L'ÉCHANGE
C'était il y a bientôt un demi-siècle. Quatre couples de Français avaient décidé de traverser le Sahara en 4x4, depuis le Maroc jusqu'au Togo. Un soir, ils avaient rencontré un campement Ifrénide niché dans un creux, près d'une broussaille. Ils n'avaient pu faire autrement que s'arrêter. Autour d'un feu on les avait installés. Quinze hommes silencieux, noyés dans leurs tissus indigo, les observaient. Leurs gestes lents dévoilaient par moment l'éclat discret d'objets métalliques qu'ils tenaient serrés dans les plis de leurs vêtements. La seule arme visible était une antique carabine, à la crosse cloutée, posée bien à plat sur un sac à l'écart. Avaient été offerts thé, semoule. Les Français, de leur côté, avaient distribué des tubes d'aspirine. Les moteurs endormis cliquetaient doucement dans l'ombre tandis qu'ils refroidissaient après la fournaise du jour. Au-delà de la zone de lumière circulaient les trois femmes du camp, spectres muets, qui disparurent bientôt sous les tentes. Au bout de deux heures, les blancs avaient été bien évalués ; chez eux, un porte parole s'était peu à peu dégagé. Bientôt, la conversation ne se fit plus qu'à deux : lui, et le chef. Celui-ci dirigeait un petit groupe assez pauvre,
presque démuni par rapport à d'autres communautés ; peu de bêtes, peu de matériel. Aussi, quand le Targui se pencha pour donner un ordre à l'un de ses hommes, le Français se raidit-il, car il sentait venir le moment où l'on allait procéder à un échange de valeur ; et que pourrait-on bien donner, de son côté, qui ne fût indispensable au convoi? L'homme se leva et s'éloigna. Il rentra sous une tente, fourragea quelques instants, et revint avec un objet enveloppé dans un tissu, qu'il remit à son chef. Ce dernier le prit avec lenteur, et démaillota un sabre superbe, en son fourreau. Il le tendit à plat, des deux mains, et le présenta à son invité : «Tiens. Ceci est pour toi. Prends-le». Que faire? Les Touareg, dans l'ombre, regardaient en coin leur patron. Lui, l'air paisible de celui qui fait ça tous les jours, finissait tranquillement son thé. Qu'avait-il en tête? Que désirait-il, à cet instant, qu'il n'énonçait pas? Un jeune garçon s'avança, tisonna doucement les braises, prit la théière et fit le tour de l'assistance, remplissant les gobelets qu'on lui tendait. Quand il passa devant une des femmes blanches, il devint maladroit ; jeune échanson, il eut un instant du mal à servir. Le chef, qui l'observait, le rappela, d'un mot bref, à son devoir.
Ainsi, c'était elle, le trésor convoité. Il fallait couper court ; si l'on acceptait le sabre, la nuit finirait mal. Le Français prit l'objet. Il le tira doucement de son fourreau, jusqu'à ce que sa lame apparût sur une longueur de main ; il n'alla pas plus loin. L'acier luisait au feu. Il se recueillit, se leva, tendit l'arme de gloire vers le ciel et dit : Sabre! Ton acier vient des étoiles, qui l'ont vu naître. Et tu vis! Et tu es jeune! Et tu es fougueux! Sous le soleil tu danses, dans la lumière tu jettes des feux qui vont porter au loin ta vaillance ; la gloire te suit comme la chevelure d'une comète. Sabre, tu vis! Tu laisses un sillage dans le sable du désert, et sa blessure se referme comme l'eau derrière le navire. Au vent des existences, sabre amoureux, quel nom dessinerons-nous aujourd'hui sur la dune?
Sabre? La mort et le sang des ennemis vibrent dans ta poignée. Tu vis. Tu galopes dans le désert ; ton cri résonne et gronde dans les vallons. Sabre? Il te faut un maître né comme toi ; je ne puis accepter. «Nous ne parlons pas le même langage ; ma liberté n'est pas la tienne. Dans l'ombre de ma maison tu périrais». Ayant ainsi parlé, il se rassis ; il s'inclina vers l'hôte, et lui rendit son bien. «Je ne peux accepter ce présent, qui est fait pour le désert et pour le ciel magnifique. En Europe, il serait en prison, pauvre et muet». «Ce soir-là, nous avons eu la vie sauve, je pense» me dit-il, bien plus tard, une nuit d'hiver, dans une forêt autour d'un autre feu. Sur nos épaules doucement la neige se déposait. Allan Erwan Berger Rennes, le 20 décembre 2008 révision du 4 mai 2009