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CINÉMATHÈQUE DE NICE de Marcel Carné 1945-2015 JEUDI 30 AVRIL 20h15 VENDREDI 1 ER MAI 16h00 7 0 e A NNIV E R S A I R E DE LA SORTIE DU FILM CLASSÉ AU PATRIMOINE MONDIAL PAR L UNESCO

MARCEL CARNÉ TOURNE À NICE LES ENFANTS DU PARADIS Le grand succès des Visiteurs du soir de Marcel Carné va en en amener un autre puisqu il ne constituait en effet que le premier des trois films signés par Carné pour André Paulvé qui passait d ailleurs le plus clair de son temps à la Victorine où Marcel L Herbier tournait encore pour lui La Vie de Bohême. Le cinéaste revient donc s installer à Nice au Négresco et les discussions reprennent avec Jacques Prévert afin de trouver un sujet de film pour lequel le producteur était prêt à mettre beaucoup d argent. Aussi cherchent-ils plutôt dans le genre fresque que dans le domaine intimiste. Un peu par hasard c est Jean-Louis Barrault rencontré en janvier 1943 qui lance l idée en leur contant autour d un verre sur la Promenade des Anglais un épisode authentique de la vie de Jean-Gaspard Debureau, le maître de mime dont l art envoûtait Barrault. Aussitôt Carné est emballé par l époque 1827/1828 et l idée de faire revivre le boulevard du crime. Aussi remonte-t-il à Paris consulter les estampes du musée Carnavalet. Il est enthousiasmé par les reproductions du Boulevard du Temple, du théâtre des Funambules, des maisons avoisinantes et même des silhouettes de tous les petits métiers de Paris. Prévert de son côté imagine de multiples personnages. Le scénario prend même tellement d ampleur que la durée du film s annonce vite très supérieure à la moyenne. Qu à cela ne tienne : André Paulvé décide de faire deux longs-métrages au lieu d un! De fait, la première époque intitulée Le Boulevard du crime fait revivre le boulevard du Temple à Paris à la fin de la Restauration, deux ans à peine avant la Révolution de juillet 1830. Dans ce haut lieu du spectacle se presse une foule venue applaudir le comédien Frédérick Lemaître et le mime Debureau qui n a d yeux que pour la belle Garance en outre convoitée par le bandit Lacenaire. On retrouve les protagonistes six ans plus tard dans la seconde époque L Homme blanc. Marié à la douce Nathalie qui n a pas réussi à lui faire oublier Garance, devenue la comtesse de Montray, Debureau rivalise avec Frédérick Lemaître. Par jalousie, Lacenaire assassine l époux de

Garance tandis que Nathalie se consume d amour. Au cours d un carnaval, Garance et Debureau s avouent enfin leur passion réciproque. Si Les Visiteurs du soir avaient été une production 100% française tournée dans ce qu on s entêtait à nommer la France Libre du maréchal Pétain, Les Enfants du Paradis seront cette fois une co-production franco-italienne dans une ville occupée par l armée de Mussolini. En fait les accords cinématographiques précédent les diktats guerriers et poursuivent les nombreuses co-productions franco-italiennes déjà développées pendant les années de paix. Dès le début de l année 1942, les italiens voulaient faire prendre à Cinecittà une participation financière dans l industrie cinématographique française, et obtiennent du gouvernement de Vichy d entrer dans la nouvelle CIMEX (Société Cinématographique Méditerranéenne d Exploitation) qui prend alors la direction des studios de la Victorine : 60% du capital sont constitués par Cinecittà et 40% par la maison de production française Discina présidée par André Paulvé déjà principal actionnaire de la société dissoute pour créer la CIMEX. Le passage se fait donc en douceur et la CIMEX en profite pour annexer aussitôt les studios de Saint Laurent du Var, la Victorine dirigeant ainsi dès cette date l ensemble de toute la production niçoise ce qui restera le cas jusqu à nos jours. Ainsi, lorsque les armées italiennes viennent occuper Nice en novembre 1942, Les Visiteurs du soir sont déjà tournés et les financiers italiens bien implantés dans l industrie cinématographique de la Côte d Azur qui compte alors 400 personnes (ouvriers et employés). L Occupation italienne ne change donc rien au travail dans les studios mais accroît considérablement le manque de nourriture d une ville qui dépendait avant la guerre pour 80% de son approvisionnement en viande et légumes des autres régions de France et se trouve donc réduite à ne même plus trouver de rutabagas avec les tickets de rationnement. Mais Carné, pendant ce temps, compose une affiche prestigieuse : Arletty, Jean-Louis Barrault, Claude Brasseur et des milliers de figurants.

De son côté Alexandre Trauner, toujours dans la clandestinité, conçoit un des plus gigantesques décors jamais réalisé pour un film français, plus important encore que celui de La Kermesse héroïque de Jaques Feyder, film pour lequel Carné avait été assistant metteur en scène en 1935. Georges Wakhevitch n étant pas cette fois disponible, Lucien Barsacq et Raymond Gabutti dirigent effectivement les travaux aux studios. Voici la description donnée par une revue de l époque (Ciné-Miroir) : «Le Boulevard du Crime fut construit en plein air, aux studios de la Victorine. 35 tonnes d échafaudages apportées (non sans mal, en raison de l époque troublée et des restrictions) de Paris fournirent l ossature de plus de cinquante façades de théâtres et de maisons dont le revêtement ne nécessita pas moins de 350 tonnes de plâtre sur 3000 mètres carrés de «canisse». Pour équiper 300 fenêtres, on trouva avec les difficultés qu on imagine, 500 mètres carrés de vitres. La profondeur du décor, supérieure à 160 mètres, est augmentée par une maquette complétant admirablement cet ensemble impressionnant dans lequel évoluèrent plus de 1500 figurants. Précédant la construction sur un terrain qui avait une pente de 4%, le déblaiement de 800 mètres cubes de terre occupa plusieurs équipes de terrassiers. Deux spécialistes, charpentiers de la capitale, mirent en place les échafaudages. Ce fut l affaire de quarante jours seulement. Quinze menuisiers travaillèrent d arrache-pied pendant quatre-vingt-dix jours ; cinquante machinistes et un nombre égal de staffeurs, pendant soixante jours ; vingt plâtriers, pendant quarante-cinq jours. On évalue à 67500 heures de travail l ensemble de la main-d œuvre. Le pavage du boulevard et des ruelles adjacentes certaines construites sur une grande profondeur, de manière à permettre l exécution des travellings latéraux y fut exécuté à l aide de plaques moulées sur une superficie d environ 2000 mètres carrés. La mise en place de ces plaques demanda huit jours de cylindrage Enfin, plu-

sieurs dizaines d arbres, avec leurs racines, furent transplantés dans le terrain, rendant au boulevard l aspect qui fut le sien vers 1827. Quand ce fut terminé, quatre peintres en lettres prirent possession du décor pour y tracer, dans le style de l époque, des inscriptions qui nous remplissent aujourd'hui d étonnement et de mélancolie. Ainsi les figurants, participant aux prises de vues sur le boulevard sillonné de calèches conduites par des cochers en livrée, purent-ils facilement se croire revenus au bon vieux temps, et cela d autant plus facilement que, soigneux des moindres détails, Carné avait fait installer, au coin des rues, des marchands de pommes de terre frites ou d oublies parfaitement comestibles». L édification du seul décor du Boulevard reviendra à 5 millions de francs, près d un dixième du coût total du film. De son côté M. Fornari remarque : «Commencé en grandeur réelle, le boulevard finissait bien sûr en maquette réduite : mais comme il fallait que le décor soit parcouru par des «passants», Carné avait imaginé d utiliser dans la partie maquette des enfants en habits d adultes (ne manquaient même pas les fausses barbes!) : de loin, leur petite taille cadrait très bien avec les nécessités de la perspective et avec les dimensions réduites de la maquette!». Paradoxalement, il sera assez facile de se procurer les draperies nécessaires aux costumes. Quant aux robes portées par Arletty, elles sont réalisées par la maison Lanvin, stylisées, peu ornées, mais d un goût parfait et coupées dans de très riches tissus. Malheureusement le tournage commencé le 17 août 1943 à la Victorine est aussitôt bousculé par l annonce du débarquement américain en Sicile. En effet, Vichy s affole et exige par télégramme aux cinéastes de stopper les prises de vues pour regagner immédiatement Paris avec tout le matériel. En même temps le successeur de Mussolini, Pietro Badoglio, signe l Armistice avec les Alliés. Les Italiens évacuent donc Nice en septembre qui passe aussitôt

sous contrôle allemand. Les autorités découvrent alors de lointaines origines juives à Paulvé qui se voit interdire de produire. Tout s effondre et la presse s émeut à Paris de cet arrêt du film. Notamment le mardi 5 octobre 1943, Roger Régent, dans Le Temps, pousse un cri d alerte sous le titre «il faut terminer le film Les Enfants du Paradis» en concluant : «il serait assez mélancolique de penser que l on peut librement tourner en France une confortable cargaison de gaudrioles et que les auteurs des Visiteurs du soir, de Quai des Brumes, ou de Jenny soient contraints à se croiser les bras ou, s ils veulent s exprimer dans un langage qu ils ont illustré, à l exil». Peut-être grâce à cette levée de bouclier et à Carné qui se démène comme un diable, Pathé décide de reprendre le film dont le tournage recommence à Paris le 9 novembre aux studios de Joinville et Francoeur pour les décors intérieurs qui y avaient de toutes manières été édifiés. Mais l acteur Robert Le Vigan, impliqué dans la Collaboration active avec l ennemi, a pris peur et fuit en Allemagne. Pierre Renoir le remplace, retournant les scènes déjà enregistrées. Lorsque Carné obtient enfin l autorisation de poursuivre le tournage à la Victorine le 15 février 1944, il retrouve le décor du Boulevard gravement endommagé par un ouragan. Le coût de la réparation des dégâts est considérable et le prix de revient des Enfants du Paradis atteint bientôt la somme sans précédent de 58 millions de francs. Le couvre-feu, comme les restrictions notamment sur la distribution électrique sont en outre drastiques et Carné doit en particulier renoncer à d importantes scènes de nuit pendant lesquelles l ensemble du décor du Boulevard aurait dû être filmé entièrement illuminé. Heureusement le metteur en scène ne manque jamais d idées. Ainsi une fois les 2000 figurants et enfants installés pour le plan final du carnaval, Carné constate que c est tout à fait insuffisant et qu apparaissent d étranges zones vides. En fait, il faudrait beaucoup plus de monde! Le cinéaste fait alors disposer toutes les panières de costumes disponibles en fond de décor pour créer artificiellement certains obsta-

cles qui, par leur présence invisible à l écran puisque leur hauteur n atteint pas un mètre, obligent les figurants à demeurer séparés au lieu de s agglutiner en laissant de vastes espaces déserts. Le tournage s achève enfin en mai 1944 à Nice et Carné rejoint Paris quelques jours à peine avant le débarquement en Normandie qui commence le 6 juin. Restaient encore des raccords à tourner dans des portions de décor à Paris puis toutes les opérations de montage. Mais à partir de là Carné n est plus du tout pressé d achever le film, avouant plaisamment dans ses souvenirs : «sitôt que j appris la nouvelle du débarquement, je n eus plus qu un désir : faire traîner le plus longtemps possible les travaux de finition du film afin qu il soit présenté comme le premier de la paix enfin retrouvée». Malgré tout, le film est définitivement terminé six mois après en janvier 1945 et la première a lieu au Palais de Chaillot le 9 mars. Le film en deux époques tiendra ensuite l affiche pendant vingt semaines : succès extraordinaire et presse enthousiaste. Avec sa dimension à la fois romanesque, picturale et théâtrale, le film entre directement dans la légende au Panthéon de l Histoire du cinéma. Un détail : Arletty n assiste pas à la Première à Chaillot car elle est à cette date assignée au village de la Houssaye. Maîtresse dès 1941 d un colonel de la Luftwaffe, elle est en effet restée avec lui pendant toute l Occupation. Aussi a-t-elle été arrêtée à l automne 1944, emprisonnée à Drancy puis placée en résidence surveillée pendant 18 mois. Les épreuves d Arletty soulignent évidemment les ambiguïtés politiques des Enfants du Paradis dont le personnage de Garance avait fort évidemment été inspiré à Jacques Prévert par la propre vie de l actrice : Garance et Arletty sont toutes deux d origine populaire, connaissent la gloire par le spectacle, posent pour des peintres célèbres (Garance parle d Ingres, Arletty fut modèle de Braque, Matisse, Van Dongen), elles ont beaucoup d amants, de l audace et leur franc parler. Arletty reconnaît elle-même à l historien américain du cinéma Edward

Baron Turk : «la chanson que Prévert a écrit pour Garance est un peu moi en effet la femme qui se fout de tout, qui rit quand elle a envie de rire, qui ne se laisse pas diriger par les pensées des autres». Aussi la dernière réplique d Arletty/Garance à la fin de la première époque, ne peut que prendre un curieux double sens en 1945 : «Auriez-vous l amabilité de faire savoir à cette personne que je suis la victime d une erreur judiciaire». Dès lors le portrait qu en brossent Carné-Prévert ne manque pas de faire problème : depuis des décennies les commentateurs anglophones voient dans cette demimondaine la peinture de la Française émancipée. Pourtant manœuvre-t-elle vraiment les hommes qui l admirent? Est-elle de taille à incarner l image parfaite de l amour et de la liberté? L amour fou surréaliste est en tous cas hors champ, dans ce film où le statut sexuel des uns et des autres est loin d être affirmé : Lacenaire est-il homosexuel? Comment Baptiste vit-il son idéalisme et les compromissions du quotidien? Garance représentet-elle comme certains n ont pas hésité à le dire la France d avant-guerre réduite par le Comte à vivre dans une cage dorée comme tout le pays pendant l Occupation? Mais il faudrait pour ce faire que le Comte puisse incarner l Allemagne Or il est difficile de le voir comme tel. De toutes manières, les chercheurs ne sont pas d accord entre eux sur la relation entre le contenu des Enfants du Paradis et l actualité de l époque. Certainement les intentions des responsables Carné, Prévert, Paulvé sont bonnes : ils ont cherché à soutenir le cinéma français en réconfortant le public par un bon film et le critique-historien communiste Georges Sadoul peut écrire en 1956 : «Les Enfants du Paradis représentaient en 1943-44 un acte de foi prodigieux, une cathédrale élevée à la gloire de l art français à l heure la plus terrible de ce qui semblait alors être une nouvelle guerre de cent ans». Mais il s agit d un hymne désengagé, apolitique, rassurant en somme, puisque montrant que, même vaincue, la France conserve

son extraordinaire valeur artistique. Cela ne saurait gêner l Allemagne de l époque qui favorise théâtre et cinéma pendant toute l Occupation : les recettes du théâtre français sont trois fois supérieures en 1943 à ce qu elles étaient en 1938 et le nombre de tickets de cinéma vendus en 1942 est de 50 % supérieur à celui d avant-guerre! Tout cela sous l œil entendu de l occupant. C est que, dans la Nouvelle Europe germanisée que voulait établir Hitler, la France devait se voir réserver le rôle de la production des loisirs culturels. Un film comme Les Enfants du Paradis aurait pu tout à fait convenir mais l Histoire en décida autrement en en faisant au contraire le symbole de l irréductible génie français triomphant de l Allemagne vaincue! René Prédal Texte initialement paru dans la revue de la Cinémathèque, Ciné Nice n 10, hiver 2005.

REVUE DE PRESSE Georges Sadoul Les Lettres françaises, 17 mars 1945 Le chef d'oeuvre de Marcel Camé, Le chef-d'oeuvre de Jacques Préver. Ils sont l'un et l autre en pleine possession de leurs moyens. Ils ont pu faire un film qui dure plus de trois heures et peindre ainsi les caractères et les situations avec une complexité généralement réservée aux seuls romanciers. Ils ont ainsi pu se réaliser pleinement et peut-être ne dépasseront-ils jamais ce point de perfection. Paris au temps du romantisme. Le boulevard du Crime ou, si l'on préfère le boulevard Saint-Martin. Les héros de cette époque : Frédérick Lemaitre, le «Talma des Boulevards» ; Debureau, le mime qui fut Pierrot comme Chaplin et Charlot ; Lacenaire, assassin littéraire, incarnation de la fatalité ; l'imaginaire Garance, échappée, comme le comte de Montray, son amant, de Splendeur et misère des courtisanes. Enfin le décor quasi mythologique de la vie romantique : le tapis-franc, la descente de la Courtille, l hôtel particulier et l'hôtel meublé, le bain turc, les Funambules, l'auberge des Adrets, tout un décor grouillant qui participe à la convention cinématographique des Misérables, des Mystères de Paris ou du Père Goriot mais qui est autre chose que la blanche et froide construction qui sert de fond aux Visiteurs du soir. Le centre du drame est le grand amour malheureux de Garance et de Debureau, Les personnages sont vivants, prenants, possédés, mais leurs aventures restent plus passionnantes que passionnées. On ne voit pas jaillir ces flammes éperdues ou sensuelles qui traversent des oeuvres aussi diverses que Ceux de la zone, La Bête humaine ou Peter Ibbetson. Les thèmes importent d'ailleurs plus que l intrigue. De la ville et du théâtre, des personnages créés et des personnages réels, du théâtre et de la pantomime. Du cinéma muet et du cinéma parlant. Du théâtre et du cinéma, des acteurs et des hommes, en un mot de l art et de la vie. Ces thèmes, ces problèmes, ces rapports ne sont pas étudiés dans l'abstrait, mais dans l'action. Ils sont une

trame partout présente, mais que tous les yeux n'aperçoivent pas. Leur présence est pourtant ce qui donne à l'oeuvre un souffle et une puissance de respiration qui ont été rarement atteints au cinéma. Ce film est l'un des plus importants qui aient été faits dans le monde depuis dix ans. L historien le considérera comme une date. Tout l'art de Camé est dans la mesure de l équilibre. Sa technique est si parfaite qu'on l oublie. Sur de sa maîtrise, il attaque des épisodes qui pourraient frôler l outrance ou le mauvais goût. Un enfant costumé en hussard dont la présence peut empêcher son père d'abandonner son foyer, l inventeur du personnage de Pierrot, submergé comme le héros de la Foule par la marée hilare de ses semblables, voilà des sujets dangereux, On imagine ce qu'en aurait fait l'abel Gance de la meilleure époque. Carné, par sa mesure, en a fait de l'art, du très grand art. Le finale des Enfants du Paradis est comme celle du Jour se lève, un morceau d'anthologie. (...) La marque de ce film est donc peut-être qu'on y crée la vie par l art, el non l art par la vie. Les trois coups et le lever de rideau qui l ouvrent nous avertissent que nous pénétrons dans le domaine du costume et du fard. Si les personnages descendent dans leur loge, les cinq marches qui séparent la scène de la salle, ils ne cessent pas pour autant d'être des artistes. Leur intelligence, qui nous éblouit, est peut-être ce qui nous empêche de sentir jamais la tiédeur de la présence humaine. Marcel Herrand, qui joue Lacenaire, et Louis Salou, qui est le comte de Montray, son antithèse, sont froids et vibrants comme des fleurets démouchetés. Marie Casares est tendre et passionnée, larmoyanle et lassante comme son personnage, qui est une sorte de mante religieuse dont on se demande si le geste signifie prière ou mort. L'aveugle mendiant de Modot vaut le Schumaker de la Règle du jeu ou l'amant de l'âge d'or.

Michel Braspart Réforme, 7 avril 1945 (...) Le cinéma, le dernier art, rend au mimes le premier art, l hommage que toute innovation doit à ce qui la précède, du plus loin au plus proche. Déjà Jean-Louis Barrault s'était fait l'apôtre du mime, à l'atelier autrefois, puis, plus récemment, dans un ballet du Malade Imaginaire. Les mimes japonais, les masques d'aristophane, la Commedia del Arte, la parade et le guignol, Molière, Charlot, c'est une tradition ininterrompue et impérissable dans laquelle à leur place prennent date Les Enfants du Paradis. La lenteur des Enfants du Paradis, c'est la lenteur des Visiteurs du soir, sans l'exaspérante passivité d'alain Cuny. Il y a une prosodie, une métrique du cinéma, comme il y a une métrique latine. La poésie de cinéma est faite de brèves et de longues, de blanches et de noires. Le rythme des Enfants du Paradis proteste contre le rythme américain valable en soi, mais qui n'est pas le seul rythme possible de cinéma, II est bon que nos redoutables amis américains aient trouvé, au moment où les bonheurs de la guerre vont les rendre aux libertés de la paix, cette exemplaire leçon française, anti-hollywoodienne s'il en est, ce long film, (...) par où affluent tous les vestiges, tous les emblèmes, tous les sacerdoces d'une poésie maudite, toute l âpre mélancolie du Paris de Balzac et d'eugène Sue, tous les accessoires du vieux mélodrame de Dumas, avec, en arrière-plan, les coulisses et les loges rouge et or des théâtres, et les bouges.

Jacques Siclier Le Monde, 4 janvier 1974 Cest une histoire d'amour. Un jour de 1827 ou 1828 sur le boulevard du Temple. Un homme, un acteur encore inconnu, Frederick Lemaitre, aborde, dans la foule, une jolie femme. Elle s appelle Garance. C'est le nom d'une fleur, une fleur rouge. Frederick ne sait pas qu'il vient de renccontrer son destin. Cest une histoire d amour. Garance est aimée d'une curieuse manière, par un curieux homme que l'on nomme Lacenaire, écrivain public, receleur et bandit toujours flanqué d'un grand voyou blond. Et qui sait, déjà, lui, quel est son destin. Cest une histoire d'amour. Sur le Boulevard, devant le Théâtre des Funambules, un garçon muet, au visage enfariné, rêve à la lune assis sur un tonneau : Baptiste Debureau, fils indigne (selon son père) d'un mime de talent. Garance, en passant, le réveille et lui donne une fleur rouge comme son nom. Il n'en faut pas plus pour décider de toute une vie. Au Paradis (dernier balcon) des théâtres, les gens du peuple (le vrai public) faisaient alors le succès ou l'échec des drames, des mélodrames et des pantomimes qu'on jouait tout au long du Boulevard du Crime. Et Les Enfants du Paradis, c'est un film de Jacques Prévert et Marcel Carné, tourné il y a trente ans, qui fait revivre, spectacle dans le spectacle, le théâtre populaire à l époque romantique avec des scènes de mimes où Jean-Louis Barrault est prodigieux, avec l Auberge des Adrets, un mélo, et l'othello de Shakespeare, où Pierre Brasseur est avec génie, un monstre sacré. Les Enfants du Paradis, c'est une fresque historique traversée de souvenirs de littératures populaires : Eugène Sue et Paul Féval. Mais les personnages empruntés à l histoire y vivent des aventures de fiction et des passions étemelles sur les pas de la seule femme mythique du cinéma français : Garance-Arletty.

À force de voir et de revoir ce film, de lire et de relire ce texte sur lesquels tout a été dit et écrit, on s'aperçoit que cette femme-là, Garance c'est-à-dire Arletty, est la clé de l oeuvre, que la fresque se crée autour d'elle, à partir d'elle. L'autre rôle féminin Nathalie, amoureuse puis épouse obstinée de Baptiste n'existe guère, et Maria Casarès, en attendant Bresson et les Dames du bois de Boulogne, n'y était pas à son avantage, Alors, Garance... On le sait bien qu'arletty est une très grande comédienne, qu'elle a de la classe, une beauté qui n'est pas commune. Cela n'explique pas tout. Mais la magie du cinéma tient à ces rencontres inexplicables. Garance surgit, lourde d'un passé assez imprécis, femme libre n'a jamais été humiliée, pour entraîner sur ses pas Frederick Lemaitre, Baptiste, Lacenaire et ce quatrième homme, le comte de Montray, dandy qui n'appartient pas, lui, au monde du spectacle, et qu'elle rend simplement malheureux alors qu'elle a rendu les trois autres célèbres. Lorsque, après six ans, elle revient à Paris, elle accomplit ce qui doit être accompli, Frederick connaît les affres de la jalousie et peut enfin jouer Othello. Lacenaire assassine le comte dans un bain turc et attend le bourreau. Et Baptiste connaît pour une nuit d'amour qu'il avait autrefois refusée, perdu qu'il était dans son rêve. Garance disparaît dans la marée des masques de carnaval qui envahit le Boulevard du Crime. Et la marée emporte. Vers quoi? Vers qui? Cette femme fatale qui est aussi la femme d'une seule passion et qui a eu le temps de jeter à l'ennuyeuse Nathalie ce cri qu'arletty rend sublime: Même la nuit, toutes les nuits que je passais auprès d'un autre, j'étais avec lui.

GÉNÉRIQUE Réalisation... Marcel Carné Scénario et dialogues... Jacques Prévert Assistants réalisateur... Pierre Blondy... Bruno Tireux Prise de vues... Roger Hubert... Marc Fossard Prise de son... Robert Teisseire Décors... Alexandre Trauner... Léon Barsacq... Raymond Gabutti Costumes... Antoine Mayo Musique... Joseph Kosma... Maurice Thiriet Garance... Arletty Baptiste Deburau... Jean-Louis Barrault Frédérick Lemaître... Pierre Brasseur Lacenaire... Marcel Herrand Nathalie... Maria Casarès Jéricho... Pierre Renoir Célestin... Robert Dhéry Texte et conception : Cinémathèque de Nice, avril 2015 - Extraits de critiques : Tous Droits Réservés - Photos : Collection Fondation Jérôme Seydoux-Pathé 1945 PATHE PRODUCTION - Reproduction interdite