et de Recherches Tableau de bord des pays d Europe centrale et orientale et d Eurasie 2014 Sous la direction de Jean-Pierre Pagé Volume 2 : Eurasie



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Transcription:

les études du Ceri Centre d Études et de Recherches Internationales Tableau de bord des pays d Europe centrale et orientale et d Eurasie 2014 Sous la direction de Jean-Pierre Pagé Volume 2 : Eurasie Centre d études et de recherches internationales Sciences Po

Le Tableau de bord 2014 (volumes 1 et 2) a été réalisé, sous la direction de Jean-Pierre Pagé, par une équipe lui associant Céline Bayou, Vitaly Denysyuk, Raphaël Jozan, Edith Lhomel, Catherine Samary, David Teurtrie et Faruk Ülgen. Le panorama politique de l Europe centrale (volume 1) a été rédigé par Jacques Rupnik, celui de l Eurasie (volume 2) par Anne de Tinguy. Jacques Sapir a pris en charge l élaboration de la partie relative à la Russie, Julien Vercueil, le panorama économique de l Eurasie (volume 2) ainsi que le chapitre consacré au Kazakhstan. Jean-Pierre Pagé est économiste, expert pour les pays de l Europe centrale et orientale et l Eurasie. e-mail : jppage@wanadoo.fr Anne de Tinguy est professeur des universités à l INALCO et chercheur au CERI-Sciences-Po. e-mail : anne.detinguy@sciencespo.fr Jacques Sapir est directeur d études à l EHESS où il dirige le Centre d études des modes d industrialisation (CEMI). e-mail : sapir@msh-paris.fr Julien Vercueil est maître de conférences en sciences économiques à l INALCO et chercheur au Centre de recherches Europe-Eurasie ainsi qu au CEMI-EHESS. e-mail : julien.vercueil@inalco.fr Vitaly Denysyuk est docteur en sciences économiques. e-mail : denysyukv@yahoo.fr Raphaël Jozan est docteur en sciences économiques, conseiller du chef économiste de l AFD. e-mail : jozan.raphael@gmail.com David Teurtrie est directeur du Collège universitaire français de Saint Pétersbourg et chercheur associé au Centre de recherches Europe-Asie à l INALCO. e-mail : david.teurtrie@inalco.fr Faruk Ülgen est maître de conférences au Centre de recherche en économie de Grenoble (CREG), rattaché à l Université Pierre-Mendès-France. e-mail : faruk.ulgen@upmf-grenoble.fr Remerciements Notre gratitude s adresse en premier lieu à Judith Burko, notre fidèle éditrice sans laquelle cet ouvrage ne pourrait exister, puis aux économistes de l Institut d études économiques internationales de Vienne (WIIW), source inégalée d informations sur l Europe de l Est, et à Antoine Goujard, chef du «France-Poland desk» à l OCDE, qui nous a fait bénéficier de ses conseils. Banque asiatique de développement : «Asian Development Outlook 2014» ; «Key indicators for Asia and the Pacific 2014». Bost F., Carroue L., Colin S., Girault C., Humain- Lamour A.-L., Sanmartin O., Teurtrie D., Images économiques du monde 2015, Armand Colin, 2014. Case Ukraine, «Ukrainian economic outlook : tendencies, forecasts, estimates», http://www.caseukraine.com.ua/node/16?language=en CEMI-EHESS (Paris) et Institut de prévision de l économie nationale, Académie des sciences de Russie (IPEN- RAN, Moscou), «Données et analyses sur la Russie». Commission européenne : «Mise en œuvre de la politique européenne de voisinage en Ukraine, progrès réalisés en 2013 et recommandations d action», document n SWD (2014) 96 final, 27 mars 2014, p. 10 ; «Soutien de la Commission européenne à l Ukraine. Actualisation», document MEMO/14/279, 13 mai 2014. FMI : World Economic Outlook Database, Washington, avril et octobre 2014 ; Sources «Regional economic outlook : Middle East and Central Asia», Washington, mai 2014» ; World Economic and Financial Surveys, Washington, novembre 2014. Forum économique mondial, Global Competitiveness Report, Genève, 2014. ICPS, «Inside Ukraine», http://icps.com.ua/eng/ publications/periodic/inside_ukraine.html IER (The) : «Macroeconomic forecast Ukraine. New issue», http://www.ier.com.ua/en/publications/ regular_products/forecast/. Institut d études économiques internationales de Vienne (WIIW) : Gligorov V., Holzner M., Hunya G., Landesmann M., Pindyuk O. et al., «Investment to the rescue», Forecast Report, printemps 2014 ; Richter S., Astrov V., Gligorov V., Hanzl- Weiss D., Havlik P., Holzner M., Vidovic H. et al., «On thin ice CESEE core resilient in the face of EU stagnation and the Ukraine crisis», Forecast Report, automne 2014. OCDE, «Ukraine», Examens territoriaux, Paris, 2014. 2

Table des matières Eurasie L ombre portée du conflit en Ukraine dans l'espace eurasiatique Panorama économique par Julien Vercueil... p. 4 L Eurasie déchirée. L impact de Maïdan et des interventions russes en Crimée et dans le Donbass Panorama politique par Anne de Tinguy... p. 12 Les pays d Asie centrale Kazakhstan par Julien Vercueil... p. 17 Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan par Faruk Ülgen... p. 22 Les pays du Sud-Caucase Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie par Raphaël Jozan... p. 31 Le Bélarus et la Moldavie par David Teurtrie... p. 38 La Russie et l Ukraine Russie par Jacques Sapir... p. 44 Ukraine par Vitaly Denysyuk... p. 54 Nota Bene : la rédaction du Tableau de bord 2014 s'est achevée le 18 décembre 2014 Principaux acronymes utilisés dans ce volume ASANE : Association des nations de l'asie du Sud-Est BAD : Banque asiatique de développement BERD : Banque européenne pour la reconstruction et le développement CEE : Communauté économique européenne CEI : Communauté des Etats indépendants Cnuced : Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement EEC : Espace économique européen FMI : Fonds monétaire international IDE : Investissements directs étrangers OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques OMC : Organisation mondiale du commerce ONU : Organisation des Nations unies OSCE : Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe Otan : Organisation du traité de l'atlantique Nord PIB : Produit intérieur brut UD : Union douanière UE : Union européenne UEE : Union économique eurasiatique WIIW : Institut d études économiques internationales de Vienne 3

L ombre portée du conflit en Ukraine dans l'espace eurasiatique Panorama économique Julien Vercueil La question de l intégration économique de l espace eurasiatique a pris un tour dramatique en Ukraine à partir de la fin du mois de novembre 2013. L ombre du conflit s est étendue sur l ensemble de la région, et a modifiés ses perspectives économiques. Les dynamiques contradictoires d intégration institutionnelle dans cette orbite (à l est, une Union économique eurasiatique centrée sur la Russie, à l ouest, l association avec l Union européenne) ont pu cohabiter tant que Moscou ne percevait pas cet antagonisme comme une menace pour les intérêts nationaux. Tout a changé après le soulèvement de Maïdan et la chute du président Ianoukovitch : la perspective d un basculement géostratégique de l Ukraine, impliquant l installation de bases de l Otan aux frontières Sud de la Russie et la perte de Sébastopol, l évanouissement de toute perspective d intégration de l Ukraine à l Union économique eurasiatique, alors qu elle était l objectif premier de cette construction, l annonce par les nouveaux maîtres de Kiev de mesures discriminatoires visà-vis des populations russophones ont tout ensemble brutalement matérialisé cette menace. La suite est connue. Les conséquences humaines, politiques, diplomatiques et économiques de la réaction militaire de la Russie en Crimée et dans le Donbass sont lourdes. A des degrés divers, c est toute l Eurasie qui est touchée, et avec elle les projets d intégration économique portés par la Russie. Un contexte économique peu porteur L environnement international de l année 2014 n a pas été favorable aux économies eurasiatiques. Mois après mois, les indicateurs d activité ont brossé le tableau d une économie mondiale moins dynamique qu'attendu. Ce ralentissement est modéré (-0,3 % par rapport aux prévisions initiales), mais toutes les zones du monde sont concernées, hormis la Chine. L Union européenne, déterminante pour la région, affiche une croissance molle (1,4 % dans l ensemble et 0,8 % en zone euro). Autre grand voisin, la Chine est contrainte de modifier son modèle de croissance, trop dépendant de l investissement et des exportations, et de l équilibrer par la consommation intérieure. Ce rééquilibrage provoque une décélération de l économie : +7 % environ en 2014, au lieu des quelque 10 % récurrents dans les années 2000. La conjoncture est aussi marquée par une incertitude sur l évolution de deux variables importantes pour la région : les taux d intérêt des pays avancés et les prix mondiaux des hydrocarbures. Si la Banque fédérale américaine, confortée par la vigueur de sa reprise en fin d année, confirme son intention de réduire ses rachats d actifs, la hausse des taux d intérêt qui s ensuivra inversera les flux nets de capitaux avec les pays émergents et la zone eurasiatique. Il en résultera des pressions à la baisse sur leurs taux de change et à la hausse sur leurs taux d intérêt, qui aggraveront la situation financière des agents trop endettés en devises, et pèseront sur l activité. Si, dans le même temps, la baisse des prix du pétrole se confirme (Figure 1), les pays exportateurs d énergie, qui sont aussi les plus grosses économies de la région (Russie, Kazakhstan, Ouzbékistan, Azerbaïdjan, Turkménistan) devront faire face à de nouvelles tensions sur leurs comptes publics et courants. 4

Figure 1 Prix du baril de pétrole (WTI), novembre 2013-novembre 2014 Source : Nasdaq.com Des évolutions régionales divergentes Dans ce contexte, les réactions des économies de la région n ont pas été homogènes. Les situation les plus détériorées sont celles de l Ukraine et de la Russie, ce qui n est pas surprenant car elles forment l épicentre du conflit international déclenché par l annexion de la Crimée. La croissance de la Russie a perdu environ trois points entre les prévisions officielles de la fin 2013 et sa situation actuelle (entre 0 et 0,5 % en 2014). Un secteur clé pour son avenir, l industrie automobile, a connu une chute d activité qui a atteint 20 % entre l été 2013 et l été 2014, ce qui a accéléré les destructions d emplois chez certains constructeurs (13 000 emplois perdus en 2014 chez Avtovaz, contrôlé par l alliance Renault-Nissan). L Ukraine, dont les perspectives étaient particulièrement fragiles à l automne 2013, s est trouvée emportée dans une succession de déflagrations qui ont aggravé la dépression. Son PIB devrait avoir chuté d environ 8 % en 2014. La Moldavie et le Bélarus subissent les conséquences de la stagnation russe et du conflit ukrainien, aggravées, pour la Moldavie, par les mesures de rétorsion prises à son encontre par Moscou après la signature de l accord d association avec l UE. Les exportations, les transferts de revenus des travailleurs expatriés et les flux de capitaux entrants sont réduits. La BERD note que les pays d Eurasie les plus exposés à la conjoncture russe en proportion de leur PIB sont le Bélarus, le Tadjikistan, l Arménie et le Kirghizstan (Figure 2). C est donc sur ces pays que la dégradation de la situation économique en Russie aura le plus de conséquences. Son exposition commerciale à la situation en Russie n'est pas la seule vulnérabilité du Bélarus. Sa dépendance à l égard des subventions de Moscou au travers des prix de l énergie importée le fragilise également. Cette relation est d autant plus forte que le pétrole, après transformation, est exporté sous forme de produits pétroliers qui contribuent positivement au compte courant. Le fait d avoir associé étroitement, au sein de l Espace économique commun, une économie biélorusse largement administrée et des économies russe et kazakhe plus libéralisées, crée des opportunités d arbitrage pour les agents économiques entre les conditions prévalant de part et d autre de la frontière russo-biélorusse, ce qui provoque des tensions entre les deux pays. 5

Figure 2 Expositions comparées des économies eurasiatiques à la conjoncture russe (en % du PIB du pays) 60% Via les IDE 50% 40% 30% Via les exportations 20% 10% 0% Via les actifs bancaires et les flux de transferts de revenus Source : BERD, «Transition report 2014. Innovation in transition», Londres, 2014, p. 108 Le Kazakhstan est concerné par le ralentissement en Russie, dont les tassements de la production industrielle et de la demande finale ont des conséquences sur son activité, même si ses exportations dépendent également de l Union européenne et de la Chine. Les autres pays d Asie centrale sont diversement affectés. Le Kirghizstan et le Tadjikistan le sont davantage que l Ouzbékistan et le Turkménistan, car ils dépendent de la Russie et du Kazakhstan, qui sont à la fois les débouchés de leurs exportations et les hôtes de leurs travailleurs émigrés. Depuis 2010, ils sont également gênés par l augmentation des droits de douane consécutive à la mise en œuvre de l Union douanière sur ses frontières externes au Kazakhstan. Dans le Caucase, les options de politique économique des trois pays ont divergé, ce qui explique la différenciation de leurs trajectoires : l Arménie a fini par céder aux pressions de la Russie pour rejoindre l Union économique eurasienne après avoir un temps envisagé de signer, avec la Moldavie, la Géorgie et l Ukraine, un accord d association avec l Union européenne. La Géorgie a choisi l accord d association tout en améliorant ses relations avec Moscou, ce qui lui a permis d obtenir la levée de l embargo russe sur ses exportations et de renouer avec ce grand marché. L Azerbaïdjan compte toujours sur ses ressources en hydrocarbures pour garantir son indépendance stratégique vis-à-vis de la Russie, tout en renouant des relations avec elle pour ce qui est des livraisons d armes. Ni l Azerbaïdjan ni l Arménie n auront enregistré en 2014 les taux de croissance espérés en début d année, seule la Géorgie devrait avoir dépassé ses objectifs. En Asie centrale, l Ouzbékistan et le Turkménistan poursuivent des politiques autonomes, rendues possibles par le volume de leurs exportations d hydrocarbures, particulièrement en ce qui concerne le Turkménistan, premier fournisseur de gaz de la Chine. Ce n est pas le cas du Kirghizstan ni du Tadjikistan, qui se sont ralliés à l idée d intégrer l Union douanière Russie-Bélarus-Kazakhstan- Arménie. Dans la sous-région, les tensions restent aiguës et l affaiblissement de la croissance risque de les raviver. 6

L onde de choc monétaire La chute du rouble a constitué un choc monétaire pour la région, qu il ne faut pas sous-estimer. Elle a produit ses effets en plusieurs phases. Dans un premier moment (de début janvier à mi-mars pour la majorité des pays concernés), l érosion du rouble a été provoquée par l incertitude suscitée par Maïdan, par les conflits politiques secouant l Ukraine et par la fuite du président ukrainien. Elle a culminé avec l annexion de la Crimée par la Russie en mars, qui a bouleversé la situation géopolitique régionale et fait courir le risque d une déflagration militaire. Dans un deuxième temps (fin mars-début juillet), les tensions se sont apaisées car les autorités ukrainiennes n ont pas annoncé leur intention de reconquérir militairement la péninsule. L apaisement a aussi été motivé par le fait que les premières sanctions internationales à l encontre de la Russie se sont cantonnées à des gels d avoirs et des interdictions de visas pour certaines personnalités russes, et n ont donc pas eu d impact macroéconomique. La troisième phase, qui a débuté fin juillet, a été déclenchée par les combats dans le Donbass et l annonce du niveau 2 des sanctions internationales prises contre la Russie. Elle a connu un répit dans la deuxième quinzaine d août, mais le fait que le cessez-le-feu de septembre ne soit pas respecté a relancé le climat d incertitude. Le rouble a rechuté, pour connaître un véritable écroulement au début du mois de novembre, accéléré par le repli des prix du pétrole (cf. Figure 1 et Annexe). L amplitude du décrochage du rouble vis-à-vis de ses principales monnaies partenaires au sein de l Espace économique commun et la CEI atteint 30 à 45 % (cf. Tableau 1). Ce mouvement a des conséquences sur la volatilité des changes dans la région car toutes les monnaies ne s apprécient pas au même rythme vis-à-vis du rouble. Ainsi, le tenge kazakh a été dévalué en février 2014 tandis que la hryvnia ukrainienne décrochait davantage encore que le rouble, reflétant la progressive paralysie de l économie nationale. L augmentation de la volatilité des changes est néfaste pour l intégration économique régionale car elle induit une augmentation des primes de couverture contre le risque de change et donc du coût des transactions internationales. En outre, la chute du rouble provoque une détérioration de la compétitivité-prix des pays partenaires de la Russie, alors qu elle constitue souvent leur principal débouché extérieur de produits non énergétiques. Cela vient aggraver les effets du ralentissement déjà mentionné de la demande globale russe. Dans les pays d émigration de travail à destination de la Russie (Moldavie, Géorgie, Arménie, Tadjikistan, Kirghizstan, Ouzbékistan et dans une moindre mesure, Ukraine et Bélarus), les entrées de devises se tarissent, à la fois du fait de la stagnation de l économie russe et de la chute de la valeur de leurs salaires exprimée en monnaie nationale. Enfin, les banques russes exposées aux sanctions et à la baisse du rouble risquent de diminuer leur activité dans la CEI, ce qui fragilise le compte financier des pays non exportateurs de pétrole. Tableau 1 Amplitude de la chute du taux de change du rouble au sein de la CEI novembre 2013-novembre 2014 Monnaie Valeur minimale (mois) Valeur maximale (mois) Amplitude maximale de la chute du rouble russe Rouble bélarus 33 (juillet) 44,5 (novembre) 35 % Tenge kazakh 18,5 (juillet) 26,5 (novembre) 45 % Dram arménien 80 (janvier) 115,5 (novembre) 44 % Som kirghiz 63,5 (avril) 83 (novembre) 31 % Rouble tadjik 67 (juillet) 93,5 (novembre) 40 % Source : Banque centrale de Russie 7

L Union économique eurasiatique : la cryogénisation contre la décomposition? L ensemble eurasiatique a néanmoins relativement bien résisté, en termes conjoncturels, au choc géopolitique constitué par un conflit armé entre deux de ses économies majeures. Cette résistance est en partie à mettre sur le compte de la faiblesse de l intégration économique régionale. En revanche, la situation de l UEE semblait précaire à la fin de l année 2014. En dépit de quelques cahots, l instauration de l Union douanière (en 2010) puis de l Espace économique commun (en 2012) ont constitué deux étapes de l intégration dont le succès est à mettre à l actif des dirigeants des pays concernés. Mais la suite s avère plus exigeante : contrairement à un EEC, une union économique suppose une intégration par les politiques et non plus par les marchés, c est-à-dire des abandons substantiels de souveraineté par les Etats membres. Or les projets biélorusse et, dans une moindre mesure, kazakh d utiliser l UEE pour obtenir une politique commune de l énergie ont été retoqués par Vladimir Poutine, qui ne souhaite assurément pas perdre les leviers fiscaux, politiques et géopolitiques que lui confère ce secteur, dont il a lui-même orchestré la reconquête par l Etat dans les années 2000. La politique énergétique a donc été exclue du traité instituant l UEE, entré en vigueur en janvier 2015. Rappelons que c est précisément l énergie qui constitua le socle initial de la Communauté européenne en 1951 : par ce choix, ses promoteurs souhaitaient alors montrer la valeur qu ils accordaient au projet d intégration. Ce n est pas le cas de l UEE. Depuis l annexion de la Crimée par la Russie, Evguenyi Vinokourov, directeur du centre de recherche sur l intégration économique eurasiatique, relève une montée générale chez les acteurs économiques de ce qu il appelle «l eurasiascepticisme» 1. Au plus haut niveau, la Russie a été mise en minorité en juillet 2014 au sein de l EEC dans sa volonté d exclure l Ukraine de l accord de libre-échange signé en 2011. Elle n a pas été suivie par ses partenaires dans ses contre-mesures bannissant les importations de produits agroalimentaires occidentaux. En outre, l intégration monétaire et financière est de moins en moins à l ordre du jour. Elle est perçue comme risquée par les pays associés à la Russie, qui craignent la mainmise des conglomérats russes sur leur système bancaire et financier. Le Kazakhstan s est ouvertement opposé à la perspective d une monnaie commune évoquée dès 2013 par Dmitri Medvedev. L effondrement du rouble conforte sa méfiance : le projet d en faire une véritable monnaie régionale paraît moins solide que jamais. Comme la politique étrangère, la politique énergétique, la citoyenneté commune, la sécurité des frontières et la politique de visas, la politique financière et bancaire commune ne sera pas incluse dans le traité instituant l UEE. Les perspectives d élargissement sont également incertaines. Sans pouvoir l empêcher, le Kazakhstan s est positionné de manière critique vis-à-vis de l intégration de l Arménie, proposée unilatéralement par la Russie en 2013. A défaut de pouvoir augmenter les gains d une adhésion, la Russie semble chercher à élever le coût de la non-adhésion à l UEE. L Arménie en est un exemple : elle a été soumise durant l année 2013 à d intenses pressions économiques et douanières de la part de Moscou (hausse du prix du gaz, freins administratifs aux exportations à destination de la Russie), qui ont débordé dans le domaine diplomatique (livraison d armes à l Azerbaïdjan), avant d annoncer sa décision d intégrer l UD et de renoncer à l accord d association avec l UE. Le Kirghizstan offre un deuxième exemple de la hausse de ces coûts : depuis l instauration de l UD, le pays est en butte à une augmentation des barrières tarifaires et non tarifaires contre ses exportations vers le Kazakhstan, qui mettent à mal son rôle de pays de transit pour les produits chinois expédiés vers la région. A partir de 2013, ces difficultés se sont doublées d un retard de paiement de sa note gazière. Début 2014, le gouvernement a annoncé sa décision de céder son réseau de distribution gaz à Gazprom et son intention d intégrer l Union douanière. En retour, sa dette gazière a été effacée et les tarifs de Gazprom ont été baissés. Le Tadjikistan 1 Evguenyi Vinokourov, «Zarojdenie evrazoskepticisma» (Naissance de l'eurasiascepticisme), Evrazitcheskaja Ekonomitcheskaja Integratsiia, n 1, Vol. 22, février 2014, pp. 5-6. 8

est le prochain pays sur la liste, mais la situation peut changer car un important gisement gazier vient d être découvert dans son sous-sol. S il s avérait exploitable dans des conditions de coût raisonnables, le pays deviendrait un exportateur majeur d hydrocarbures et sa motivation pour intégrer l Union pourrait soudain faiblir. Au-delà de l élargissement se pose la question des relations de cet ensemble avec le reste du monde. Le projet d «espace économique commun de Lisbonne à Vladivostok», qui fut un temps porté par Vladimir Poutine, est aujourd hui enterré. Mais au sein de la région, de nouvelles contradictions sont apparues. Par exemple, le Kirghizstan est membre de l OMC, le Kazakhstan négocie son accession, et les conditions tarifaires et non tarifaires conclues ou en discussion y sont moins restrictives que celles de l'ud. Cette contradiction est un problème pour les deux pays. En revanche, l intensification des liens avec Pékin continuera d avoir des conséquences sur l ensemble de la région. Si la Chine est présente partout comme fournisseur, son rôle de client va croissant. De son point de vue, l Asie centrale et la Russie sont des fournisseurs d énergie concurrents. Elle utilise d ores et déjà cette situation pour asseoir sa présence. Tant que l ombre portée du conflit en Ukraine continuera de peser sur la situation régionale, il sera plus prudent pour les pays concernés par l UEE ou l UD de ne pas s engager dans une fuite en avant institutionnelle, tant pour l approfondissement que pour l élargissement. Au mieux, le résultat en serait la création de nouvelles coquilles vides du type de celles qui ont prévalu dans les années 1990 ; au pire, de nouvelles réactions de retrait de type ukrainien, le Kazakhstan étant le pays le plus susceptible de passer à l acte pour des raisons liées à la structure de son économie, à ses options stratégiques et à la succession qui se profile au sommet de l Etat. Ces risques sont d autant plus sérieux pour la Russie que l attrait de son marché est loin d être celui qu il était il y a quelques années, lorsqu il s accroissait à un rythme de 8 % par an. Dans ces conditions, il est probable que les dirigeants adopteront un pragmatisme de bon aloi et applaudiront l existence de l UEE et l adhésion de l Arménie, puis sans doute du Kirghizstan (pour autant que cela ne viole pas ses engagements envers l OMC), sans aller plus loin dans l élargissement et l approfondissement : la cryogénisation des institutions vaut mieux que leur décomposition ou leur implosion. L avenir économique de la zone eurasiatique est plus que jamais incertain : la locomotive russe est en panne et s isole progressivement des pays occidentaux, dont les marchés, les entreprises et les technologies ont puissamment contribué dans les années 2000 à sa croissance. Les économies postsoviétiques en sont affectées à des degrés divers et les fissures géopolitiques qui traversent la région s élargissent partout (en Asie centrale, dans le Caucase et, bien sûr, en Europe orientale). La crise est là, indiscutable, multiforme et imprévisible. Les autorités russes semblent penser que la bonne réponse consiste en un double mouvement d affermissement de l influence de la Russie sur son étranger proche et de réorientation géoéconomique vers l Asie, en particulier vers la Chine. A supposer que ce projet puisse être partagé par l ensemble des pays de la région, ses effets économiques ne pourraient être positifs qu à deux conditions : qu il s accompagne d une transformation institutionnelle susceptible de résorber les faiblesses de l Etat de droit et du climat d investissement en Russie ; qu il offre des opportunités de diversification économique et de lutte contre la polarisation de l économie russe autour de l exploitation des matières premières, qui n a cessé de croître depuis l arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, il y a quinze ans. La probabilité que le nouveau cours pris par l économie russe satisfasse ces deux conditions s amenuise de jour en jour. 9

Annexe Variations du taux de change du rouble russe, novembre 2013- novembre 2014 Rouble du Bélarus (1000 unités) Tenge du Kazakhstan (100 unités) Rouble du Tadjikistan (10 unités) Som de Kirghizie Dram d Arménie (1000 unités) Hryvna d Ukraine Source : Banque centrale de Russie 10

Tableaux synthétiques Eurasie Croissance du PIB - Taux d'inflation Croissance du PIB (en %) Taux d'inflation (variation de l'indice des prix à la consommation, moyenne sur la période, %) 2010 2011 2012 2013 2014 (p) 2010 2011 2012 2013 2014 (p) Arménie 2,2 4,7 7,1 3,5 3,2 7,3 7,7 2,5 5,8 1,8 Azerbaïdjan 5,0 0,1 2,2 5,8 4,5 5,7 7,9 1,0 2,4 2,8 Bélarus 7,7 5,5 1,7 0,9 0,9 7,7 53,2 59,2 18,3 18,6 Géorgie 6,3 7,2 6,2 3,2 5,0 7,1 8,5-0,9-0,5 4,6 Kazakhstan* 7,3 7,5 5,0 6,0 4,5 7,1 8,3 5,2 5,8 9 Kirghizstan -0,5 6,0-0,9 10,5 4,1 7,8 16,6 2,8 6,6 8,0 Moldavie 7,1 6,8-0,7 8,9 1,8 7,4 7,7 4,6 4,6 5,1 Ouzbékistan 8,5 8,3 8,2 8,0 7,0 9,4 12,8 12,1 11,2 10,0 Russie 4,5 4,3 3,4 1,3 0,5* 6,9 8,4 5,1 6,8 7,5 Tadjikistan 6,5 7,4 7,5 7,4 6,0 6,5 12,4 5,8 5,0 6,6 Turkménistan 9,2 14,7 11,1 10,2 10,1 4,4 5,3 5,3 6,8 5 Ukraine 4,2 5,2 0,2-0,0 8* 9,4 8 0,6-0,3 20** Sources : FMI ; * : WIIW ; ** : prévision d expert ; (p) prévision Solde des administrations publiques - Solde des transactions courantes Solde des administrat. publiques (en % du PIB) Solde des transactions courantes (en % du PIB) 2010 2011 2012 2013 2014 (p) 2010 2011 2012 2013 2014 (p) Arménie -5,0-2,9-1,6-1,7-1,7-14,2-11,1-11,1-8,0-7,7 Azerbaïdjan 14,0 11,6 3,8 1,4 0,3 28,0 26,5 21,8 17,0 14,6 Bélarus -0,5 4,2 1,7-0,9-3,3-15,0-8,5-2,9-10,1-8,5 Géorgie -4,8-0,9-0,8-1,2-2,9-10,2-12,8-11,7-5,9-8,4 Kazakhstan 1,5 6,0 4,5 5,0 3,8 0,9* 5,4* 0,5* -0,5* 1,3* Kirghizstan -5,8-4,6-5,7-3,8-4,4-6,4-9,6-15,9-14,8-14,2 Moldavie -2,5-2,4-2,1-1,8-1,7-7,8-11,2-6,8-4,8-6,2 Ouzbékistan 4,9 8,8 8,5 2,9 0,6 6,2 5,8 1,2 0,1 0,1 Russie -3,4 1,5 0,4-1,3-1 4,4 5,1 3,5 1,6 3,1* Tadjikistan -3,0-2,1 0,6-0,8-0,6-1,2-4,8-1,5-1,4-4,7 Turkménistan 2,0 3,6 6,4 1,3 0,1-10,6 2,0 0,0-2,9-1,9 Ukraine* -5,8-1,7-3,5-4,2-6,5-2,1-6,0-7,9-8,8-3,8 Sources : FMI ; * : WIIW ; (p) prévision Les Etudes du CERI - n 192 - Tableau de bord d Eurasie - décembre 2012 11

L Eurasie déchirée L impact de Maïdan et des interventions russes en Crimée et dans le Donbass Panorama politique par Anne de Tinguy Depuis 1991, conflits, crises et révolutions ont été nombreux au sein de l espace postsoviétique. Aucun d entre eux n a eu l ampleur, la violence, la portée des événements qui se déroulent en Ukraine depuis la fin de 2013. Neuf ans après la révolution orange, les Ukrainiens se sont à nouveau mobilisés, pour dire leur refus d un régime autoritaire et corrompu : Maïdan confirme la volonté de changement d une grande partie d entre eux, leur attachement à l Europe et à ce qu elle représente, ainsi que les divergences des trajectoires ukrainienne et russe. Kiev se heurte à l hostilité totale de Moscou, qui a réagi en annexant la Crimée, puis en soutenant l insurrection qui se développe dans l est du pays. Le Kremlin cherche aussi à conforter son projet d Union économique eurasiatique, quand le conflit meurtrier qui oppose ces deux peuples souvent décrits comme «frères» déchire l Eurasie. Maïdan, neuf ans après la révolution orange Le 21 novembre 2013, la colère provoquée par la décision du président Ianoukovitch de suspendre les négociations sur l accord d association avec l Union européenne déclenche un mouvement de révolte, au départ spontané et pacifique, qui bénéficie d un fort soutien au sein de la population. Analysé comme une «euro-révolution», Maïdan va très vite bien au-delà de la question de l accord d association. Se référant à ce qu ils perçoivent être des valeurs européennes, les contestataires protestent contre l arbitraire, la corruption, la captation des richesses nationales par les élites politiques et les oligarques. Ils réclament une «Ukraine différente, européenne», un Etat de droit. Le pouvoir en place ne résiste pas à cette révolte. Après les tragiques journées des 18-20 février, la Rada destitue le président Ianoukovitch en fuite, met en place un gouvernement intérimaire et vote le retour à la Constitution de 2004 qui limite fortement les pouvoirs présidentiels. Au cours des trois mois qui suivent, ce gouvernement, dont la légitimité est contestée par une partie des Ukrainiens de l est du pays et par Moscou, est confronté à une terrible épreuve : l annexion par la Russie d une partie de son territoire et l émergence dans les régions orientales (Donbass) d un mouvement séparatiste. En dépit de ces fortes tensions aggravées par une situation économique et financière très difficile, les élections se tiennent le 25 mai à la date prévue. Porteur d un projet résolument pro-européen, Petro Porochenko est élu dès le premier tour avec 54,7 % des voix. Les choix faits le 25 mai sont confirmés par les élections législatives du 26 octobre. Cette alternance se produit dans un contexte d une extrême complexité. L'Ukraine est confrontée à d immenses défis, à la tête desquels se place le mouvement séparatiste, dont l'essor s explique par des facteurs à la fois internes probablement encouragé par Viktor Ianoukovitch, il est favorisé par la forte identité régionale d une population traditionnellement tournée vers la Russie voisine et externes : le soutien apporté par la Russie aux insurgés. Petro Porochenko y répond par une «opération antiterroriste», destinée à reprendre le contrôle du territoire national, et par un plan de «large décentralisation». L insurrection reste circonscrite aux régions de Donetsk et de Lougansk, mais la politique de Kiev ne donne pas tous les résultats escomptés. En dépit d un cessez-le-feu conclu le 5 septembre sous l égide de l OSCE, la violence perdure et, après un scrutin illégalement organisé le 2 novembre par les républiques autoproclamées au sein de ces deux régions, le conflit semble s enliser. Cette guerre meurtrière (4 000 morts) est un formidable facteur de déstabilisation du pays et un obstacle majeur aux nécessaires réformes que le pouvoir s est engagé à entreprendre. 12

Les réponses de la Russie : le recours à la force en Ukraine L hostilité de Moscou aux choix ukrainiens est totale. Illustration du continuum qui peut exister entre le soft et le hard power, sa politique s appuie sur différents types d actions. Elle s articule autour de l affirmation que le changement de pouvoir en février à Kiev est le fruit d «un coup d Etat» fait par «des nationalistes, des néonazis, des russophobes et des antisémites» et que la Russie doit protéger les populations russes et russophones menacées. Par la suite le Kremlin nie toute implication dans le conflit du Donbass, en rejetant la responsabilité sur les autorités de Kiev et sur les Etats occidentaux. Il cherche à peser sur les orientations extérieures de son voisin par le biais de son système politique il n y a pas, dit-il, d alternative à une «fédéralisation» de l Ukraine et de ses dépendances économiques, notamment énergétiques, à son égard. Il prend aussi et surtout une décision lourde de conséquences, validée le 1 er mars par le Conseil de la Fédération : celle d avoir recours à la force. Le 18 mars, deux jours après un référendum en Crimée dont la validité est reconnue par la seule Russie, en violation de la souveraineté et de l intégrité territoriale de l Ukraine et des accords que les deux pays avaient signés en 1994 et en 1997, Vladimir Poutine annonce le «rattachement» de la péninsule à la Fédération de Russie. Ce faisant, il remet pour la première fois officiellement en cause les frontières russes de 1991, en affirmant la légitimité de «l aspiration du monde russe, de la Russie historique, à restaurer son unité». L intervention dans le Donbass, facilitée par une longue frontière commune, confirme qu il ne se sent plus lié par la nécessité de respecter l intégrité territoriale de l Ukraine. Au cours de l été, au moment où les avancées de ses forces armées semblent pouvoir permettre à Kiev de reprendre le contrôle de son territoire, selon des sources ukrainiennes et occidentales, les infiltrations d hommes et de matériels militaires russes s intensifient. La progression des forces armées ukrainiennes est alors stoppée. Ces événements suscitent en Eurasie de très vives inquiétudes. Certains Etats, ceux qui ont mis en place des régimes aussi autoritaires et corrompus que celui de Viktor Ianoukovitch, perçoivent Maïdan comme un danger. Tous se sentent concernés par le comportement de la Russie. Ils constatent qu aux yeux de Moscou, le rapport à l Union européenne est devenu une question centrale et que les règles du jeu ont changé : pour défendre ses intérêts dans ce qu elle considère être sa sphère d influence, la Russie est désormais prête à peser de tout son poids sur ses partenaires, apparemment sans se préoccuper des réactions occidentales. A des degrés divers, tous se savent vulnérables (présence de minorités et de bases militaires russes sur le territoire de la plupart d entre eux, dépendances énergétiques, migrations de travail qui sont des source de transferts financiers, etc), en particulier ceux qui sont confrontés au problème du séparatisme (Moldavie, Géorgie). et la priorité réaffirmée à l Union économique eurasiatique Parallèlement aux initiatives prises en Ukraine, la Russie tente d infléchir les politiques de l Union européenne, notamment les accords d association en négociation avec plusieurs de ses voisins. Elle continue aussi et surtout à tenter de donner corps à ce qui est depuis 2011 le grand projet de Vladimir Poutine : l Union économique eurasiatique. Le 5 mars, les chefs d Etat russe, kazakh et biélorusse confirment leur volonté d aller de l avant. Le 29 mai, ils signent à Astana le traité instituant l Union économique eurasienne (UEE), qui doit entrer en vigueur le 1 er janvier 2015. Des négociations étant en cours avec l Arménie, le Kirghizstan et le Tadjikistan, un élargissement rapide de l Union est alors attendu. La Russie espère rallier à ce projet d autres pays, y compris ceux qui sont les plus attirés par l UE. Sur la Moldavie, qui a confirmé son ancrage européen, elle continue à exercer de multiples pressions. Très active dans les médias, elle entretient des liens étroits avec les partis d opposition, en particulier l influent parti communiste et le parti socialiste d Igor Dodon que Vladimir Poutine reçoit au Kremlin 13

quelques jours avant les élections du 30 novembre. Elle soutient le référendum organisé le 2 février par la Gagaouzie, région de 160 000 habitants qui se prononce à 98 % en faveur de l Union douanière 1. Quelques semaines plus tard, elle lève l embargo sur le vin imposé à la Moldavie pour la seule Gagaouzie. Elle continue en outre à instrumentaliser la question de la Transnistrie, entité sécessionniste sur le territoire de laquelle sont stationnées des forces russes. Certains redoutent une répétition du scénario criméen, d autres une proposition de réintégration de la Transnistrie au sein de la Moldavie en échange de l adhésion de celle-ci à l UEE. Avec la Géorgie, qui a elle aussi fait un choix clair en faveur de l intégration européenne, la rupture n est plus totale depuis le départ en 2013 du président Saakachvili. Signe d une évolution, le soutien à l accession à l Union économique eurasiatique y est passé de 11 % à l automne 2013 à 20 % à l été 2014. Et la crise politique qui secoue le pays en novembre suggère un possible affaiblissement des forces pro-occidentales. Par le biais entre autres d une politique d annexion rampante de l Abkhazie à laquelle elle propose en octobre une nouvelle alliance, Moscou cherche à peser sur l évolution géorgienne 2. En Arménie et en Azerbaïdjan, la crise ukrainienne a des répercussions différentes mais bien réelles. Alors qu elle perçoit toujours l UE comme un partenaire important et comme un modèle de développement, la détérioration des relations russo-européennes force l Arménie à s aligner encore davantage sur un grand voisin russe qui est un fournisseur de sécurité dont elle ne peut se passer. La nouvelle vague de violence qui se produit au cours de l été au Karabakh le lui rappelle. L accord sur l énergie du 16 janvier et le vote à l ONU de la résolution sur la Crimée (cf. infra) confirment que sa marge de manœuvre a encore diminué 3. Grâce à ses richesses en hydrocarbures, l Azerbaïdjan est moins vulnérable que ses voisins. Les événements d Ukraine ont néanmoins nourri sa traditionnelle méfiance à l égard du Kremlin. Bakou sait que la Russie est un acteur incontournable dans le dossier du Karabakh, qu elle a les moyens de s ingérer dans ses affaires intérieures et d alimenter les tensions au sein de la société azerbaïdjanaise. Il réagit par une répression interne accrue. La fragmentation de l espace eurasien En maniant hard et soft power, la Russie parviendra-t-elle à imposer dans l espace eurasien une logique d intégration? Les positions prises par les Etats de la région lors du vote le 27 mars à l Assemblée générale des Nations unies de la résolution sur «l intégrité territoriale de l Ukraine» révèlent qu une autre logique est aussi à l œuvre : celle de la fragmentation. La Russie n a été soutenue que par deux de ses partenaires : le Bélarus et l Arménie. L Ukraine l a été par la Moldavie, la Géorgie et l Azerbaïdjan. Le Kazakhstan et l Ouzbékistan se sont abstenus. Le Kirghizstan, le Tadjikistan et le Turkménistan n ont pas pris part au vote. «En annexant la Crimée», écrit Andreï Gratchev, ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev (qui a, lui, soutenu l initiative russe), la Russie a «porté un coup de massue aux relations proches, réellement fraternelles qui lient les deux peuples depuis des siècles» : elle a «perdu l Ukraine pour longtemps, pour des générations» 4. L image de la Russie et les attitudes à l égard de l Union économique eurasiatique s'y sont en effet fortement détériorées. La perception de l Ukraine en Russie s est elle aussi érodée. Et les deux pays lisent les événements de manières complètement opposées. Alors qu il 1 Voir Florent Parmentier, Les Chemins de l Etat de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie, Presses de Sciences Po, 2014. 2 Marek Matusiak, «The political crisis in Georgia : which way next?», Varsovie, OSW Analyses, 5 novembre 2014. 3 Laure Delcour, «Faithful but constrained? Armenia s half-hearted support for Russia s regional integration policies in the post-soviet space», in David Cadier (dir.), The Geopolitics of Eurasian Economic Integration, London School of Economics, 2014, pp. 38-45. 4 Andreï Gratchev, Le Passé de la Russie est imprévisible, Paris, Alma éditeur, 2014, pp. 457-458. 14

cherchait à inscrire l Ukraine dans une relation privilégiée qui serait durable, voire définitive, le Kremlin a provoqué le résultat inverse : la confirmation de son choix européen, sa signature le 27 juin de l accord d association ainsi que la rupture avec la CEI qu'elle a décidé de quitter en mars. Ses efforts n'ont pourtant pas été complètement vains : le 12 septembre, il a obtenu de Bruxelles le report au 31 décembre 2015 de la mise en application de l accord UE-Ukraine sur la Zone de libre-échange approfondi et complet 5. Il reste que le fossé qui sépare les deux pays est aujourd hui profond et que l attraction qu exerce l UE en Eurasie a été confortée. La Géorgie et la Moldavie, qui avaient paraphé l accord d association en novembre 2013, le signent en même temps que l Ukraine le 27 juin. Toutes trois le ratifient dans les semaines qui suivent. Autre décision hautement symbolique qui est une première en Eurasie : l Union européenne supprime le régime de visa pour les ressortissants moldaves. Le Kazakhstan est en outre le premier des pays de la région à signer le 8 octobre avec elle un nouvel «Accord de partenariat et de coopération élargi» (en 2013, l UE représentait 40,8 % de ses échanges commerciaux et 53,5 % de ses exportations). Que penser dans ce contexte des avancées de l Union économique eurasiatique mentionnées cidessus? Certains, comme Andreï Gratchev, estiment que la crise ukrainienne lui a porté un coup dont elle ne se relèvera pas 6. Les incertitudes sont en effet nombreuses. La participation de l Ukraine, pièce essentielle du dispositif initial, paraît exclue. En dépit de ses efforts, la Russie n a pas réussi à attirer de nouveaux membres. Et ses partenaires, y compris les plus proches, ont désormais des réserves croissantes à l égard de ce projet. Ainsi le Kazakhstan, pays qui occupe une place centrale au sein de l Eurasie, semble aujourd hui estimer qu il n y a pas d alternative à la mise en place de l Union à laquelle il a été historiquement très favorable mais qu il importe de la contenir. En mai, au moment de la signature du traité, il a précisé qu elle n était pas une union politique, qu il était opposé à ce qu elle le devienne, et que «les questions de politique étrangère relevaient de la compétence des Etats» 7. Dans le dossier ukrainien, il a pris à plusieurs reprises ses distances avec la position russe, rappelant que «son intérêt est que l Ukraine reste un Etat souverain, stable et indépendant». Fidèle à sa stratégie multivectorielle, il multiplie par ailleurs les initiatives diplomatiques. Il est entre autres candidat à un siège de membre non permanent au Conseil de sécurité des Nations unies pour 2017-2018. * * * Un an après le début de Maïdan, l issue des événements ne se dessine pas encore, mais il apparaît déjà que les bouleversements qui se sont produits ont eu raison des équilibres régionaux et internationaux qui s étaient imposés en 1991. Le retour au statu quo ante est désormais improbable. Le positionnement des Etats de l Eurasie entre la Russie et l Union européenne fait partie des grandes interrogations : devoir s aligner sur l une ou sur l autre ne correspond pas au souhait de la plupart d entre eux. L avenir dépendra aussi de la capacité de l UE à répondre aux immenses attentes des Ukrainiens et des autres nations de la région, et à accompagner les processus de réforme dans les Etats qui ont signé un accord d association. 5 Rilka Dragneva, Kataryna Wolczuk, «The EU-Ukraine association agreement and the challenges of inter-regionalism», Review of Central and East European Law, n 39, 2014, pp. 233-242. 6 «L Union économique eurasiatique est morte avant même d être née», écrit Andreï Gratchev dans le chapitre intitulé «La Crimée en échange du Kremlin» (pp. 453-461) : après l annexion de la Crimée, «les chances de créer une Union économique eurasiatique viable sont réduites à zéro». Voir Andreï Gratchev, Le passé de la Russie est imprévisible, op. cit., pp. 453 et 459. 7 Voir notamment les déclarations du président Nazarbaev et l interview de son vice-ministre des Affaires étrangères dans The Astana Times, 29 mai 2014. 15

Première partie Les pays d Asie centrale

Kazakhstan par Julien Vercueil Le 14 décembre 2012, le président Nursultan Nazarbaiev présentait sa stratégie de développement économique à long terme intitulée «Kazakhstan 2050», un programme qui vise à faire du Kazakhstan l un des trente pays les plus développés du monde en 2050 et à lui permettre d intégrer l OCDE. Les modèles retenus sont ceux de la Corée du Sud et de Singapour ; les programmes avec lesquels la stratégie nationale est comparée sont ceux de la Chine, de la Turquie et de la Malaisie. Les buts de Kazakhstan 2050 sont ambitieux : il faut que le taux de croissance ne faiblisse pas en dessous de 4 % de moyenne, que le taux d investissement se hisse à 30 %, contre 18 % actuellement, que les produits non pétroliers forment 70 % du potentiel d exportations (dont 80 % sont aujourd hui constituées de pétrole), que les dépenses de recherche-développement représentent 3 % du PIB (0,16 % actuellement), que la part du PIB produite par les PME soit portée de 20 % à 50 %, et que la valeur ajoutée produite par actif passe de 24 500 à 126 000 dollars. Dans ces conditions, le PIB par habitant devrait atteindre 60 000 dollars en 2050 contre 13 000 au début de 2014, tandis que l espérance de vie dépasserait 80 ans au lieu de 74 ans pour les femmes et 65 ans pour les hommes actuellement. Dans son adresse au Parlement du 17 janvier 2014, le Président a fixé un objectif de croissance de 6 à 7 % pour l'année, afin d atteindre un PIB par tête d environ 14 500 dollars, tout en rapprochant le taux d inflation des 3 à 4 % annuels envisagés à moyen terme. Sur le plan des politiques structurelles, le gouvernement s est engagé à produire en 2014 une liste d entreprises à privatiser avec le concours du fonds Samruk-Kazyna pour 2014-2016, à élaborer une stratégie de développement du potentiel de transit et d élimination des barrières au fret sur le territoire du Kazakhstan et à achever la préparation de deux grands travaux énergétiques une centrale nucléaire et une raffinerie pétrolière. Une croissance rapide, pourtant ralentie par les tensions régionales De fait, aidée par les niveaux élevés du prix des hydrocarbures et par le dynamisme de la demande intérieure la consommation des ménages s est accrue de 9 % en rythme annuel la croissance économique a été vive en 2013 (6 %), tout en demeurant inférieure aux niveaux qu elle atteignait avant la crise de 2009. Mais cette dynamique s est depuis essoufflée, à cause de l affaiblissement de la demande externe, particulièrement en provenance de la Chine, mais aussi de l incertitude liée aux développements du conflit entre la Russie et l Ukraine. En février 2014, la Banque nationale du Kazakhstan a dévalué de 18 % la monnaie nationale (le tenge) et rétréci le couloir de fluctuation monétaire autour du cours pivot. Les autorités ont justifié cette décision par la détérioration du solde des transactions courantes et la chute des réserves de change, mais aussi par la dépréciation du rouble russe intervenue plus tôt dans l année. Les calculs du FMI tendent cependant à montrer que le tenge n était surévalué que de 4 à 6 % au début de 2014. Cette décision peut donc s apparenter à une dévaluation compétitive. Elle a cependant exercé un effet de richesse négatif sur les consommateurs et les investisseurs, ce qui a alimenté le ralentissement économique en cours, le secteur extractif connaissant lui aussi un freinage de son activité. En conséquence, la croissance économique devrait s établir aux alentours de 4,5 % pour l année 2014, soit plus de 1,5 point audessous des ambitions présidentielles. Après avoir connu un excédent d environ 2 % du PIB durant les trois dernières années, le compte courant a été faiblement déficitaire en 2013. Ce retournement s explique par la chute des exportations hors hydrocarbures céréales et métaux pour l essentiel. Les investissements directs étrangers ont aussi décliné en 2013, ce qui semble lié au fait que le cycle d investissements du champ pétrolifère 17

géant de Kachagan touche à sa fin. La chute des réserves de change qui en a résulté les a réduites à 4,5 mois d importations (de 28,3 à 24,7 milliards de dollars) au début de 2014. La dévaluation de février, en provoquant une chute des importations (-4 milliards pour le premier trimestre de 2014) tandis que les exportations rebondissaient de 1 milliard, a contribué à un rétablissement de la situation. Dès la fin du mois d avril, les réserves ont retrouvé leur niveau du début de 2013, tandis que le fonds national pétrolier (NFRK) reconstituait ses réserves. En avril 2014, l équipe gouvernementale a été remaniée. Le Président a nommé Karim Massimov, précédemment chef de l administration présidentielle, au poste de Premier ministre en remplacement de Serik Akhmetov. Cette nomination a été interprétée comme le signe de la volonté de l exécutif de poursuivre l intégration internationale du pays. Le nouveau Premier ministre a rapidement annoncé son intention d accélérer les réformes structurelles avec l aide des institutions financières internationales. La politique conjoncturelle a-t-elle les moyens de ses ambitions? Pour modérer l accélération de l inflation, sensible dès la fin de 2013, les autorités monétaires disposent d un petit nombre d instruments, dont tous n ont pas l efficacité souhaitable. L exécutif a encore tendance à se reposer sur le contrôle administratif des prix pour juguler l inflation, ce qui a pour inconvénient d alimenter l économie souterraine. Par ailleurs, du fait de la dollarisation du secteur bancaire, le taux de refinancement (le taux directeur de la Banque centrale) ne permet pas toujours de guider l évolution de la liquidité : à partir de la fin de 2013, l unification des fonds de pension du pays, voulue par l exécutif, a provoqué un resserrement de celle-ci sur le marché interbancaire, tandis que la dégradation du contexte géopolitique se traduisait par des pressions spéculatives sur le tenge. En conséquence, les taux d intérêt du marché interbancaire ont été particulièrement volatiles, ce qui a révélé l absence d outils efficaces de gestion de la liquidité par la Banque centrale. Alors que le taux de refinancement restait inchangé, ceux du marché monétaire ont varié fortement, dépassant parfois largement son niveau. Pour attirer davantage de liquidités, la Banque centrale a augmenté de 225 points de base le taux de rémunération de ses dépôts, rétrécissant ainsi le couloir de ses taux. L un des problèmes de fond du système bancaire kazakh est la rareté des ressources à long terme des banques commerciales en monnaie nationale. Pour y remédier, la Banque centrale leur a offert le 1 er juillet un swap de 10 milliards de dollars sur un an à un taux implicite de 3 %. Mais cette mesure n est qu un pis-aller et les discussions avec le FMI au sujet des moyens de moderniser la conduite de la politique monétaire et de dédollariser le système financier se poursuivent. En dépit de la dévaluation et d une politique budgétaire devenue expansionniste au premier semestre, les autorités monétaires n ont pas modifié leur objectif d inflation pour 2014 (6 à 8 %), tandis que le FMI prévoit, au contraire, son accélération à 9 %. De son côté, la politique budgétaire avait terminé l année 2013 sur une tendance restrictive, les dépenses publiques ayant été réduites de 1,5 % du PIB par rapport à 2012. Dans le même temps, les revenus fiscaux non liés aux hydrocarbures ont augmenté de 0,5 point de PIB, grâce notamment à la robustesse des recettes de TVA, nouveauté notable par rapport aux années précédentes dans un pays dont la base taxable reste étroite. L excédent budgétaire qui en a résulté a atteint 5 % du PIB. Le déficit «hors pétrole» c est-à-dire le solde qui serait enregistré si le budget ne bénéficiait pas de revenus pétroliers s est établi selon le FMI à 7 % du PIB, contre 8,9 % l année précédente. En février 2014, face aux conséquences du ralentissement économique et de la dévaluation, de nouvelles mesures budgétaires ont été prises. La taxe sur les exportations de pétrole a été relevée de 30 %, tandis que des dépenses additionnelles étaient annoncées. Celles-ci ont notamment consisté en l augmentation des salaires publics et des prestations (10 %) à partir d avril pour compenser la dévaluation. La Banque centrale a aussi mobilisé l équivalent de 2,5 % du PIB en crédits pour contribuer 18

au soutien de la conjoncture. La moitié de la somme, soit 2,7 milliards de dollars, a été consacrée à la recapitalisation du «Fonds des prêts à problèmes» (FPP), destiné à participer à l élimination du stock de prêts non performants accumulés depuis la crise de 2009. L autre moitié est dirigée, via les banques commerciales, vers des secteurs prioritaires et des petites et moyennes entreprises. La nécessité de relâcher la contrainte budgétaire ne fait pas de doute et la soutenabilité de l impulsion budgétaire n est pas en cause, compte tenu de l importance des amortisseurs fiscaux que constituent les fonds pétroliers. La véritable question est plutôt celle de la qualité des canaux de transmission de ces impulsions à l économie, dans un pays où la corruption reste un fléau unanimement dénoncé. Par ailleurs, si la dette publique est faible, celle des entreprises d Etat ne l est pas. Du fait de leur taille, leur endettement, parfois en devises, doit être considéré comme une quasi-dette publique et devrait être intégré aux analyses de vulnérabilité. La stratégie en ce domaine reste peu coordonnée avec les autres instruments de la politique conjoncturelle, ce qui nuit à sa cohérence et son efficacité. Des mesures ont toutefois été prises dans le sens d une clarification de la gestion budgétaire. Une holding de développement d Etat nommée Baiterek a été créée en 2013 et dotée d actifs représentant environ 6 % du PIB, avec l objectif de séparer les activités quasi fiscales des activités commerciales des entreprises à capitaux publics. Les autorités ont aussi introduit un système d audit public des comptes qui devrait améliorer le suivi budgétaire. Les soldes économiques extérieurs ont été redressés par la dévaluation. Le compte courant devrait afficher un excédent dépassant 1 % du PIB à la fin de 2014, suffisant pour reconstituer les réserves de change à hauteur de 28 milliards de dollars, soit 5,2 mois d importations. La notation souveraine du Kazakhstan a été remontée par les agences Fitch et Standards and Poors, en raison des perspectives de croissance et de la solidité des soldes extérieurs. Les problèmes du secteur financier restent sérieux Le secteur bancaire kazakh est affecté par le niveau élevé des prêts non performants qui s établissaient encore dans le courant de 2014 à 32 % du total des actifs bancaires. Ils sont concentrés principalement dans trois des sept plus grandes banques du pays. Plusieurs établissements importants dont Kazkommertsbank, le plus grand, et une grande banque publique, Alliance Bank ont subi une dégradation de leur notation par les agences spécialisées. La concentration des créances douteuses fait de certains établissements des entités too big to fail. BTA Bank, troisième plus grande banque du pays, continue de souffrir d une mauvaise qualité de ses actifs. Elle a dû être recapitalisée par l Etat et sa dette extérieure a été restructurée. Sa cession à Kazkommertsbank dotera la nouvelle entité de 65 % de tous les prêts non performants et de 25 % des actifs du système bancaire du pays, ce qui va accroître la concentration de ces derniers. Les banques étrangères semblent amorcer un mouvement de retrait, comme l illustre l annonce de la vente de la filiale kazakhe de HSBC à Hayk Bank. Les autorités ont l intention d accélérer le règlement du problème des prêts non performants. Elles ont fixé aux banques des plafonds glissants pour le stock de ces prêts dans le total des actifs : 15 % pour la fin de 2014, 10 % pour la fin de 2015. Pour obtenir ce reflux, la capitalisation du FPP a été multipliée par dix pour atteindre 1,4 milliard de dollars. Cela devrait s accompagner d un élargissement des conditions d éligibilité aux programmes de résolution, en particulier pour les prêts liés à l immobilier et à la construction, particulièrement touchés. Des incitations fiscales à l effacement des dettes sont également prévues, ainsi que l élimination des obstacles actuels au transfert des prêts non performants vers des structures de défaisance ou vers le FPP. La dollarisation du secteur bancaire qui, à la suite de la dévaluation, est parvenue à ses niveaux les plus élevés depuis 2009 en ce qui concerne les dépôts (près de 50 % du total), implique des risques de change pour le secteur qui sont pris au sérieux par les autorités. Elle risque en effet de 19

relancer la dynamique des prêts non performants et d accroître en conséquence les risques de crédit. Dans ce contexte, l objectif du gouvernement est de ralentir la croissance du crédit à la consommation (qui a atteint 46 % en 2013). Pour ce faire, un plafond de 50 % a été fixé au ratio endettement/ revenu des ménages, tandis que les banques ont été soumises à une augmentation des exigences en termes de capitaux propres, en pourcentage des prêts à la consommation non sécurisés. En outre, la croissance des crédits à la consommation octroyés annuellement par chaque établissement ne devra pas dépasser 30 %. Vers une croissance inclusive? La nouvelle équipe gouvernementale a repris l agenda de réformes structurelles avec la volonté affichée de coopérer avec les institutions internationales. Des accords de partenariat ont été signés avec la BAD et la BERD pour stimuler le développement des petites et moyennes entreprises et du secteur privé hors pétrole. Dans cet objectif, le Programme d accélération du développement industriel et d innovation prévoit 927 projets pour 430 000 emplois annoncés et un budget d investissement pluriannuel estimé à 69 milliards de dollars. Avec la BERD, un accord global de swaps et rachats de devises a également été signé en 2014. En partenariat avec la Banque mondiale, les autorités kazakhes cofinancent un programme de modernisation agricole ; des coopérations techniques sont également en cours pour réformer la gestion des budgets publics. Des programmes similaires sont conduits avec le FMI, qui concernent la formation des cadres supérieurs de l administration à la comptabilité publique et à la planification budgétaire, mais aussi avec la Banque nationale du Kazakhstan, à travers une étude sur les conditions d une transition vers une politique de ciblage d inflation. Les discussions concernant la candidature kazakhe à l OMC se sont intensifiées courant 2013, car l objectif des autorités était initialement d obtenir l adhésion à la fin de l année. Mais les complications issues des incohérences entre les engagements du Kazakhstan envers le groupe de travail de l OMC, les tarifs actuels de l Union douanière Russie-Bélarus-Kazakhstan et les nouvelles annonces de la Russie en matière tarifaire après 2013 ont retardé le processus. Dans le domaine énergétique, le gisement géant de Kachagan a continué, comme en 2013, d apporter son lot de déconvenues. Plus grande découverte pétrolière des trente dernières années, il est constitué d un ensemble de dépôts situé au nord-est de la mer Noire. Ses réserves sont estimées à 13 milliards de barils, soit l équivalent de la totalité des réserves prouvées du Brésil. Il se situe dans une zone peu profonde (3 à 9 mètres), mais se trouve enfoui à environ 4 500 mètres sous le niveau de la mer. Outre sa difficile accessibilité, les conditions climatiques et la composition des huiles à forte teneur en soufre rendent son exploitation techniquement difficile. Les premières huiles ont été remontées le 11 septembre 2013, mais des fuites de gaz ont été détectées immédiatement, et les conduites reliant les installations off-shore au continent se sont avérées être dans un état avancé de corrosion, ce qui a entrainé des dégradations environnementales sérieuses, un arrêt sine die de l exploitation et une série de contentieux juridiques entre les entreprises du consortium d exploitation coordonné par ENI- Agip et le gouvernement kazakh. Malgré les délais de reprise de la production le retard est actuellement estimé à deux ans la montée en puissance du mégachamp pétrolifère devrait exercer à moyen terme un impact positif sur le rythme de croissance du PIB, pourvu que les prix du pétrole restent élevés. Son importance est aussi géopolitique : Kachagan doit être la principale source d approvisionnement de l oléoduc Kazakhstan-Chine. Le poids politique de la rente pétrolière pèse lourdement sur les institutions et le développement socioéconomique du pays. Par nature, le secteur pétrolier n est pas inclusif : ses gains de productivité sont obtenus par injections de capitaux avec faible création d emplois induits. Les profits gigantesques dégagés par le secteur sont en partie réinvestis sur place, en partie distribués aux actionnaires des multinationales présentes au Kazakhstan, et une part non négligeable quitte le pays pour aller s abriter 20