Les historiens et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale



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Transcription:

Les historiens et les mémoires de la Seconde Guerre mondiale Conférence de Pierre Laborie, Fort Griffon, Besançon, mercredi 28 novembre 2012 Ancien professeur d'ecole Normale, Pierre Laborie a été professeur d'histoire contemporaine à l Université de Toulouse 2, puis directeur d'études à l'ehess. Spécialiste de l'opinion publique sous Vichy, il s est interrogé notamment dans Le chagrin et le venin : la France sous l'occupation, mémoire et idées reçues, publié en 2011 sur les reconstructions mémorielles, le problème du rapport social au passé, la construction et le statut de l évènement et, en définitive, sur les logiques de l écriture de l histoire. Il a notamment publié : Les Français sous Vichy et l'occupation, Éditions Milan (Les Archives de l Histoire), Toulouse, 2012, 71 p. Le chagrin et le venin : La France sous l'occupation, mémoire et idées reçues, Bayard, Paris, 2011, 355 p. Guerre mondiale guerre totale, textes de l'exposition permanente du Mémorial de Caen, Gallimard, 2010, 173 p. Les mots de 39-45, Presses universitaires du Mirail, Toulouse, 2006, 128 p. Les Français des années troubles : de la guerre d'espagne à la Libération, Édition du Seuil, Points-Histoire, Paris, 2003, 286 p. L'opinion française sous Vichy : les Français et la crise d'identité nationale 1936-1944, Éditions du Seuil, Paris, Points Histoire, 2001, 406 p. Inscrite au Plan académique de formation des professeurs d Histoire-Géographie de l académie de Besançon, cette conférence organisée avec le soutien du Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon-La Citadelle et de l'association des Amis du Musée de la Résistance et de la Déportation avait notamment pour objectif d aider à aborder la réflexion sur les mémoires pour mettre en œuvre le nouveau programme du cycle terminal du lycée (en particulier le thème1 du programme de Terminale L et ES traitant du rapport des sociétés à leur passé : la lecture historique des mémoires). Il s agissait en outre d outiller tout professeur d histoire-géographie sur ces questions, notamment ceux qui enseignent en 3e. Pierre Laborie développe une certaine idée de l Histoire, qu il conçoit comme une réflexion sur un savoir critique sur le passé et ses usages. Cette conception conduit à une réflexion sur les problèmes que peut poser la transmission de ce savoir. Cet enseignant passionné attribue d ailleurs à l Histoire et aux historiens la fonction sociale essentielle de former les étudiants à porter un regard critique sur l information qu ils reçoivent. Faire de l Histoire, c est donc réfléchir au problème du sens de la connaissance transmise. Citant Marc Bloch «Jamais, en un mot, un phénomène historique ne s explique pleinement en dehors de l histoire de son moment» Pierre Laborie ajoute cependant qu il ne peut y avoir entendement du passé sans intelligence du présent. D où le nécessaire questionnement des usages de la mémoire (qui est l histoire reconstruite et pensée par le présent). Après une mise au point scientifique sur la question des mémoires, les sens de l évènement et les mots, Pierre Laborie en collaboration avec Cécile Vast, docteur en Histoire et professeur d Histoire- Géographie chargée de mission au Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon a analysé quelques scènes tirée du documentaire historique de Marcel Ophuls Le Chagrin et la Pitié, chronique d une ville française sous l Occupation (1969). Enfin, Pierre Laborie est revenu sur quelques interrogations et questions en débat 1. 1 Pour compléter l information, Cécile Vast et Françoise Claus (IA-IPR d Histoire-Géographie) recommandent, dans la bibliographie qu elle a distribuée aux participants à la conférence, deux outils de travail précieux : François MARCOT (dir. par), Dictionnaire historique de la Résistance, Ed. Robert Laffont (coll. Bouquins), 200+6, 1187 p. L art en guerre, France (1938-1947), Ed. Paris musées, 2012, 480 p. Ce catalogue de l exposition qui se tient au Musée d Art Moderne de la ville de Paris (12 oct. 2012-17 fév. 2013) contient de nombreuses reproductions et un abécédaire pratique pour l enseignement de l histoire et de l Histoire des arts.

A) Mise au point scientifique 1) Des mémoires plurielles En histoire, la mémoire s exprime rarement au singulier. Pierre Laborie rappelle d abord qu il faut se garder de confondre la mémoire des témoins, la mémoire sociale et la mémoire dominante d un groupe social qui s est imposée. Ensuite, les mémoires qui entendent lutter contre l oubli créent en fait des «trous de mémoire» et des reconstructions (cf. sur ce point les travaux de Paul Ricœur 2 ). Il peut aussi exister des mémoires étouffées. C est ainsi que les Normands qui ont subi les bombardements des Alliés entre mai et août 1944 n ont pu exprimer les souffrances des victimes qui avaient été captées par la propagande de Vichy, transférant leurs souffrances sur celles des soldats américains qui ont combattu en Normandie 3. Il existe une grande diversité de mémoires. Par ailleurs, il existe également des contre-mémoires. Dans les manuels scolaires circule ainsi l idée que la mémoire de la Résistance a été la mémoire dominante, unique, «hégémonique» même et qu elle aurait eu une «fonction-écran». Or, s il y a bien eu une mémoire dominante pour cette période, il a existé très tôt des contre-mémoires, surtout après 1947 : le nouveau contexte de la rupture entre l URSS et les Etats-Unis a permis à une autre mémoire de mettre en avant les bavures de la Résistance intérieure (souvent communiste). Cette contre-mémoire, d une violence parfois extrême, fut puissamment relayée par le courant littéraire des «hussards» (Roger Nimier, Antoine Blondin ), de culture maurassienne, mondain et influent. L'épuration est alors dénoncée par celui-ci comme étant la "terreur rouge", un "massacre", avec des chiffres extravagants : 40 000 à 100 000 morts... Des livres d histoire à grand succès comme ceux de Robert Aron ou d Henri Amouroux ont d ailleurs contribué à donner de la crédibilité à des chiffres exagérés. D autre part, il y eut des déchirements internes à la Résistance entre les mémoires gaulliste et communiste, qui s exprimèrent notamment à l occasion des débats parlementaires de la fin des années 1940 et du début des années 1950 sur les lois d amnistie accordée aux collaborateurs. Il existe donc bien une mémoire dominante ET des mémoires plurielles de cette époque, ce qui conduit à s interroger sur les logiques amenant les manuels scolaires à présenter une vision univoque de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en France. S agissant de la France dans la Seconde Guerre mondiale, on est passé en réalité d une mémoire dominante à une mémoire univoque (se considérant comme supérieure aux autres), puis à une mémoire à tendance hégémonique. S est alors produit l élaboration d une vulgate, énonçant des «vérités» devenues comme des évidences installées, et non soumises à un examen critique. En diffusant cette doxa que Pierre Laborie compare à un venin qui paralyse l esprit se croyant porteur de vérité, on devient mystificateur. Or, l historien peut-il se mettre au service d une mémoire? Cette question renvoie aux fonctions sociales de la mémoire et de l histoire : en refusant le «devoir de mémoire» qui pousse à écrire l histoire sous l injonction de la mémoire dominante, il faut être à la fois un «sauve-mémoire» ET un «trouble-mémoire». Car «l 'histoire est un moyen d'organiser le passé pour l'empêcher de trop peser sur les épaules des hommes. C'est en fonction de la vie qu'elle interroge la mort." (Lucien Febvre, Combats pour l'histoire). Or, Pierre Laborie rappelle que ce n est pas la logique de la mémoire : cette dernière est plutôt la loi des morts qui commande les vivants 2) Le statut de l événement Juin 1940 : défaite ou effondrement? Dans l enseignement, juin 1940 est présenté sous l angle de la défaite et de l exode. En réalité, cela revient à sous-évaluer l événement qui fut en réalité un traumatisme considérable : Pierre Laborie affirme avec force que ce fut sans doute «le plus atroce effondrement de notre histoire» (Marc Bloch, L'étrange défaite). Car alors, les élites de la Nation n ont pas rempli leur rôle. Cette crise considérable de la Nation est passée sous silence par les militaires, les fonctionnaires, le Parti communiste, etc. 2 Paul Ricœur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Le Seuil, 2000, 676 p. Rééd. Points Essais, 2003, 736 p. 3 La Normandie est la région de France qui a le plus souffert de ces bombardements (au moins 20.000 victimes en 1944). On avance le chiffre de 60 000 (plus selon certains travaux) pour l'ensemble du territoire pendant les années de guerre. Les bombardements alliés sur la France ont commencé en Bretagne en 1941 et se sont prolongés jusqu'en 1945 (Royan, avril 45, utilisation de bombes incendiaires au «napalm» photographiées par Lee Miller).

Pourtant, la ferveur pour Pétain en 1940 est incompréhensible si le traumatisme originel représenté par juin 1940 n est pas perçu dans toute son ampleur. Les Français eurent alors un sentiment d abandon. Ce sérieux «trou de mémoire» autour de juin 1940 était en réalité nécessaire à d autres mémoires, notamment la mémoire gaulliste, qui fait du refus de l'armistice l acte fondateur de la Résistance. La France a bien été vaincue et occupée Encore un sérieux «trou de mémoire» : on a souvent tendance à faire disparaître les occupants qui ont pourtant décidé l extermination des Juifs dont Vichy a été le complice. Cette occupation est perçue comme le symbole de la terreur qui ne cesse de croître. Avec les exécutions d otages après l automne 1941, s installe cette idée de terreur qui devient bien réelle surtout après le printemps 1944 et qui s ajoute alors aux bombardements alliés. Pourtant, cette terreur de l occupation est peu évoquée alors qu elle permet de comprendre l invention de l idée d une France résistante l expression ayant été inventée comme pour en détruire l idée-même. Car si la population française a pu éprouver un sentiment d identification symbolique à la Résistance, ce fut, entre autres raisons, avec la conviction de partager la même communauté de souffrances. Même exagérée, la perception de l événement que fut l Occupation peut apparaître comme plus forte que l évènement lui-même, les représentations pouvant ainsi créer des effets de réels. Les prisonniers de guerre Sur 1,85 million de militaires français prisonniers en 1940, Pierre Laborie rappelle tout d abord que le tiers a été capturé entre le 17 juin et le 25 juin, soit entre le discours de Pétain annonçant sa demande d armistice et l entrée en vigueur des deux armistices avec l Allemagne et l Italie. De nombreux officiers généraux avaient alors arrêté les combats avant l entrée en application des conventions, facilitant les captures par les troupes de l Axe. Or, ces prisonniers ont représenté pour les Allemands un moyen de pression considérable sur Vichy pendant toute la guerre. Pourtant, l histoire fait encore peu de cas de leur sort, alors qu il généra de considérables drames familiaux jusque dans l après-guerre. 3) L importance des mots Génocide, holocauste, shoah On utilise différents termes pour désigner l extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale par les nazis. «Génocide» est le terme officiel retenu par les programmes scolaires ; «holocauste» vient du monde anglo-saxon ; «shoah» a une dimension plus religieuse. Si Pierre Laborie ne se sent pas habilité à imposer quelque choix que ce soit, il lui semble important que les raisons du choix soient explicitées et données aux élèves. «Communo-terroriste», «judéo-bolchevisme» Ces mots tombés dans l oubli révèlent un autre «trou de mémoire» : le rôle du Parti communiste sous l Occupation est trop passé sous silence. Alors que Vichy agissait en auxiliaire des nazis dans la déportation des Juifs, le maréchal Pétain et les Allemands étaient en revanche d accord pour considérer le communisme comme l ennemi principal à abattre. La répression de Vichy contre les communistes désignés par les mots : «communo-terroristes et «judéo-bolchéviks» fut impitoyable, avec des unités spéciales de la police française, les BS (brigades spéciales). «Résistantialisme», «mythe résistancialiste» Le terme, issu de la contre-mémoire de la Résistance, a été forgé par l extrême-droite (relayée par les hussards). Comme le mot «guerre civile» employé par les milieux vichystes, il a pour but de dénoncer les dérives de l épuration en «résistant au résistantialisme». Puis l expression prit une fonction-écran qui aurait empêché la «vérité sur la Résistance», conduisant à la dénigrer et l'émergence d'autres mémoires, en particulier celle du génocide des Juifs. L oubli de l origine du terme représente un autre «trou de mémoire»

Non-consentement L historien cherchant un mot pour évoquer les formes moins spectaculaires d insubordination ou de résistance à l asservissement en France a conduit Pierre Laborie à proposer celui de «nonconsentement» à la collaboration. Car d emblée, cette dernière n a jamais été approuvée par les Français (sans que ce rejet ne les amenât forcément à passer à la Résistance armée). L introduction de ce terme amène Pierre Laborie à poser la question des ambivalences qui consiste à avoir des pensées contradictoires sans conscience de la contradiction, sans n y voir justement aucune contradiction : c est ainsi que les Français ont pu être favorables au moins jusqu en 1942 à la personne du maréchal Pétain (le maréchalisme) sans approuver la politique de collaboration. B) Réflexions autour de quelques extraits du Chagrin et la Pitié. Chronique d une ville française sous l Occupation, documentaire historique de Marcel Ophuls, 1969 Cécile Vast évoque ensuite le film de Marcel Ophuls. Réalisé en 1969, l auteur s inscrit avec un fort esprit critique dans le rejet du gaullisme, dans le contexte de l après mai 1968. Projeté pour la première fois en 1971, c était un documentaire d un genre nouveau croisant témoignages et archives, le montage orientant la lecture. Si l ORTF ne censura pas le film, elle refusa de l acheter pour le diffuser. La société de Louis Malle se chargea alors de sa distribution. Sa diffusion en salles en 1979 ne rencontra pas un succès comparable à celui de sa sortie huit ans plus tôt. Toutefois, en 1981, après l élection de François Mitterrand, quinze millions de téléspectateurs purent le découvrir à la télévision. S il accorde une place centrale au témoin, considéré comme nécessairement sincère dans l esprit de 1968, le film comporte des lacunes et des oublis significatifs : par exemple, il ne fait qu une rapide allusion aux usines Michelin ni n évoque l Université de Strasbourg qui se replia à Clermont- Ferrand après l annexion de l Alsace-Lorraine. En commentant avec Pierre Laborie la mise en scène par le cinéaste des témoignages contrastés et souvent pour le moins pittoresques de nombreux protagonistes, parmi lesquels Emmanuel d Astier de la Vigerie (ancien chef de Libération-Sud présenté comme un marginal), deux enseignants du Lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand (à l attitude caricaturale), Marius Klein (un commerçant qui tint à passer une annonce dans le journal local pour affirmer qu il n était pas juif), Marcel Verdier (pharmacien, incarnation du bourgeois de province détaché des souvenirs de l époque), Cécile Vast montre les logiques de ce documentaire qui fit date mais qui n en fut pas moins un jalon important dans l élaboration d une vulgate diffusant une mémoire univoque. Si le grand mérite du film fut d avoir montré les limites d une certaine mémoire gaullienne de la Résistance face à l Occupation, son tort fut cependant d être interprété comme une leçon d Histoire sur la France pendant la Seconde Guerre mondiale, sans que Marcel Ophuls, qui ne voulait peut-être pas bouder un succès inespéré, ne s en émeuve à ce moment-là. Il reviendra plus tard sur ses intentions et prendra ses distances avec cette interprétation. Enfin, croyait-on, la vérité éclatait : l idée de Français veules fut alors reprise par beaucoup, malgré les mises en garde de certains comme Germaine Tillion. D autres films sur la période sont alors évoqués en contrepoint. Plus anciens, ils s inscrivent dans des mémoires plurielles et fragilisent l idée répandue d une mémoire hégémonique d une France héroïque. Afin de faciliter le travail de repérage de collègues qui voudraient utiliser certaines scènes de ce film en classe, nous indiquons ci-après les extraits commentés et décryptés montrant un certain nombre de représentations de la période de l Occupation et des comportements des Français, autour de quelques thématiques : L effondrement et l Occupation Le pharmacien Verdier et le front (1 :18) Le cycliste Geminiani et l Occupation (2 :12)

L ouverture de la chasse (3 :04) L antisémitisme Le commerçant Marius Klein (2 :53) La Résistance et les résistants Les enseignants et les jeunes résistants (3 :18) Emile Coulaudon et l entrée en résistance (0 :53) Des «inadaptés» : Emmanuel d Astier de la Vigerie (1 :33) Helmut Tausend et la lutte contre les «partisans» (1 :15) Les frères Grave désabusés (1 :08) Quelques comportements à l égard de la Résistance Denis Rake et les catégories sociales (2 :17) Le secret autour des caches d armes (0 :49) La collaboration Christian de la Mazière et la division SS Charlemagne (1 :49) C) Interrogations et questions en débat Pour conclure cette après-midi intellectuellement très stimulante, Pierre Laborie propose quelques pistes permettant d aborder l attitude des Français face au génocide. L étude du sauvetage des enfants juifs constitue selon lui une approche intéressante, sous réserve de ne pas s enfermer dans le dolorisme. Il rappelle d abord que l enfance fut valorisée par la politique nataliste de Vichy. Or, les arrestations d enfants juifs ont profondément choqué l opinion publique française dans un contexte démographique déprimé, où l enfant était l objet de toutes les attentions. Cette sensibilité de l opinion aux enfants, générant des interrogations sur leur sort a contribué à une prise de conscience de la réalité de la politique de Vichy et de sa collusion avec l Allemagne nazie. C est d abord pour aider les enfants que se mettent en place des organisations de sauvetage. Dans des institutions catholiques, l attitude de nombreuses religieuses souvent favorables au maréchal Pétain, mais n hésitant pas à cacher des enfants devenus acteurs de l Histoire s illustre alors dans toute son ambivalence. Sur les 42 000 Juifs arrêtés en 1942 figuraient 6000 enfants, tous exterminés. Consciente ou non des conséquences, la prise de position de Pierre Laval déclarant ne pas s intéresser au sort des enfants pose directement le problème de la complicité active de Vichy dans l extermination des Juifs déportés de France. Ce déchirement émotif de l opinion publique fut déterminant dans la prise de conscience de l inanité de la politique de Vichy. Enfin, Pierre Laborie évoque la distinction entre deux formes de déportation : la déportationpersécution (par laquelle on est déporté pour ce qu on est) et la déportation-répression (pour laquelle on est déporté pour ce qu on a fait). Donnant lieu à des mémoires différentes, il invite tout en affirmant nettement la singularité du génocide des Juifs européens à ne pas passer sous silence l une au profit (c est-à-dire au détriment) de l autre.