«...Nous avons l idée du monde, mais nous n avons pas la capacité d en montrer un exemple.» Le sublime appelle la beauté et l excellence. Le dictionnaire propose comme équivalent à «sublime» : «une beauté admirable.» Cette idée de «la beauté admirable» engage depuis l antiquité la réflexion des philosophes et des artistes. Platon créa une hiérarchie de la beauté, il la classa selon le principe de l expression parfaite. La beauté transcendante, l idée de perfection et d absolu décidaient des ordres classés de la beauté. Dans 1863, naissance de la peinture moderne Gaëtan Picon décrit comment le «salon des refusés» présenta des œuvres impressionnistes qui remettaient en cause la notion de perfection dans la peinture. Les artistes s éloignaient, alors, des critères académiques d excellence de la représentation. Cette rupture s exprime aussi dans «Les fleurs du mal» de Charles Baudelaire. Il décrit, dans le poème «une charogne», la charge poétique de la décomposition du corps d un animal sur une route. La beauté admirable glissait vers d autres critères. Les dadaistes voulurent s opposer après la première guerre mondiale au goût normatif du «beau» de la classe possédante qui se conduisait par ailleurs de manière passablement barbare dans les rapports sociaux et humains. Cette rupture avec le bon goût et la plasticité maîtrisée de l objet d art, se trouve formalisée par le geste d appropriation de Duchamp avec le ready-made présenté à l Armory show à New-York. En 1948 Barnett Newman dans son texte «Le sublime est maintenant» situe l art américain dans un contexte dégagé du poids de l histoire et de la tradition. Il décrit l artiste Européen comme «toujours moralement déchiré entre sa conception du beau et son aspiration au sublime». Newman pense que les impressionnistes et plus tard les cubistes n ont jamais cessé de repositionner les effets de la beauté, selon lui ils transféraient les critères d appréciation du beau vers d autres territoires. Il décrit dans son texte un art européen incapable d atteindre au sublime à cause de son désir d exister dans un monde objectif. Il oppose à cela la 137
volonté de construire dans la pure plasticité pour y accéder. Newman se place dans une perspective d un art américain hors des traditions de l histoire et de la beauté. Les œuvres élaborées par les sentiments de l artiste sont sublimes parce qu intemporelles et fortes du rayonnement de leur présence. Il dissocie alors, la beauté et le sublime. Le sublime implique une émanence spirituelle qui surpasse la beauté. Comment accéder à l expression du sublime? De «Beau comme une machine à coudre sur une table de dissection», à «La peinture est un œil, un œil aveuglé, qui voit ce qui l aveugle.» Pour Bram Van Velde qui cite Karl André : «Je monte sur une montagne parce qu elle est là, je fais de l art parce qu il n est pas là.» Jean-Pierre Bertrand pense que l invisible n existe pas, mais bien au contraire que tout est de l ordre du visible, et qu il faut simplement savoir extraire ce visible du quotidien. À la fin des années 80, Beuys, Kounellis, et Cucchi restituèrent le contenu de leurs échanges sur l art dans un livre qui portait le titre Bâtissons une cathédrale. La cathédrale gothique qui fut la forme monumentale de la représentation du Christ, servit de toile de fond métaphorique et sublime à la présentation des propos de ces artistes. La force de la métaphore n épargna pas Colin Powell lors du discours de déclaration de guerre à l Iraq. À la demande des autorités américaines la tapisserie «Guernica» de Picasso fut recouverte à l ONU. Il était impossible pour l administration américaine de supporter ce cinglant raccourci entre le temps de l annonce de l entrée en guerre et celui de la représentation sublimée de l horreur engendrée par la sauvagerie d un bombardement sur des populations civiles. Le sublime résulte-t-il d une alchimie qui extrairait de l invisible la forme, et du gaz, le solide? Une alchimie qui aurait inversé «la sublimation» au sens chimique qui désigne le passage d un corps solide à l état de gaz sans être passé par l état de liquide? Yves Michaux décrit dans un essai, nommé «l art à l état gazeux», une situation de l art d aujourd hui, dans laquelle il dit observer un phénomène d abandon des médiums traditionnels tels que la peinture, ou la sculpture au profit d une dématiéralisation dotée d un sens différent du rapport à l espace du réel et au temps. La sublimation décrite par Michaux et appliquée à l art implique selon lui dans son inversion des étapes et des transformations la fin pour notre époque du sublime. Dans «Qu est-ce que le post-modernisme» Jean-François Lyotard parle ainsi du sublime : 138
«...Nous avons l idée du monde...» «...Nous avons l Idée du monde (la totalité de ce qui est), mais nous n avons pas la capacité d en montrer un exemple. Nous avons l idée du simple (le non-décomposable), mais nous ne pouvons pas l illustrer par un objet sensible qui serait un cas. Nous pouvons concevoir l absolument grand, l absolument puissant, mais toute présentation d un objet destinée à «faire voir» cette grandeur ou cette puissance absolues nous apparaît comme douloureusement insuffisante...» Pour ma part la pratique de l art me confronte à une lecture historique du sublime. L empilement de mes séries de travaux fonctionne comme une trame. Les séries déclinent et stratifient mon propos, elles fonctionnent comme des étapes ouvertes et liées les unes aux autres. Je n y vois pas la recherche du sublime, ou de la beauté admirable, pas plus que de l excellence. J y vois des formulations successives dans le dessin, l espace, la sculpture, la photographie, du geste, du regard, de l idée. Un fatras farfelu naît de l observation et de la restitution des divers aspects du monde et de la perception du temps. L insuffisance à «faire voir» le simple appartient sans aucun doute à mon fatras farfelu. Pose-t-elle par là dans mon travail la question du sublime? De toute évidence je ne peux pas apporter dans mes productions une réponse singulière à ma vision du monde et pourtant cela implique-t-il le sublime? Je ne le pense pas. Artiste, Professeur à l École supérieure des beaux-arts de Cornouaille 139
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