o 8 19

Les doigts ramenés et repliés en direction du pouce. Enfin, votre oreille ne doit pas avoir peur des «modernités» exposées ici. Ravel enchaîne en effet à la main droite les quintes successives, ce qui est théoriquement interdit si l on se réfère au Traité d harmonie de Théodore Dubois (mais il est vrai, Ravel n a-t-il pas rencontré quelque difficulté avec le prix de Rome dont Dubois est un parfait représentant?). Que diable, ne craignons plus les quintes et les octaves parallèles dans la musique du xx e siècle! Mesure 28 : a tempo, mains croisées... Lorsqu on demandait à Arthur Rubinstein les raisons de son succès, il répondait sans hésiter : «L immense travail qui m a permis de parvenir à faire chanter le piano.» Cependant, le piano chante beaucoup moins facilement dans les aigus que dans les graves. Dans ce passage en mains croisées, il faut donc se donner beaucoup de mal pour faire sonner la partie mélodique à la main gauche qui, passant par-dessus la main droite, est très aiguë et risque fort d être étouffée par les graves. & & # œ # œ œ œ œ œ œ œ œ œ œ œ œ œ œ œ π œ. 2 A tempo # œ. N œ. œ œ œ. œ. œ. œ œ # œ # œ œ œ œ œ œ œ n n œ œ. # œ. œ. œ. n œ. œ œ œ œ œ œ œ N œ. # œ.. ## œ Exemple 11. Maurice Ravel, Jeux d eau, mesures 29-30. Mettez bien le poids sur la partie supérieure de la main gauche qui porte à la fois des points et une liaison. Soyez sensible aux quintes parallèles, assez acides et proscrites dans l harmonie «traditionnelle». 30 Comment jouer... n o 8

Entretien avec Stephen Paulello Vous êtes actuellement l un des concepteurs de piano dont les innovations marquent le plus le domaine de la facture. Les pianos «Stephen Paulello» de concert témoignent d innovations déterminantes en matière de cordes, de table d harmonie, de cadre, de mécanique, de clavier. De nombreux pianistes ravéliens ont joué sur vos pianos et en ont fait l éloge pour ce répertoire. Citons notam ment Georges Pludermacher qui a enregistré l intégrale des œuvres pour piano de Claude Debussy, l intégrale des œuvres pour piano de Maurice Ravel et joué sur votre piano le Concerto pour la main gauche lors d un concert à la salle Pleyel. Un autre grand interprète, Aldo Ciccolini, est venu chez vous pour jouer votre piano et, enthousiasmé, a affirmé : «C est un piano exceptionnel!», tout en interprétant le Clair de lune de Debussy. En outre, vous êtes vous-même pianiste concertiste et avez notamment enregistré avec Gérard-Marie Fallour l essentiel des œuvres pour deux pianos et quatre mains de Maurice Ravel. Pouvez-vous nous dire en quoi la musique de Ravel fait plus précisément appel à la subtilité de l instrument? Le piano a pris d emblée une place essentielle dans la production de Maurice Ravel. Depuis La Jeunesse d Hercule, composée en 1887 dans le cadre des cours d Henry Ghys, jusqu au Concerto en sol, il n a cessé d écrire pour le piano et au piano. Il conseilla par exemple à Manuel Rosenthal, qui était compositeur et violoniste, d apprendre le piano pour mieux orchestrer. L orchestre de Ravel est légendaire par la multitude de ses couleurs, par la variété de ses timbres, mais le goût savoureusement épicé des septièmes et secondes majeures caractéristiques de l harmonie ravélienne est particulièrement mis en valeur par le piano. Ce dernier a l avantage d être rapide et polymorphe, pouvant passer d une glissante fluidité aux staccatos les plus rocailleux. Que penser des géniales transpositions du piano à l orchestre du Tombeau de Couperin où la fugue et la toccata furent bienheureusement mises de côté, de Barque sur l océan si typiquement pianistique qui perd sa cohérence et entre en concurrence à son désavantage avec La Mer de Debussy ou Alborada del gracioso dont les saccades frénétiques sont émoussées par l inertie de l orchestre? En quoi, selon vous, le traitement du piano de Ravel est-il différent de celui de Debussy? Cette différence a été brillamment décrite par d éminents musiciens ou critiques musicaux comme Roland- Manuel, Calvocoressi, Casella, Cortot et bien d autres encore. Cependant, je rejoins entièrement Vladimir Jankélévitch lorsqu il dit : «En réalité Debussy est ravélien comme Ravel est debussyste.» On s est évertué à trouver des différences entre ces deux compositeurs, mais peu de remarques sont faites sur ce qui les unit. Pensons au Martin-pêcheur des Histoires naturelles qui préfigure Brouillards et Feuilles mortes, aux Jeux d eau influençant les Estampes ou aux brumes de la Vallée des cloches. Rendons-nous compte de l influence qu a pu avoir Ravel sur l écriture de son aîné. D une manière générale, l invention pianistique est plus vaste chez Ravel que chez Debussy, tout au moins avant les Études. Les tours de force du premier prennent leur source chez Liszt alors que le deuxième est plus proche de Chopin. Le piano de Ravel ressemble à son visage, dessiné au burin et à la pointe sèche, avec ses arêtes, ses reliefs et ses saillies. La finesse de ses traits et l impassibilité de son regard sont le reflet d une musique où le raffinement de la sensualité est tel qu il pourrait être pris pour de la froideur. Ravel est à l Art déco ce que Debussy est à l Art nouveau. Quand l un va droit au but, l autre «lambine bien davantage». Au passage, rendons justice à la créativité de Ravel. Celui-ci avait vingt-six ans lorsqu il termina Jeux d eau, Debussy en avait alors trente-neuf. Pierre Lalo écrivit un article en hommage à Debussy pour ses Estampes parues en 1903. Le 5 février 1906, Ravel écrivait à Lalo : «Vous vous étendez longuement sur une écriture pianistique assez spéciale dont vous attribuez l invention à Debussy. Or, les Jeux d eau ont paru au commencement de 1902, alors qu il n existait de Debussy que les trois pièces Pour le piano, œuvres pour lesquelles je n ai pas besoin de vous dire mon admiration passionnée, mais qui, au point de vue purement pianistique n apportaient rien de neuf. J espère que vous voudrez bien excuser cette Comment jouer... n o 8 43

Quelques interprétations 1 Georges Pludermacher, Maurice Ravel, Complete Piano Works, 2 disques compacts, Transart productions TR143, 2003, enregistré en public sur piano Paulello Pourquoi ne pas le dire simplement : voici, de mon point de vue, la plus belle de toutes les versions des Jeux d eau disponibles actuellement. Il va de soi que d autres versions, historiques ou actuelles, doivent être retenues et savent aussi nous émerveiller : qui songerait à contester la beauté et la grandeur des versions de Samson François, d Yvonne Lefébure, de la grande Martha Argerich, ou d autres pianistes plus actuels comme Anne Queffélec, Alexandre Tharaud et Jean-Efflam Bavouzet? Bien entendu, nous en proposerons dans les lignes qui suivent un compte-rendu d écoute. Mais il y a ici, indubitablement, un supplément d excellence. Qu il me soit permis, en préambule, de faire part de mon expérience personnelle : à la discothèque centrale de Radio-France, j ai eu le loisir d écouter maintes versions historiques (précédemment citées) ou d autres plus actuelles et non moins remarquables. Or, il m est apparu immédiatement à l écoute que la version de Georges Pludermacher, jouée sur un piano Paulello, atteint à un supplément d âme et de qualité. J ai été émerveillé en écoutant ces Jeux d eau. Certes, l interprétation elle-même est un chefd œuvre de fluidité et de poésie, de charme typiquement ravélien (sans pour autant ôter à la précision et au respect de la partition). Mais il y a plus encore : elle bénéficie de cet instrument extraordinaire qu utilise l interprète, ce piano Paulello dont la sonorité s avère, sous les doigts de Georges Pludermacher, littéralement miraculeuse de beauté et de précision. Je ne peux résister à citer ici un article du Nouvel Observateur signé Jacques Drillon et intitulé «Pludermacher et son piano Paulello». Jacques Drillon s exclame en exergue : «On n a jamais entendu un Ravel aussi beau. Le piano qu a utilisé Georges Pludermacher n y est pas pour rien...» Il note ensuite : L intégrale Ravel que publie Georges Pludermacher est de loin la plus belle de toutes, Samson François y compris. La force, la poésie, la douceur, l ironie, la sensualité, le brio technique, tout y est porté à son point le plus haut [...] Une telle beauté de son, une telle noblesse! [...] Mais qu est-ce, ce piano qui répond si bien? Capable de tant de couleurs? Dont les notes répètent à une vitesse hallucinante? Qui tient le son si longtemps? Qui est si divers, si puissant, si orchestral? Un Steinway? Non, un Stephen Paulello dit la pochette. Connais pas... Quelques jours plus tard, Pludermacher jouait à Pleyel le Concerto pour la main gauche du même Ravel, sur ce même piano. Fantastiques l un et l autre. Saluant, le pianiste s est permis une caresse sur la joue de l instrument, comme on flatte l encolure d un cheval qui a tout donné. «Ravel, explique-t-il, est le compositeur que je porte en moi depuis le plus longtemps. Je le joue avec en tête la sonorité des instruments de l orchestre. Et ce piano obéissait, il répondait. Il est plus docile qu aucun des instruments que je connais.» Est-il besoin d ajouter quoi que ce soit à ces propos de Jacques Drillon? Stephen Paulello nous a fait l honneur d un entretien dans ce numéro de Comment jouer. J en suis honoré et je l en remercie. Remarquable pianiste lui-même et facteur de pianos doué d une oreille 1. Je remercie Marc Maret et Isabelle Trote qui m ont permis avec beaucoup d amabilité et de diligence de consulter les enregistrements des Jeux d eau de Ravel à la discothèque centrale de Radio-France. Comment jouer... n o 8 51