PhilCor2004L,ES,S 26/08/03 18:04 Page 33 La conscience 1 FRANCE MÉTROPOLITAINE JUIN 2003 SÉRIE S S U J E T Prendre conscience de soi est-ce devenir étranger à soi? C O R R I G É Éléments d analyse NOTIONS EN JEU La conscience; l inconscient; autrui; l existence et le temps; la liberté. REMARQUES ET DIFFICULTÉS m Il faut bien faire attention à ne pas confondre la conscience de soi avec la connaissance de soi. La conscience se présente d abord comme quelque chose de subjectif, une intuition, un sentiment qui à ce titre reste énigmatique, étrange pour la faculté de connaître. m Il faut être attentif au terme «prendre», qui indique que quelque chose est acquis, par rapport au simple fait d «avoir» conscience de soi, qui est une donnée spécifique à l être humain. m Le sujet interroge l expérience existentielle que fait l homme en tentant de se connaître. Toute la difficulté est de savoir comment un sujet peut prendre conscience de lui, c est-à-dire faire de lui un objet, un autre, un étranger, sans perdre sa spécificité de sujet, c est-à-dire son identité. 33
PhilCor2004L,ES,S 26/08/03 18:04 Page 34 PRÉSUPPOSÉ On peut prendre conscience de soi. La conscience peut s objectiver, se réfléchir. DÉFINITIONS m La conscience vient du latin conscientia, qui signifie «accompagné» (cum) de «savoir» (scire). Être conscient signifie donc que lorsque l on sent, pense, agit, on sait que l on sent, pense ou agit. Mais il convient de distinguer la conscience directe ou immédiate, qui accompagne ainsi tous les actes du sujet, de la conscience réfléchie, conscience qui se saisit elle-même comme conscience. La première consiste à «avoir conscience», tandis que la seconde consiste à «être conscient d avoir conscience». Le passage de l un à l autre serait le fait de «prendre conscience». m Mais toute la difficulté est de savoir ce qu est ce «soi». Est-il ce que nous en dit la conscience? Désigne-t-il le caractère spécifiquement humain de chacun, ou bien encore ce qui constitue l identité d une personne? Le soi se confond-il avec l ensemble des déterminations du soi? m «Étranger» est un adjectif qui renvoie à ce qui est inconnu, étrange parce que non naturel à quelqu un, ou plus simplement parce que situé à une certaine distance. Mais «étranger» signifie aussi différent, autre. Devenir étranger à soi serait-il devenir un autre? PROBLÈME Comment un sujet peut-il prendre conscience de lui? En essayant de se saisir, il devient un autre pour lui et pourtant il reste le même; il devient étranger et pourtant il conserve son identité. Or si l on devient étranger à soi, on s aperçoit que ce «soi» est impossible à connaître de manière transparente. PLAN Introduction 1 Prendre conscience de soi, c est produire une identité A - Le «je» constitutif de la personnalité B - La conscience de son humanité 2 Mais prendre conscience de soi, c est devenir étranger à soi A - La découverte de l inconscient B - «Je est un autre» C - Prendre conscience de soi par le monde extérieur 34 LE SUJET
PhilCor2004L,ES,S 26/08/03 18:04 Page 35 3 La prise de conscience de soi comme mise à l épreuve perpétuelle de sa liberté A - Prendre conscience de soi, c est sortir de la mauvaise foi B - La conscience et la temporalité Conclusion Corrigé (corrigé complet) Introduction 1 Il est fréquent, lorsqu on entend pour la première fois sa voix enregistrée, de ne pas se reconnaître. Prenant conscience d une partie de soi, on s apparaît tout à coup comme autre que ce que l on croyait. Cette nouvelle apparition de soi à soi n est-elle pas pour l homme une énigme? Prendre conscience de soi n est-ce pas devenir étranger à soi? Mais prendre conscience de soi, c est passer d une conscience immédiate des choses à une conscience qui se réfléchit, qui se pense pensant les choses. Prendre conscience de soi signifie que l on diminue la distance qui se trouve entre ce que l on est et ce que l on a conscience d être. On réduit ainsi la part d inconnu en soi. Dès lors, la conscience de soi permettrait de mieux se connaître, de se maîtriser et donc de se réaliser. La prise de conscience de soi implique une distance entre ce que l on découvre être et ce que l on croyait être. Cette distance est-elle ce qui rend étranger à soi, au risque de perdre ce qui fait l unité du moi: l identité? Ou au contraire cette distance est-elle la condition de possibilité d une reconnaissance de soi par soi, qui donnerait accès à une existence plus réfléchie et plus libre? 1. Prendre conscience de soi, c est produire une identité Prendre conscience de soi, c est passer d une conscience immédiate, d une perception du monde extérieur et de ses différents états à une conscience réfléchie, à une conscience de soi qui se saisit en tant que sujet. Le sujet fonde l identité d un individu car il est le principe qui unifie l ensemble des représentations, des états mentaux d une même personne. 1. Les titres en gras servent à guider la lecture et ne doivent pas figurer sur la copie. 35
PhilCor2004L,ES,S 26/08/03 18:04 Page 36 A. Le «je» constitutif de la personnalité Pour Kant, dans l Anthropologie du point de vue pragmatique, le pouvoir de dire «je» est constitutif de la dignité humaine. Par cette faculté, l homme a le pouvoir de se «penser» et pas uniquement comme les animaux de «se sentir». Si l homme a une conscience, l animal, lui, n a qu un instinct. Kant explique qu un enfant commence par parler de lui à la troisième personne, et que la conscience de soi devient réelle lorsqu il dit «je». Après cette révélation, l enfant ne fait jamais marche arrière. C est ce même «je» qui donne aux différentes représentations une unité, une cohérence. La conscience de soi se fait alors à travers l activité même de la conscience. Prendre conscience de soi devient la condition de possibilité pour se rapprocher de la réalité, y compris de sa propre réalité. B. La conscience de son humanité Celui qui réfléchit sur sa pensée, qui cherche à savoir ce qu il sait de sa conscience quand il pense, apprend au moins une chose: il est un être de pensée. Si l on entreprend de douter de tout pour trouver une certitude absolue, une seule certitude résiste au doute selon Descartes: nous sommes des êtres pensants car si je doute, je pense et si je pense, alors je suis. Prendre conscience de soi est, en ce sens, prendre conscience de sa spécificité humaine, de sa spiritualité, et non pas devenir étranger à soi. Prendre conscience de soi, c est devenir pleinement soi en affirmant sa différence radicale avec l animal: la possibilité de penser et donc de parler. Conclusion et transition Prendre conscience de soi serait la condition pour se rapprocher au plus près de soi, pour se réaliser et devenir soi-même. En effet, la conscience de soi est inscrite dans un processus naturel de l évolution de l homme qui accède à la pensée et au langage. Mais il s agit ici davantage d un «avoir» conscience de soi donné que d un «prendre» conscience de soi actif. Que sait-on exactement de soi lorsque l on sait qu on est un être de conscience? 2. Mais prendre conscience de soi, c est devenir étranger à soi Vouloir prendre conscience de soi, c est s interroger sur soi, sur ce que l on peut faire et dire, dont le sens nous échappe parfois. 36 LE SUJET
PhilCor2004L,ES,S 26/08/03 18:04 Page 37 A. La découverte de l inconscient Les lapsus, les actes manqués, les rêves chez l homme sain, ou les symptômes psychiques chez le malade amènent Freud à postuler l hypothèse de l inconscient. Sans lui, bien des actes, même les plus quotidiens, demeuraient incohérents. Prendre conscience de soi, c est alors admettre que le sujet n est pas transparent à lui-même, qu il y a une part du psychisme à laquelle la conscience n a pas accès. De ce fait, le sujet ne peut avoir la maîtrise absolue de lui-même; le «moi», n a plus qu une perception incomplète de lui-même; le «moi», écrit Freud dans les Essais de psychanalyse appliquée, «n est pas maître dans sa propre maison», il devient en ce sens étranger (hors de chez lui) à soi: «Je est un autre.» B. «Je est un autre» «Je est un autre» est une phrase extraite d une lettre du poète Arthur Rimbaud. Il répond à un professeur qu il n entend pas prendre le droit chemin de la société et du travail. Bien au contraire, il s «encrapule le plus possible» de manière à dérégler «tous ses sens» pour parvenir «à l inconnu» et donc se faire «voyant». Ainsi il entend accéder à l autre dans son altérité par le chemin inverse d une connaissance objective. Il prétend qu il ne pense pas, mais qu «on» le pense: le poète est celui à travers qui autrui (les autres hommes, mais aussi le monde) s exprime. Le poète serait celui pour qui la prise de conscience, matérialisée par la création, passe par une sortie de soi volontaire, une possibilité d atteindre l humanité universelle de son moi. C. Prendre conscience de soi par le monde extérieur Par rapport aux autres êtres de la nature, l homme se caractérise par la conscience qu il a de soi, de son esprit. Cette prise de conscience se fait, explique Hegel dans Esthétique, de deux manières. En théorie, l homme réfléchit sur lui-même, sur les mouvements de son âme, qu ils soient provoqués par le monde extérieur ou de son propre fait. En pratique, l homme prend conscience de lui par son activité, qui est en réalité la marque de son intériorité sur le monde extérieur. Par exemple, un petit garçon prend déjà conscience de lui lorsqu il lance des pierres dans l eau et contemple les ronds qu il fait, son œuvre. Prendre conscience de soi, c est donc sortir de soi, de sa réflexion pour agir sur le monde: de cette manière, on marque le monde de son activité qui en retour témoigne de ce que l on est. Ce «travail» établit une distance entre soi et soi, et c est pourquoi on peut sembler étranger à soi. 37
PhilCor2004L,ES,S 26/08/03 18:04 Page 38 Conclusion et transition Ainsi on ne peut accéder à la conscience de soi par la simple réflexion: une part inconsciente du psychisme échappe toujours à la prise de conscience. La conscience doit se faire autre qu elle s imagine être: elle doit s extérioriser. La conscience doit être pratique; elle doit être un acte pour pouvoir se saisir dans le monde. En ce sens toute conscience est conscience de quelque chose. Elle est intentionnelle, selon Husserl, c està-dire qu elle porte en elle l objet qu elle vise. Si le passage à l altérité est nécessaire pour prendre conscience de soi, comment comprendre alors qu une identité se conserve? 3. La prise de conscience de soi comme mise à l épreuve perpétuelle de sa liberté Prendre conscience de soi consiste à rechercher ce que l on est, à chercher l essence constitutive de son identité. A. Prendre conscience de soi, c est sortir de la mauvaise foi Mais cette essence ne se donne pas spontanément. L homme existe d abord, il surgit et se rencontre dans le monde. Il ne se définit qu après. Sartre caractérise ainsi l existentialisme dans L existentialisme est un humanisme. L homme peut donc tout au long de son existence se redéfinir à chaque instant, et se libérer des déterminismes auxquels il se croit soumis. En effet, la conscience de soi ne se confond pas avec la conscience de quelque chose de soi (ses différentes caractéristiques). L homme est toujours libre d agir autrement et de devenir autre qu il n est déjà. Que ce soit sa profession, son milieu social, son enfance, il a toujours la possibilité d agir en fonction d une nouvelle détermination qu il crée lui-même: il est toujours libre. Ses passions, quelles que soient leurs causes, ne constituent pas un motif suffisant pour l empêcher d agir ou d être différemment. La mauvaise foi serait de le croire. On ne naît pas lâche ou héros. On le devient, et ce n est jamais définitif. Prendre conscience de soi serait prendre conscience que l on reste à chaque instant responsable (capable de répondre) de ses actes. B. La conscience et la temporalité En se libérant du déterminisme de la croyance au déterminisme, on s offre la possibilité d être toujours un autre que ce que l on était, un étranger. Mais prendre ainsi conscience de soi renvoie à l inadéquation de l homme à lui-même, au décalage entre ce qu il a projeté d être et sa situation, et crée un sentiment d angoisse. L étranger que l on peut devenir pose le problème du moi comme identité instable: il inquiète. 38 LE SUJET
PhilCor2004L,ES,S 26/08/03 18:04 Page 39 Comment vivre sans angoisse l étrangeté de l homme à lui-même, ce décalage entre ce que l homme est et ce qu il devient? Est-il réduit à vivre dans l inconscience de lui-même? Si le décalage entre l essence et l existence peut répondre à une nécessité morale, sur un plan psychologique, en revanche, l homme peut faire durer les différents instants les uns par rapport aux autres. La conscience de soi consiste pour Bergson en une attention soutenue entre le passé dont il se souvient et l avenir qu il anticipe. La conscience est «un pont jeté entre l avenir et le passé», écrit-il dans L Énergie spirituelle. Ainsi, prendre conscience de soi serait devenir étranger à soi dans la mesure où la conscience de soi c est l expérience même de l énigme du temps. Mais l identité est préservée car elle se perpétue et se reconstruit perpétuellement tout au long de la vie. Conclusion La prise de conscience de soi engage l action et la possibilité d agir sur soi librement, de se transformer. Dès lors, le soi est toujours autre mais, à travers ce changement, l identité constitue ce qui lie les différentes déterminations du soi entre elles. C est en ce sens que la prise de conscience de soi engage la responsabilité, la possibilité de répondre de ses actes, passés et à venir. Conclusion L énoncé du sujet posait un problème épistémologique: comment la conscience peut-elle être à la fois sujet et objet de sa réflexion sans perdre sa spécificité, son identité? Ce problème s est déplacé en difficulté psychologique: le psychisme est double car il ne se réduit pas à la conscience: une part obscure rend chacun étranger à lui-même. Le problème ne se comprend que métaphysiquement par la temporalité du sujet conscient et son inscription dans l action qui le renvoie à sa liberté. Ouvertures LECTURES Henri Bergson, L Énergie spirituelle, PUF, coll. «Quadrige». René Descartes, Discours de la méthode, Vrin. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Payot, coll. «Petite Bibliothèque». Friedrich Hegel, Esthétique, Aubier. Arthur Rimbaud, Lettre du voyant, Le Livre de poche. Jean-Paul Sartre, L existentialisme est un humanisme, Gallimard, coll. «Folio essais». 39