Le Modernisme portugais et le discours féminin *



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1 Le Modernisme portugais et le discours féminin * 1. En 1922, le moderniste portugais António Ferro a fait une communication au Brésil, intitulée L art de bien mourir. A un moment donné, il prononce ces mots: Il n y a rien de plus semblable qu un meuble [ ] qu une femme. Il y a les femmesbureaux qui nous aident, qui nous arrangent les sens et les papiers [ ] Il y a les femmescoffres, les femmes où nous gardons nos confidences, nos secrets, les femmes qui selon leur sexe faible, ne peuvent certainement pas être coffres-forts. Il y a beaucoup de femmes-coffrets. Il y a les femmes-piano qui vibrent des mélodies au contact de nos doigts. Il y a les femmestoilettes qui sont presque toutes les femmes (FERRO, 1987: 182). Nous sommes en 1922. Quelques années auparavant, en 1915, au Portugal, on a vérifié le surgissement provocateur de la revue Orpheu. Ici, l irrévérence d Almada Negreiros, de Mário de Sá-Carneiro et de Fernando Pessoa s est déclarée. Avec la revue Orpheu, les bases languissantes d une société portugaise (majoritairement encrée dans une stabilité opiniâtre et perverse) ont été perturbées. Maintenant, sous une tonalité marinettienne, António Ferro se syntonise avec un temps historique et social portugais, où on hypothèque encore férocement la voix du sujet féminin, tant de fois recueillie dans les tristesses et les tranquillités non consenties. Nous étions en 1922. António Ferro participait, au fond, d un temps historique et social qui, par exemple, permettait que l épouse découverte en flagrant adultère fût assassinée par son propre mari. António Ferro concordait avec un temps indulgent avec une autorité juridique et culturelle qui non rarement préfigurait, configurait et re-figurait la femme avec un mutisme silencieusement vibrant. De cette façon, se prolongeait le brouillard qui, tout aussi bien au niveau du discours philosophique et religieux, distillait normalement une vision chosifiante de la femme considérée inférieure à l homme une femme qui était convoquée comme figurine, non comme sujet une femme péniblement confinée dans le privé une femme qui, tant de fois pèlerine du silence, suintait dans une ombre enceinte de compromis une femme captive d affectivités, d émotions et de reproductions. * Este texto corresponde a uma conferência por nós proferida num Colóquio Internacional intitulado Femme et écriture dans la Péninsule Ibérique, organizado pela Universidade de Pau et de Pays de l Adour (França), e realizado em Pau e Biarritz, em Outubro de 2001.

2 Nous étions au début des années vingt. Et, dans une autre conférence de ton aussi futuriste (intitulée L âge du jazz-band), également proférée par António Ferro, cet exéditeur [involontaire] de la revue Orpheu déclarait que la femme «est avant tout la demeure de l homme, la demeure d où elle le voit vaincre dans la vie, [ ] une maison où nous tous, poètes, nous mettons des écrits [ ]» (FERRO, 1987: 210). 2. Pendant ce temps-là, la singulière déconstructivité discursive du signe femme continuerait en 1925, à travers la voix du narrateur de celui qui est considéré par beaucoup comme un des romans les plus représentatifs de la Littérature portugaise (et européenne). Il s agit du roman Nom de Guerre, d Almada Negreiros. Voyons, par exemple le chapitre 9: on était à l aube, Antunes et D. Jorge sortaient d un Club, chacun accompagné de deux femmes. Après être allés à un café, ils appellent un taxi. À l intérieur, D. Jorge discute avec le chauffeur à propos du nombre limite de passagers que ce véhicule pourrait emmener. La limite était de quatre. Comme, en tout, ils étaient six personnes, D. Jorge affirme au chauffeur que «deux hommes et quatre femmes est inférieur à quatre hommes» (NEGREIROS, 1992: 54). Plus tard, encore dans le taxi, après une discussion provoquée par D. Jorge avec une épingle, et celui-ci continuant à montrer le mépris envers les femmes, dit: Ces trois nanas qui n ont pas rouspété avec l épingle descendent ici. Allez, descendez! Les trois filles sont descendues. Maintenant, on laisse ici les dames. La première qui arrivera où la voiture sera, monte. Les autres deux sont déqualifiées. Chauffeur, avancez! (id.: 58) À partir de là, il est possible d agréer certaines notions, en ce qui concerne la représentation de la femme dans certains textes-manifeste et textes littéraires de ceux deux modernistes portugais. En ce sens, comme il arrive chez Nom de Guerre, bien que parfois il y ait une articulation entre l éternel féminin de la femme immaculée (Marie) et le mondain dérèglement de la femme débauchée (Judite), les attitudes de D. Jorge expriment une dominante qui rège ce roman: l avilissement des relations entre femme et homme, effet d une vision clairement machiste qui, à l époque, consentant des

3 attitudes et des codes de conduite, défeuillait des plaintes et rejetait des espérances silencieuses. 3. Cette voix silencieuse, un autre moderniste en avait déjà parlé: Mário de Sá- Carneiro. Celui-ci l a représentée, en 1912, dans une nouvelle intitulée L inceste. À un moment donné, le narrateur met en opposition deux types d éducation: d une part, l éducation que Luís de Monforte a donnée à sa fille Leonor (une éducation basée sur la lecture sans restrictions des bons livres et sur la fréquentation d écrivains et d artistes); d autre part, nous trouvons l éducation conventionnelle que les filles de ce temps-là avaient habituellement. Un peu plus loin, il écrit: Elles-mêmes aveugles, elles éduqueront plus tard de la même façon leurs filles. Et les hommes clament dans leur orgueil révoltant de machos: La femme est un être inférieur en général avec peu d intelligence: futile, méchante et fausse. Mais, bien sur, c est cela. C est cela, parce ils l ont faite ainsi. Les hommes l ont faite ainsi et elle-même a collaboré à sa destruction. Les mères sont les pires ennemies de leur sexe (SÁ-CARNEIRO, s/d: 220). Cette narration nous révèle, donc, un désajustement entre l éducation conventionnelle au nom des «bons principes» et l éducation de Leonor. Cette disjonction finirait par conduire à la constitution de la personnalité de Leonor, caractérisée par la sincérité et par la spontanéité. Mis à part cela, le résultat de la «formation de son corps et de son esprit» se projetterait encore dans la physionomie de Leonor, «fraîche», «exubérante de joie et de santé». Il est certain que sa robustesse physique ne l empêcherait pas plus tard de mourir d une grave maladie. Cependant, il est important de souligner deux points: en premier lieu, la franchise et la détermination de Leonor qui causera effectivement un précieux élargissement de son capital culturel dans la société de Lisbonne, milieu où elle atteindra un protagonisme accentué; en second lieu, la complexion physique de Leonor, où sont mis en relief la vigueur et la désinvolture. Résumant: le personnage Leonor se fit, ne naquit pas. De cette façon, ce personnage fictionnel paraît répondre au défi lancé quelques années auparavant (encore au 19 e siècle) par celle qui aura peut-être été la première femme cathédratique du monde, Carolina Michaëlis de Vasconcelos, quand elle enseignait que «la question féminine dans la Péninsule Hispanique» était «une simple question d instruction». Peu

4 après, cette Professeure (allemande de naissance, portugaise par le mariage) se questionnait sur le motif de la souffrance et de la mésaventure de la femme. Et elle répondait: «Parce qu on lui interdit l essor de l intelligence, parce que les institutions et l ignorance la mettent toujours dépendante, célibataire ou veuve, en ne lui restant que l abandon absolu ou le pain imprégné de larmes». 4. Il convient, néanmoins, de souligner une idée: si, au terrain fictionnel, la catégorisation biologique de la femme Leonor dépouillait l habileté rusée de la circonstance culturelle, dans la scène historique et sociale, l illusion du rêve continuait à ruisseler de douloureuses réticences. Et quand on parle de Modernisme littéraire portugais, on dit normalement expression masculine: cette réalité adopte le masculin comme norme et célèbre le féminin comme différence; cette réalité impose la certitude sonore de l identité masculine et décrète la secrète contingence de la voix féminine. Malgré tout, cette réalité s esquive parfois à des faits importants: je me réfère au rôle qu après le premier Modernisme portugais (médullairement limité entre 1914 et 1917) plusieurs femmes écrivains iraient avoir, dans l attestation de la conscience littéraire féminine: Marta Mesquita da Câmara, Fernanda de Castro, Maria Archer, Raquel Bastos, Irene Lisboa, Florbela Espanca, etc. Avec ou sans chambre pour soi, avec ou sans loyer propre, dans un temps où les femmes, d une manière générale, ne pouvaient pas produire, devant à peine s occuper de qui produisait, dans un temps où le processus de savoir, plus que jamais, entraînait des mécanismes de pouvoir, ces femmes (surtout Irene Lisboa et Florbela Espanca) ont fini par parrainer la voix féminine dans la Littérature portugaise du 20 e siècle. 5. Or, se confirmant la notion selon laquelle, dans la Littérature portugaise qui précède les deux premières décennies du 20 e siècle, la représentation du sujet féminin indique déjà sa des-subjectivation; reconnaissant la déterritorialisation de la femme du circuit littéraire dominant (fait qui a fortement marqué le premier Modernisme portugais); en admettant que cette circonstance ne peut être détachée des tendances d une longue tradition patriarcale (qui aura, souvent, de manière dogmatique, légitimé le

5 sujet masculin dans l enceinte littéraire, avec la conséquente exclusion de la femme de cette enceinte); confirmant tout cela, il est important maintenant de circonscrire la crise do sujet féminin, en ce qui concerne le privilège des particularités littéraires se rapportant au discours du et sur le corps. Dans le roman d Almada Negreiros, Nom de Guerre, cette question est illustrée de forme évidente. Dans le pôle opposé à celui où se trouve Leonor, de L inceste, de Sá- Carneiro, le personnage Judite est représenté par le narrateur avec ses «dix-neuf ans pleins de cicatrices» (NEGREIROS, 1992: 153). Marquée dès le début par son nom de guerre, la description de Judite reflète avec une énorme netteté le type de vie déréglée et excessive qu elle mène dans les clubs nocturnes: «cou horrible», «creux en triangle entre les omoplates», «fêlure du cou», «seins hideux, cassés, deux excréments inutilisés», «fesses de garçon», «mollets grossiers», «genoux estropiés», «pieds horribles [ ] ainsi que ses mains» (id.: 144). Avec cette description, le narrateur fait le portrait nu et cru de l «expérimentée» Judite comme une «statue mutilée de la vérité» (id.: 153). Ce portrait en arrive même au point du narrateur l envisager synthétiquement comme quelqu un qui «avait craché sur un museau animal la triste vie qu elle menait» (id.: 145). Et encore: a ce niveau, il est important de rappeler la conférence d António Ferro, intitulée L âge du jazz-band. Dans ce texte-manifeste, en parlant sur la danse et les femmes, Ferro parle de la relation entre danser et penser, en interprétant que la danse «est une idée fixe de la Femme, une idée de son corps»; et il ajoute: «Quand la Femme danse, elle sort de soi, sort de soi en se promenant [ ] Les femmes dansent pour ne pas penser, pour que leurs corps soient intelligents à leur place» (FERRO, 1987: 213). Ainsi, le fait d envisager certains aspects essentiels qui concernent la représentation du corps féminin, en tant que lieu de codification idéologique et le fait que la représentation du corps puisse être considérée comme étant une stratégie inscrite socialement nous conduisent immédiatement aux processus esthétiques, techniques et discursifs doublement liés au discours féminin et à l altérité esthétique et littéraire. A ce propos, nous rencontrons chez Fernando Pessoa un des textes les plus importants se rapportant à toute cette problématique: La lettre de la bossue au serrurier.

6 6. De quoi s agit-il? Il s agit d un texte (non daté), dont l écriture Pessoa attribue à Maria José, un pseudonyme féminin. Il s agit d un texte où un moi féminin se mesure compassement avec une existence répétitive faite de silencieuses tristesses. Maria José, bossue, aime secrètement le serrurier António. Celui-ci n imagine même pas la passion cachée de celle qui le voit tous les jours par la fenêtre de sa maison jaune, et qui lui écrit une lettre d amour, sans la lui envoyer. En effet, Maria José est consciente de l impossibilité d une réponse de monsieur António, avec qui elle aimerait maintenir une relation amoureuse: «Vous n irez jamais voir cette lettre, [ ] mais je veux vous écrire même si vous ne le savez pas [ ]». Dans cette lettre, nous entendons les plaintes de qui, solitaire, embrasse quotidiennement l angoisse d imaginer que jamais elle ne sera correspondue. Dans cette lettre, nous nous apercevons que, chez Maria José, l expérience amoureuse inhabitée par la fortune (non par la croyance) renaît continuellement à travers une incessante lucidité. Dans cette lettre, la voix féminine énonce un discours d amour et un discours du corps (potentiellement représentés à la surface de ce texte aussi susceptible de remettre vers le style du journal intime). Dans cette lettre, nous trouvons la voix de quelqu un qui a été désaffectionnée par la chance, la voix de quelqu un qui surgit dans la vie avec une apparence disloquée par rapport aux modèles esthétiques en vigueur et, comme un jour a dit Bakhtine, «le corps n est pas quelque chose qui se suffit à lui-même, il a besoin de l autre, d un autre qui le reconnaisse et lui procure sa forme» (BAKHTINE, 1984: 68). Ce sont ces modèles esthétiques qui nous renvoient vers les connotations que le pouvoir patriarcal occidental a toujours attribué à la relation entre le corps et l amour. Donc, on comprend facilement de quelle manière La lettre de la bossue au serrurier peut être aussi traduite comme étant un douloureux discours de laideur physique: «Je suis bossue dès la naissance et on s est toujours ri de moi. [ ] j aimerais [, monsieur António,] que vous pensiez qu il est triste d être bossue et de vivre toujours seule à la fenêtre». En attendant, ne tombons pas dans la désobéissance interprétative de comprendre contiguëment le moi qui ici se lamente avec le citoyen Fernando António Nogueira Pessoa. Les dérisoires relations amoureuses de Fernando Pessoa sont connues, à l exception de la liaison qu il a eu avec Ofélia Queirós (liaison où, d ailleurs, la feinte et

7 la simulation ont été insinuées assez souvent). La présence (et l absence) du sentiment amoureux est également connue dans l œuvre du poète portugais une œuvre où fréquemment Pessoa gratifie l existence amoureuse d attributs impérissables (contrairement à l existence contingente de la relation purement sexuelle). Toutefois, Maria José est un autre moi de Pessoa le même Pessoa qui, sous des registres pseudonymiques, a signé d autres textes sous de dizaines d autres noms, le même Pessoa qui a créé les hétéronymes Alberto Caeiro, Álvaro de Campos et Ricardo Reis. En ce sens, et parce que, d une certaine façon, elle renferme la notion de déguisement, nous pouvons alors considérer La lettre de la bossue au serrurier dans un autre plan théorique: celui qui concerne, directement, la notion d altérité esthétique et littéraire et, indirectement, la notion de pluridiscursivité. Sous ce prisme, la manifestation du sujet féminin dans La lettre de la bossue au serrurier finit par, en partie, représenter la subversion du discours monologique réalisée par le Pessoa des hétéronymes. Mais cette subversion va encore plus loin: la subversion du sujet monologique, selon les termes à travers lesquels Fernando Pessoa s est orienté, achève, en dernière instance, la crise du sujet cartésien (unitaire, avec le plein contrôle de ses capacités, de ses idées et de ses attitudes). La subversion que Pessoa produit du sujet monologique proroge la crise activée par Freud, avec la découverte de l inconscient; elle certifie la démitologisation de l homme, provoquée par le Cubisme et par le Futurisme, dans les premières années du 20 e siècle et, déjà avant, par Nietzsche, avec la référence à la mort de Dieu et à la mort de l homme ; elle représente le salon principal de ce langage-là que, aux dépens du sujet, Heidegger a considéré la vérité de l être humain; elle illustre aussi bien l anéantissement du sujet autodéterminé et auto-suffisant de l humanisme libéral, que le refus du mot autoritaire, le refus de la Vérité monologique. La subversion que Pessoa produit du sujet monologique prédit l usure des notions de stabilité et de continuité, celui-ci motivé par la déconstruction du sujet, de Lacan, par la dépossession du sujet, de Foucault, par la mort de l auteur, de Barthes, par le sens d indétermination, de Derrida. La subversion que Pessoa produit du sujet monologique pressent, enfin, la dés-autorisation du sujet unitairement phallocentrique, soulevé par la critique féministe.

8 7. Avec ces considérations, je crois que nous pouvons parcourir un éventail de réflexions complémentaires sur les potentialités esthétiques et littéraires liées au discours féminin au premier Modernisme portugais quand à travers ce discours on comprend soit le procédé selon lequel le sujet féminin est représenté, soit le sujet énonciatif lui-même, qui se représente sous la tonalité de l altérité. Peu importe comment on le comprend, en faisant dépendre cette représentation de motivations culturelles, conjoncturelles ou sociales, certaines questions se maintiennent: est-ce que la crise du sujet moderniste ne reflètera-t-elle pas la dissolution du dogme de la paternité cristallisé par l idéologie patriarcale traditionnelle (sans que, avec cette conception on essaie de justifier une valorisation [parce qu elle n a pas eu lieu] du sujet féminin chez les auteurs que l on étudie)? Selon une perspective bakhtinienne, La lettre de la bossue au serrurier ne révèle-t-elle pas la qualité polyphonique du texte littéraire? Est-ce que ce texte constituera-t-il un exemple du discours féminin? D autre part, se demander s il existe une écriture féminine moderniste ne renfermera-t-il pas le besoin de soutenir une perspective idéologique et philosophique particulière? Est-ce que cela n équivaudra-t-il pas à, intrinsèquement, accepter que la femme préserve une féminité ancestrale et des propriétés qui, d un point de vue stylistique et linguistique, la différencient de l homme? Il y a des personnes qui préservent la notion selon laquelle la disjonction entre les hommes et les femmes demeurera indéfiniment. Il est certain que, biologiquement, la divergence existe. Il est aussi certain que le genre est une construction socioculturelle. Il n est pas non plus moins certain que, pendant plusieurs siècles, maintes fois la femme a vécu côte à côte avec le malheur aux environs d une inquiétude et d une résignation qui lui disputaient le corps et l âme Tant de fois la femme a demandé la permission au destin pour questionner la Vérité sur les raisons de son infortune! Mais la Vérité, cellelà, s esquivait aux questions. Elle répondait que l adversité est, seulement, un triomphe ajourné et que celui-ci est une conquête, pas un don, ni non plus une résignation silencieuse. La Vérité murmurait que, quand le silence pointe, la volonté s affaiblit, et que l équilibre entre deux termes se définit mieux quand on comprend mieux l unité dans la diversité et la diversité dans l unité.

9 C est aussi pour cela que penser le sujet féminin légitime un positionnement pluraliste et autorise la révision de catégories acceptées comme universelles. En ce qui concerne le bon sens qui règle un tel compromis, il se trouvera toujours parmi le charme de l excès, l audace de la stabilité et la sensualité du raisonnement.

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