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Table des matières Introduction : De l art de gagner 1 Chapitre 1 : Philosophie du débat Fondements d une philosophie du débat Philosophie du débat 5 5 11 Chapitre 2 : Arguments et argumentation Eléments d un argument Formes d argument Argumentation Modes d argumentation Argumentation descriptive Créer des arguments descriptifs Contrer des arguments descriptifs Argumentation relationnelle Créer des arguments relationnels Contrer des arguments relationnels Argumentation évaluative Créer des arguments évaluatifs Contrer les arguments évaluatifs 17 17 19 23 24 25 26 27 28 29 31 33 33 36 Chapitre 3 : Stase et structure Argument en tant que mouvement Points de stase Propositions Enjeux 39 39 42 42 45 VII

Rapports entre les enjeux 50 Maîtrise des points de stase 53 Structurer les arguments pour occuper l espace 56 Signatures 58 Dispositifs structurels 61 Chapitre 4 : Stratégies et aptitudes de base 63 Stratégie de contrôle 63 Argumentation constructive 65 Processus analytique 66 Processus de synthèse 71 Argumentation déconstructive 76 Normes de qualité des arguments 78 Acceptabilité 78 Pertinence 82 Suffisance 86 Structuration de la réfutation 87 Structure de la réfutation 89 Cadrage 91 Cadrage prospectif 93 Cadrage rétrospectif 95 Cadrage du tour par la structuration des enjeux 96 Chapitre 5 : Les orateurs et les discours 103 Modèle du parlement britannique 103 Discours du premier ministre 106 Cadrage 107 Argumentation constructive 110 Argumentation déconstructive 110 Discours du PM dans le débat sur la peine de mort 110 VIII

Discours du leader de l opposition 113 Cadrage 113 Argumentation déconstructive 118 Argumentation constructive 118 Discours du LO dans le débat sur la peine de mort 119 Discours des adjoints 122 Cadrage 122 Argumentation déconstructive 124 Argumentation constructive 124 Discours du VPM dans le débat sur la peine de mort 127 Discours du VLO dans le débat sur la peine de mort 130 Discours des membres 132 Elaboration 134 Discours du MP dans le débat sur la peine de mort 140 Discours du MO dans le débat sur la peine de mort 144 Discours des whips 147 Construction et déconstruction 147 Cadrage 149 Discours du WP dans le débat sur la peine de mort 153 Discours du WO dans le débat sur la peine de mort 156 Chapitre 6 : Prise de décision et stratégie 161 Nature de la réflexion et de la décision 163 Eléments de la prise de décision : la «recherche» 166 Possibilités 167 Objectifs 169 Preuve 172 Evaluation des éléments de la prise de décision : l «inférence» 173 Identification de la hiérarchie des objectifs préférés 174 Evaluation de la force des possibilités 181 IX

Chapitre 7: Paradoxes du débat 187 Paradoxe n 1 : La qualité du débat dépend plus de l accord que 188 du désaccord Paradoxe n 2 : Les arguments gagnants sont plutôt simples que complexes Paradoxe n 3 : Vous avez plus de chances de convaincre le public en mettant l accent sur ce qu il croit plutôt que sur ce qu il ne croit pas Paradoxe n 4 : Vous avez plus de chances de gagner en soutenant une position difficile Paradoxe n 5 : Votre défenseur a plus de chances de gagner s il ne montre aucun intérêt pour à la victoire Paradoxe n 6 : Plus nous nous efforçons de réduire l incertitude au cours d un débat, plus nous perdons en certitude 190 191 192 194 196 Chapitre 8 : Tactiques avancées 199 Tactique offensive 200 Saisir la présomption 200 Etablir l urgence 205 Faire preuve d objectivité 208 Tactique défensive 212 Equilibrer les intérêts 212 Analyse des objectifs 218 Discerner les objectifs 218 Contrer des arguments avec l analyse des objectifs 220 Collusion implicite 224 Chapitre 9 : Arbitrer un débat 231 Qui est concerné par ce chapitre? 231 Principes directeurs de l arbitrage 232 Tabula rasa 232 X

232 233 Non-intervention 234 Formation Modèles d arbitrage Modèles moins pratiques 234 Modèle de la «Vérité de la motion» 234 Modèle de la «Compétence des orateurs» 235 Modèle préféré : modèle du «Mouvement» 236 Normes d arbitrage pertinentes 237 Accomplissement du rôle 238 Norme du «Meilleur débat» 240 Fond et forme 241 Parvenir à une décision 242 1. Identifier la proposition 243 2. Identifier les enjeux 245 3. Déterminer le vainqueur de chaque enjeu 247 Vérité 248 Validité 248 4. Déterminer l importance de chaque enjeu 249 5. Evaluer les efforts de chaque équipe par rapport aux enjeux 251 6. Documenter la décision 253 Notes 255 XI

I N T R O D U C T I O N De l art de gagner On me demande souvent ce qu il faut pour sortir vainqueur d un débat. La réponse est d une simplicité déconcertante : gagner un débat consiste simplement à convaincre votre auditoire que vous avez gagné. La bonne nouvelle, c est que nous sommes bien exercés à l art de convaincre les autres. Quasiment chaque jour, et certains experts diraient «par chaque mot que prononçons» (nous y reviendrons plus loin), nous essayons d influencer les idées ou les actions des autres. Lorsque nous demandons à quelqu un de venir déjeuner avec nous, donnons notre avis sur un sujet d actualité, essayons de convaincre un enseignant de revoir la note à notre devoir, et dans des centaines d autres petits exemples, nous faisons œuvre de persuasion. En fait, nous passons toute notre vie à convaincre les autres. La mauvaise nouvelle, c est que le fait de débattre met sous les projecteurs ces efforts de persuasion qui sont donc soumis à l examen de la critique et de l arbitrage. Plutôt que de simplement mesurer le succès de vos efforts de persuasion par le fait que la personne à qui vous vous adressez accepte ou non de déjeuner avec vous, dans un débat vous êtes confrontés à d autres personnes dont l unique objectif est de vous empêcher d obtenir ce que vous voulez. De plus, une personne écoute vos efforts de persuasion et les classe par rapport à ceux de vos adversaires dans le débat. Vous avez peu de temps pour convaincre les décideurs (vous ne pouvez plus, par exemple, exaspérer quelqu un par des demandes incessantes, une tactique privilégiée par les enfants pour convaincre leurs parents). De plus, vous devez convaincre sur un thème que quelqu un d autre vous a soumis (vous n avez pas forcément le choix de quel point de vue de la question vous allez défendre). Introduction 1

Malgré toutes ces difficultés (ou peut-être à cause d elles), débattre demeure l un des meilleurs moyens d affûter ses aptitudes en persuasion. Comme en toute chose, c est en forgeant qu on devient forgeron. Débattre offre d abondantes possibilités d améliorer son sens de la persuasion. C est pourquoi ce livre se concentre sur les moyens de tirer le meilleur de l expérience du débat. Ma conviction (renforcée par ma propre expérience de débatteur, de coach et d arbitre) est que l exercice académique du débat est extrêmement exaltant en raison des motivations concurrentielles de ceux qui s y engagent. Les débatteurs veulent remporter des tours du débat. Ils ont par conséquent une raison intrinsèque et impérieuse d apprendre à convaincre plus efficacement. L un de mes objectifs est d'offrir des perspectives, des stratégies et des tactiques qui aideront les débatteurs à convaincre plus efficacement et, par conséquent, à remporter plus de tours. Autrement dit, je veux vous offrir les outils qui vous permettront de gagner des débats. Mais un deuxième objectif tout aussi important est d améliorer la pratique du débat en lui-même. A l instar de tout autre type de compétition, le débat pousse ses concurrents à l excellence et leur donne l occasion de se distinguer. L art de la persuasion (parmi les premiers étudiés dans la Grèce et la Rome antiques, fondatrices de la pensée occidentale) permet à ceux qui le pratiquent d aller au-delà de l expérience humaine moyenne et ordinaire pour rechercher le sublime. Les bons débatteurs sont des artistes et les débats qu ils produisent sont des œuvres d art. Comme tout art, le débat montre le potentiel des êtres humains à créer l excellence. Un bon débat, tout comme une création artistique de qualité, révèle et illumine l expérience humaine. Un débat peut être beau et j espère que ce livre contribuera, même modestement, à produire des débats intéressants, fascinants et enthousiasmants. En d autres termes, mon but est de promouvoir des débats plus «gagnants». 2 Comment gagner un débat?

Pour atteindre ces deux objectifs, je commencerai par exposer un point de vue sur l argument qui m a toujours aidé à expliquer ce dont un débatteur a besoin pour qu il soit efficace. Le chapitre 1 énonce une philosophie de l argument qui donne un aperçu de la façon dont les gens pensent aux arguments qu ils rencontrent au cours des tours d un débat et, par conséquent, comment il est possible de construire ces arguments (coïncidence heureuse, cette philosophie nous en dit également beaucoup sur la façon dont les êtres humains pensent en dehors des tours d un débat). Ensuite, nous nous attèlerons à une tâche plus vaste qui consiste à présenter la pratique qui émane de cette philosophie. Le restant du livre (et la plus grande partie) sera consacré à identifier les aptitudes nécessaires à remporter des débats et à présenter des méthodes pour développer ces aptitudes. Les chapitres 2 et 3 abordent le thème du «langage» du débat (l argumentation), notamment la notion d argument, ainsi que les interactions entre les arguments, à la fois logiques (dans les différentes méthodes d argumentation) et structurelles (à travers des points de stase). Les chapitres 4 et 5 se concentrent sur les techniques de débat et le format dans lequel celles-ci peuvent s utiliser. Le chapitre 4 présente les trois aptitudes fondamentales que doivent posséder tous les débatteurs : l argumentation constructive, l argumentation déconstructive et la structuration des arguments. Le chapitre 5 examine le format du débat parlementaire britannique et décrit le rôle des orateurs qui participent à ce format concurrentiel. Les chapitres 6, 7 et 8 présentent une perspective avancée de l art de débattre destinée à mettre à l épreuve et à inspirer les débatteurs chevronnés tout en en donnant un aperçu aux novices. Le chapitre 6 s intéresse à la prise de décision humaine et applique cette analyse au débat académique. Le chapitre 7 présente un certain nombre d'observations paradoxales au sujet du débat en vue de susciter une réflexion sur les meilleures pratiques de l art de débattre. Introduction 3

Le chapitre 8 donne un aperçu sur des tactiques avancées que j ai trouvées particulièrement utiles en coachant mon équipe. Le texte termine par le chapitre 9, qui présente une analyse de l arbitrage des débats. Bien qu il ait été écrit pour guider les arbitres dans leurs délibérations, ce chapitre sera aussi d un grand intérêt pour tout débatteur qui gagnerait à savoir comment les arbitres abordent les tours d un débat. Finalement, j espère que le texte offre une vision cohérente et utile de l art de débattre qui encouragera la discussion, le désaccord et l expérimentation de la part de tous ceux qui sont engagés dans cette activité. Lorsque nous cherchons les voies et moyens de faire avancer la pratique du débat, nous sommes (par définition) engagés dans l'art de gagner les débats. 4 Comment gagner un débat?

C H A P I T R E 1 Philosophie du débat Fondements d une philosophie du débat Lorsqu on le leur demande, la plupart des gens répondent qu ils préfèrent éviter les disputes. Les disputes, remarqueront-ils probablement, sont source de de peine et frustration dans les rapports interpersonnels. Compte tenu de la compréhension que la plupart des gens ont des disputes, ce point de vue n est pas surprenant. Il paraît donc curieux qu il existe une longue tradition dans les systèmes éducatifs occidentaux consistant à enseigner comment argumenter. Les enseignants de ces écoles veulent-ils que leurs élèves souffrent? Pas du tout. En fait, la place primordiale accordée à la dispute dans les traditions éducatives occidentales s'explique par une vision de la dispute non comme une conséquence déplaisante de l interaction humaine, mais comme la base même de la connaissance humaine. La connaissance que les hommes ont du monde qui les entoure est le produit de leur interprétation de leur expérience. La grande différence entre les hommes et les autres créatures réside dans l aptitude à interpréter les expériences de manière différente ; pour les hommes, l expérience n est pas figée mais le résultat des choix que nous faisons. Les animaux ont avec le monde des rapports instinctifs ; ils reçoivent une stimulation de leur environnement et réagissent suivant leur «programmation» biologique. Par exemple, guidés par un motif génétique dépassant leur compréhension, les animaux ne s'accouplent ni pour le plaisir de l acte ni pour la beauté de la relation, mais simplement pour satisfaire un besoin biologique de procréer. Philosophie du débat 5

Les hommes, en revanche, ne se limitent pas à connaître le monde à travers leurs instincts. Pour interagir avec le monde qui les entoure, les êtres humains élaborent d abord leurs expériences par les mots qu ils utilisent pour décrire ce monde. En fait, les hommes essaient de donner un sens au monde qui les entoure, tournant largement le dos aux modes de connaissance instinctifs. Plutôt que de satisfaire simplement des besoins biologiques en s accouplant avec leur premier congénère venu, par exemple, les êtres humains construisent des rituels symboliques élaborés pour expliquer l accouplement : l amour, la cour, la fidélité, le mariage et le divorce ne sont que quelques-uns des multiples concepts créés par les hommes pour expliquer leur engagement romantique auprès d autres humains. Le théoricien de la rhétorique Kenneth Burke explique le besoin des gens de construire la signification de leur monde en appelant les êtres humains «des animaux utilisant des symboles» Burke entendait par là que ce qui distingue les humains c'est leur utilisation des symboles (la langue) pour expliquer leurs expériences. Il pensait que les humains sont à la fois bénis et maudits par leur capacité à interpréter leurs expériences : d une part, ils sont libres de construire des explications complexes, souvent belles, et extrêmement satisfaisantes du monde qui les entoure ; d autre part, cette liberté de construire la signification du monde signifie aussi qu il n existe pas d interprétation unique, correcte, absolue de ce monde. 1 Les êtres humains sont appelés à évoluer dans un monde d informations limitées et imparfaites et, par conséquent, de perceptions limitées et imparfaites. Puisque que nous construisons notre monde à travers les symboles que nous utilisons, nous savons que nos explications sont nos propres créations. Sachant d avoir créé ces explications (et que d autres peuvent créer d autres explications), nous sommes constamment incertains de la signification de nos expériences. La Théorie de la réduction d incertitude explique que les êtres humains communiquent les uns avec les autres pour réduire l incertitude sur le 6 Comment gagner un débat?

monde qui les entoure et qui découle d une absence de signification fixe. 2 Trois observations sont possibles sur le rapport entre l incertitude et la communication : 1. L incertitude est omniprésente. Puisque les êtres humains sont coupés des expériences instinctives du monde et utilisent des symboles pour donner un sens à leur monde, l incertitude est la marque de l expérience humaine. En d autres termes, tant que nous n avons pas interprété nos expériences (et parfois même après être parvenu à une interprétation), nous ne sommes pas sûrs de leur signification. 2. Nous réduisons notre incertitude par la communication. Si nous sommes capables d attribuer une signification à nos propres expériences, nous devenons plus sûrs de nos propres interprétations du monde lorsque ces dernières sont confirmées par les autres. Quand nous partageons nos interprétations du monde qui nous entoure avec les autres et que ceux-ci répondent (en soutenant, réfutant ou en donnant des interprétations différentes), nous essayons de réduire l incertitude de l expérience brute. Nous pouvons aussi compter sur les autres pour qu ils interprètent les expériences à notre place, réduisant ainsi notre incertitude. 3. Le désir de certitude est irrésistible. Les êtres humains n aiment pas connaître l incertitude et agiront pour atténuer la leur à propos de leur monde. L atténuation de l incertitude est une motivation puissante. Par conséquent, nous sommes obligés de communiquer avec les autres pour réduire notre propre incertitude. Philosophie du débat 7

Si l incertitude, et l insécurité qui en résulte, est omniprésente et irrésistible pour chaque être humain, imaginez la motivation générée par l incertitude collective d un groupe de personnes confrontées à une expérience nouvelle et indéfinie. Aucun instinct ne peut dire à une nation si un Etat voisin belligérant représente une menace légitime pour la sécurité nationale ou si les avantages de l exploitation des ressources naturelles dépassent les inévitables conséquences environnementales de cette exploitation. Dans de telles circonstances, notre compréhension collective se créée à travers la communication que nous partageons. Le philosophe français Michel Foucault a reconnu que non seulement le processus de communication (particulièrement parmi les membres d une société) créé la signification de nos expériences, mais il distribue aussi le pouvoir à ceux qui sont capables de créer et de maîtriser la signification d une expérience. 3 Selon Foucault, par notre communication au sujet de notre expérience collective, nous créons des formations discursives. Les formations discursives sont des systèmes d interprétation et de signification créés à travers un discours commun qui guide et restreint les interactions d une culture. Par exemple, les lois d une société sont des formations discursives. Ces lois offrent certaines protections et visent à limiter certains comportements, pourtant elles sont un peu plus qu'un compte-rendu de communication entre les membres de cette société. Dans les démocraties libérales occidentales, les lois sont typiquement le produit d un système législatif dans lequel le bienfondé d un ordre des choses donné est soumis à la discussion et au débat. Une décision est prise par l organe délibérant ou par l ensemble de la population et, si la proposition aboutit, cette conclusion est enregistrée sous forme de loi. Cette loi devient alors un moyen à la disposition de l Etat pour contrôler le comportement de ses citoyens. L intérêt de Foucault pour les formations discursives découle principalement de sa reconnaissance du fait que le pouvoir dans une société 8 Comment gagner un débat?

(c est-à-dire la capacité à contrôler les autres) est déterminé en grande partie par la capacité à définir et à manipuler les formations discursives. Plus simplement, en contrôlant la description d une expérience, on contrôle l expérience et les personnes qui la vivent. Examinons la différence entre les interprétations de deux événements tragiques de l histoire récente de l Amérique. Le 15 avril 1995, une détonation causée par un camion de location chargé d'explosifs a soufflé la façade du bâtiment fédéral Alfred P. Murrah à Oklahoma City dans l Oklahoma. Plus de 160 personnes ont trouvé la mort dans ce drame. Timothy McVeigh et Terry Nichols ont été jugés et condamnés pour leur implication dans cet incident. Après leur procès, des procureurs fédéraux ont affirmé que l attaque avait été motivée par une volonté de représailles à l encontre de politiques du gouvernement des Etats-Unis désapprouvées par McVeigh et Nichols. Le 11 septembre 2001, des attaques coordonnées contre le World Trade Center à New York et le Pentagone à Washington, DC, ainsi que le détournement d un avion à Shanksville en Pennsylvanie ont ôté la vie à près de 3 000 personnes. Attribuées à al-qaïda, un groupe islamique fondamentaliste, les attaques du 11 septembre ont semble-t-il été perpétrées en représailles à la politique étrangère des Etats-Unis. Ces deux événements (les deux plus importantes attaques terroristes jamais enregistrées sur le sol américain) illustrent bien le pouvoir du choix d'un discours pour interpréter une expérience. Les deux événements étaient des attaques terroristes motivées par une frustration à l égard de la politique américaine. Les deux ont causé la mort de civils innocents et considérablement modifié la façon dont les citoyens américains se voient et appréhendent leur sécurité. La différence entre les événements et, plus important encore, la conséquence de ces événements réside dans les mots que nous utilisons pour les décrire. Les attaques d Oklahoma City ont été largement présentées comme un acte criminel. La réaction du gouvernement a essentiellement consisté à Philosophie du débat 9

identifier et à poursuivre les auteurs présumés du crime. Le procès, le verdict et la peine qui s en sont suivis ont permis, dans une certaine mesure, au pays de tourner la page. Les événements du 11 septembre ont, pour leur part, été interprétés comme un acte de guerre. Ceux qui ont participé à l attaque et l organisation qui les soutenait ont été identifiés comme des ennemis de l Etat. Une véritable invasion d une nation soupçonnée de soutenir l organisation al-qaïda a été orchestrée et la Guerre mondiale contre le terrorisme qui s en est suivie est toujours en cours. Les deux interprétations très différentes de ces deux événements essentiellement similaires étaient le produit du discours utilisé pour les décrire : dans un cas, la réaction «officielle» a consisté à identifier l acte comme un crime ; dans l autre, l attaque a été décrite comme un acte de guerre. La décision apparemment simple du nom à donner à ces événements a eu (et continue d'avoir) un impact profond sur la vie de gens à travers le monde. L interprétation de ces événements a donné le ton soit d une réaction discrète à une violation de la loi soit d une action militaire qui dure depuis des années, a tué des milliers de personnes et coûté des milliards de dollars. En clair, la façon dont nous choisissons d interpréter notre réalité a un effet sur nous. Alors, comment ces interprétations naissent-elles? Comment se créent-elles et comment se répandent-elles? Comment une société entière en vient-elle à considérer une attaque comme un crime et une autre comme un acte de guerre? Si le choix du discours fait le travail initial de description de ces événements, les arguments sont responsables de persuader les autres d adhérer à ces descriptions. Ramené à sa fonction essentielle, un argument est simplement une proposition d interprétation d une expérience avec des raisons avancées à l appui de ladite interprétation. Un argument énonce une affirmation (sur ce qu est une chose, sur les relations qui existent entre les choses ou sur la valeur d une chose) et propose des raisons pour lesquelles les autres devraient accepter cette interprétation. Nous 10 Comment gagner un débat?

vivons une expérience et, parce que nous voulons avoir des certitudes, nous présentons aux autres un argument qui établit comment nous pensons qu'il faut interpréter cette expérience. Alors que nous avançons des arguments pour soutenir notre point de vue, nous pouvons rencontrer d autres personnes ayant différentes interprétations des mêmes événements et, par conséquent, différents arguments pour justifier leurs interprétations. Nos arguments sont alors mis à l épreuve par les arguments des autres : Notre auditoire est invité à choisir (ou décide de choisir) entre ces descriptions concurrentes. En fin de compte, l interprétation que nos auditoires trouvent la plus convaincante l'emporte et est admise comme l interprétation standard de cette expérience. 4 Bien sûr, ces interactions suivent rarement un scénario aussi clair. Souvent, on ne perçoit pas toujours clairement ce que prétend une personne ou l'interprétation qu'elle veut nous faire accepter. En outre, on peut ne pas savoir quand un point de vue donné «l emporte» sur un autre ; l on désigne rarement un vainqueur en dehors de cadres de délibération formels (tels que les organes législatifs ou judiciaires, ou des tours de débat). Au contraire, nous essayons de convaincre les autres et sommes satisfaits si certains semblent épouser notre point de vue. Peu importe que nos efforts de persuasion se concluent de façon formelle ou informelle, à la fin nous nous rendons compte que nos perceptions sont les nôtres et que les autres, ceux avec qui nous interagissons ont (et, malgré nos meilleurs efforts, peuvent continuer à avoir) les leurs. Nous nous rendons compte que nos interprétations ne sont pas figées, absolues ou vérifiables de façon objective ; elles sont le produit de notre imagination et de notre capacité à utiliser la langue pour convaincre les autres de la validité de nos interprétations. Philosophie du débat De ces observations sur la manière dont les hommes utilisent des arguments pour construire leur réalité, nous pouvons tirer un cadre Philosophie du débat 11

philosophique qui illumine la pratique du débat. Cette philosophie peut s exprimer en deux hypothèses et une conclusion : Hypothèse 1 : Un débat est un concours d'interprétations et, donc, d arguments. Le débat exige que les participants convainquent un auditoire de la véracité ou de la fausseté de la motion ; il s agit d une compétition entre les arguments utilisés pour faire triompher ou réfuter cette motion. Le but des deux équipes engagées dans le débat est d offrir une interprétation de certains événements capable d amener un arbitre à admettre ou rejeter la motion examinée. De cette façon, les arguments utilisés dans un tour de débat ne sont pas différents de ceux utilisés en dehors dudit tour. Par conséquent, les mêmes qualités qui rendent une proposition d interprétation d une expérience convaincante en dehors d un débat doivent rendre un argument convaincant dans un tour de débat. Dans la suite du livre, nous nous attarderons sur ces qualités et expliquerons comment créer des arguments qui témoignent de celles-ci. Hypothèse 2 : L évaluation des arguments est une activité subjective. Comme tout effort de persuasion, le succès des arguments dans les débats dépend entièrement de la perception de l auditoire : si l arbitre préfère vos arguments à ceux de vos adversaires, vous gagnerez probablement. Ce qui complique les choses, bien entendu, c est que ce qu un arbitre peut préférer de vos arguments peut ne pas convaincre un autre. Ce qu un arbitre peut trouver passionnant comme explication, peut sembler peu crédible pour un autre. 12 Comment gagner un débat?

Cela dit, il existe des approches argumentaires que la plupart trouvent excellentes. Et plus important encore, il existe des approches classiques qu une équipe peut suivre pour mettre à l épreuve les arguments de ses adversaires et en pointer (à l attention des arbitres) les lacunes. Quoi qu il en soit, la persuasion est une activité essentiellement humaine et, de ce fait, elle sera toujours imparfaite et mystérieuse. Vous avancerez souvent des arguments que vous croirez exceptionnels. Vous ferez des déclarations et donnerez des preuves que vous croirez de loin meilleures que celles de vos adversaires. Vous ferez des critiques des arguments de vos adversaires qui, croirez-vous, ruineront tous leurs efforts visant à soutenir leur position. Vous comparerez vos arguments à ceux de vos adversaires et à la motion et démontrerez clairement que vos efforts sont supérieurs. Et vous perdrez quand même. L une des choses que le débat nous enseigne c est que l on ne peut pas toujours comprendre ou influencer les perceptions de ceux qui nous entourent. Vous devrez accepter les décisions que prennent les gens. Aussi difficile à vivre que puisse être une telle situation, c est à plus d'un égard l'une des leçons les plus précieuses que puisse nous apprendre le débat. Ces deux hypothèses mènent à une conclusion qui va éclairer la suite de ce livre : Conclusion : Il n y a pas une «bonne» façon de débattre. Les hypothèses paraissent résolument négatives. Dire que le débat est une opposition entre interprétations concurrentes de la réalité et que nous ne pouvons jamais savoir avec certitude pourquoi une personne préfère un argument à un autre sonne comme une condamnation de l exercice. Bien au contraire. Philosophie du débat 13

Ces mêmes observations sont ce qui fait du débat un exercice concurrentiel et éducatif si riche et gratifiant. C est la subjectivité de l exercice qui en fait une activité si stimulante et appréciable. Dans un débat, les règles mêmes qui régissent l évaluation des concurrents font l objet des efforts de persuasion des participants. Contrairement à d'autres compétitions, le débat a peu de règles fixes. L ordre des orateurs et les temps de parole sont de bons exemples de règles qui existent dans le débat académique : ce sont elles qui régissent la façon dont chaque tour sera administré. Il n existe pratiquement pas de règle de fond (c est-à-dire celles qui régissent le contenu des débats). Au premier abord, ce n est pas quelque chose d extraordinaire : parce que les sujets des débats changent régulièrement, il serait quasiment impossible de définir ce que peuvent dire et ce que ne peuvent pas dire les concurrents. De plus, la nature même du débat, c est-à-dire un exercice de libre expression, exclut l idée de limiter ce qui peut ou ne peut pas être dit dans un tour. Mais cette absence de règles de fond signifie aussi que les normes qui permettront aux arbitres de désigner le vainqueur d'un tour donné d'un débat sont elles-mêmes légitimement sujettes à débat. Un arbitre doit-il prêter plus attention aux effets d une proposition sur les libertés de chaque citoyen d un pays ou à la sécurité collective de la nation? Doit-il accorder plus d importance aux risques pour l environnement de l'application d une politique ou aux gains économiques qu engendrera ladite politique? Ces décisions (celles que devra prendre l arbitre pour désigner le vainqueur du tour) sont la cible potentielle des arguments des débatteurs. En outre, peu de stratégies sont expressément prohibées dans le débat, les stratégies étant essentiellement ancrées dans le contenu des arguments avancés pour les faire prospérer. Un 14 Comment gagner un débat?