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Transcription:

La RDA face au génocide juif ou la Shoah sous silence Par Laure Billon Tradition historique, mémoire officielle et relecture du passé Le nazisme a été l un des thèmes de conflit entre les deux Allemagne, donnant lieu, aussi bien à l est qu à l ouest, à des représentations historiques déformées. Dans les deux Etats, intérêts politiques, traditions historiques et principes idéologiques ont forgé un rapport au passé différent, à partir duquel s est mise en place une politique mémorielle propre à chacun. Histoire et politique à l Est En République Démocratique Allemande (RDA), l histoire est intimement liée à la politique et donc fortement influencée par elle : les représentations historiques sont subordonnées aux volontés de l Etat et du Parti, et le souvenir et la mémoire des événements passés sont organisés et contrôlés. L alignement de l histoire sur les exigences politiques n est certes pas quelque chose de nouveau, mais jamais le lien de subordination ne fut établi aussi ouvertement et systématiquement que dans les sociétés du «socialisme réel». Le Parti est le moteur de l écriture de l histoire. La direction du Parti communiste allemand, et de son successeur, le SED (Parti socialiste unifié d Allemagne), commencent à s intéresser aux questions historiques en Allemagne de l Est à partir du moment où les premiers communistes reviennent de leur exil de Moscou en 1945, équipés de projets pour réinterpréter l histoire allemande d après les perspectives marxistes. L objectif des démonstrations historiques est avant tout d insister sur les tendances progressistes et les aspects positifs de l histoire allemande. Au fil des années, le SED renforce sa mainmise sur les questions historiques, et les historiens sont encouragés à tourner leur attention vers les événements «glorieux» de l histoire allemande. Dès sa création en octobre 1949, la RDA se présente comme un Etat «antifasciste». Deux éléments viennent légitimer cette prédominance du mythe antifasciste : d une part la volonté de se présenter comme l «héritière» de l URSS, voire comme une puissance victorieuse aux côtés des Soviétiques ; d autre part, la présence, au sein des groupes politiques qui font autorité, d hommes politiques qui ont connu la lutte antifasciste et les camps. Aussi, du fait d une tradition politique incritiquable, la RDA n a-t-elle pas eu à intégrer le régime nazi, d autant plus que l Allemagne fédérale tentait de son côté de l assumer, avec la volonté de se présenter comme seule descendante légitime de l Empire allemand, intégrant de ce fait le lourd héritage national-socialiste. La RDA a donc pu présenter ses morts comme des martyrs de la lutte antifasciste et s afficher comme l «héritière» de l autre Allemagne, celle qui a résisté, à l opposé de l Allemagne de l Ouest, coupable des crimes du national-socialisme. La résistance antifasciste est donc le point de repère historique de l Etat est-allemand. Le rapport de l Allemagne de l Est au passé nazi est donc beaucoup moins complexe que celui de l Allemagne de l Ouest. Aucun travail de mémoire n est à faire : le passé est liquidé, totalement refoulé.

Dans ce contexte, la culture du souvenir reste toujours subordonnée à la politique historique des groupes dirigeants du SED. La RDA repousse ainsi une culture du souvenir spontanée et plurielle : celle-ci, organisée, instrumentalisée et unique, met en place une hiérarchie des groupes de victimes. Cette conception de la période 1933-1945 se maintiendra pendant des décennies. La perspective historique sera exclusivement dirigée vers la résistance antifasciste, dont les victimes sont héroïsées, au détriment d autres groupes dont le sort est gommé de la culture du souvenir est-allemande. Poids du passé et travail de mémoire en République Démocratique Allemande Si les politiques mémorielles des deux Etats allemands se recoupent parfois (déformations ou lacunes communes), RDA et RFA diffèrent sur un point, essentiel pour comprendre la façon dont ces deux Etats se sont confrontés au génocide juif : la place donnée, au sein de la politique mémorielle et de la culture du souvenir, à la culpabilité individuelle et à la responsabilité collective face aux crimes du régime nazi. Aucun débat n existe sur ces sujets en RDA. Aucune analyse politique ou culturelle du génocide juif n a lieu ; celui-ci est tout simplement évincé de la mémoire collective, ou plutôt officielle, les deux étant intimement liées dans la dictature est-allemande. Cela ne signifie toutefois pas que la Shoah ait été totalement absente du discours historique est-allemand. L extermination des Juifs est souvent instrumentalisée, soit pour dénoncer une certaine complaisance de l Etat ouest-allemand vis-à-vis d anciens nazis, soit comme exemple universel de la barbarie nazie. Cette instrumentalisation est allée de paire avec une absence totale de travail de mémoire et de recherche historique pour tenter de comprendre l idéologie et la politique raciale nazies. La Shoah apparaît en RDA comme un non-événement et est réduite, dans le meilleur des cas, à n être qu une des composantes de la politique anticommuniste nazie. Il faut toutefois noter que le rapport de l Allemagne de l Est au génocide juif a été dicté à la fois par des considérations politiques internes, propres à cet Etat, et par des pressions externes, les directives de Moscou ayant fortement influencé la politique mémorielle. Dans les années qui suivent la fin de la guerre et la création de l Etat d Israël, les relations entre les deux nouveaux Etats sont quasi inexistantes. Israël prend en compte la responsabilité morale de tous les Allemands ; quant à la RDA, héritière de l Allemagne résistante, elle refuse toute réparation envers les survivants du Génocide. De plus, le régime est-allemand s aligne sur la politique anti-israélienne de l URSS. Il n y a donc aucune place, au sein de la politique mémorielle estallemande, pour les victimes juives du nazisme. Aussi étonnant que cela puisse paraître dans un Etat qui se définit comme antifasciste et qui souhaite à tout prix venir à bout d un passé difficile, l antisémitisme a été une composante momentanée de la politique officielle, ce qui a fortement influé sur l orientation mémorielle de l Etat. Avec le temps et l évolution du statut national et international de la RDA, certains infléchissements apparaissent. En effet dans la deuxième moitié des années 1980 se profile une modification de la position officielle de la RDA visà-vis d Israël. Dans un contexte de reconnaissance internationale de l Etat est-allemand par l Europe de l Ouest (l Allemagne de

l Ouest reconnaît la RDA en juin 1972, la Grande-Bretagne et la France en février 1973 et les Etats-Unis en 1974), les communautés juives obtiennent une nouvelle importance politique. La direction du SED tente alors d utiliser le «thème juif» pour se présenter de manière renforcée au sein de la communauté mondiale comme un Etat allemand antifasciste, et pour obtenir, avec l aide d organisations juives internationales, des concessions politiques et des avantages commerciaux de la part des Etats-Unis. Cette évolution résulte donc d intérêts politiques et économiques et en aucun cas d un changement de position idéologique. Cela se répercutera dans l historiographie est-allemande qui commencera progressivement à intégrer le génocide juif. Le camp de Ravensbrück Le territoire de la RDA comptait quatre anciens camps de concentration : Buchenwald près de Weimar, Dora- Mittelbau en Thuringe, Ravensbrück et Sachsenhausen au nord de Berlin. Chacun de ces camps possédaient des camps satellites ou kommandos dans lesquels les prisonniers étaient envoyés pour travailler dans des usines ou dans des lieux d extraction de matières premières. Le camp de concentration pour femmes de Ravensbrück ouvre ses portes au printemps 1939. Les femmes qui y sont détenues sont toutes considérées par la Gestapo comme «ennemies» de l Etat et sont, selon leurs fautes, réparties en différentes catégories («politiques», «asociales», «droit commun», «homosexuelles», «Juives» ). Entre 1939 et 1945, 132 000 femmes, venant de toute l Europe, passent par Ravensbrück, dont au moins 92 000 trouvent la mort. Ravensbrück est avant tout un camp de concentration où les prisonnières politiques, c est-à-dire des femmes de la résistance ou du mouvement ouvrier, étaient les plus nombreuses et où l on mourrait de «mort lente» due aux terribles conditions d existence. Toutefois, ce camp participe également de la politique d extermination des Juifs mise en place par les nazis à partir de 1941-1942 puisqu à partir d octobre 1942, les prisonnières «indésirables» sont envoyées à Auschwitz pour y être gazées (le premier de ces convois est celui du 5 octobre 1942 qui compte 622 femmes parmi lesquelles 522 prisonnières juives et 90 Témoins de Jéhovah). Ce n est qu en janvier 1945 que le camp se dote d une chambre à gaz en bois, avant qu une en dur, plus perfectionnée, ne soit érigée en février-mars 1945, marquant ainsi un tournant dans l histoire du camp qui évolue vers un camp d extermination. De ce point de vue, il est donc intéressant d étudier la manière dont le souvenir des victimes juives en général, et de celles de Ravensbrück en particulier (qui représentent 15% des prisonnières en 1944-1945), a pu être intégré à la politique mémorielle mise en place avec l érection du Mémorial de Ravensbrück. La place du mémorial dans le système politico-mémoriel est-allemand «Les mémoriaux jouent un rôle important dans le travail de formation et d éducation socialiste, surtout en ce qui concerne l évolution de la conscience historique des citoyens de notre Etat» (Ministère de la culture de RDA, 1978)

Le Mémorial de Ravensbrück est inauguré le 12 avril 1959. Deux ans plus tard, en 1961, ce mémorial, ainsi que ceux de Sachsenhausen et Buchenwald obtiennent le statut de Mémorial national qui définit de manière précise leurs missions : `«représenter la lutte de la classe ouvrière allemande et de toutes les forces démocratiques contre le danger fasciste menaçant ; ` montrer que le Parti communiste allemand était la force conductrice la plus importante dans la lutte contre le régime criminel nazi ; ` représenter la résistance antifasciste des années 1933-1945 en Allemagne et dans les pays européens ; ` expliquer la terreur SS dans les camps et ses méthodes de mépris de la vie humaine ; ` représenter la lutte commune des prisonniers de tous les pays européens, en particulier la lutte des prisonniers soviétiques contre la terreur SS, l importance de la solidarité internationale dans cette lutte et les mesures qui ont conduit à la libération des camps ; ` montrer la survivance du fascisme et du militarisme en Allemagne de l Ouest ; ` expliquer le rôle historique de la République Démocratique Allemande». Un double constat s impose. D une part, les crimes nazis sont réduits à la seule «terreur SS» et n intègrent pas les crimes raciaux et notamment le génocide juif. D autre part, l exaltation de l antifascisme est le but ultime de ces mémoriaux. Comme tous les mémoriaux érigés à l emplacement d anciens camps de concentration, le mémorial de Ravensbrück est donc un instrument au service de l idéologie au pouvoir. Ce lieu est un outil à la fois politique et idéologique dans la mesure où il véhicule la tradition de la résistance antifasciste sur laquelle repose la légitimité de l Etat est-allemand. Cela se retrouve naturellement dans la manière dont est pensé et organisé le mémorial. Rien n est au hasard, tout est pensé et fait dans le seul but de véhiculer la vision de l histoire établie par les instances dirigeantes de la RDA et de légitimer le pouvoir en place. L implication de la politique dans le travail mémoriel est évidente. La mémoire officielle, qui véhicule une image positive, lénifiante et unificatrice de l Etat en exaltant la lutte unanime et le martyr des résistances antifascistes, dans le seul but de s autojustifier (principalement vis-à-vis de la RFA), est le fruit d un lien étroit entre mémoire et histoire. Les expositions permanentes du Mémorial de Ravensbrück : reflet des représentations historiques et de l interprétation du passé en Allemagne de l Est En 1959, en même temps que l inauguration officielle du Mémorial, un «Musée de la résistance» ouvre ses portes dans l ancien bâtiment cellulaire. Le culte voué au combat des déportés antifascistes et communistes, à leur martyre et à leur sacrifice domine. En 1984, l exposition permanente est réorganisée et ouvre en tant que «Musée de la résistance antifasciste». Les mêmes thèmes y sont développés, mais l ouverture

historiographique est plus large et de nouveaux sujets d étude sont introduits. L étude du discours historique des deux expositions permanentes qui ont été réalisées du temps de la RDA est riche d informations à la fois sur la façon dont est interprété le nazisme et sur la manière dont le génocide juif est perçu par l Etat estallemand et totalement évincé de la mémoire collective. De la représentation du nazisme Dans ces expositions, l interprétation du nazisme est tout à fait particulière. A aucun moment, dans ces deux expositions, le visiteur ne rencontre le terme «nazisme». La majorité du temps prévaut «fascisme», ce qui ne rend pas compte de la singularité et des particularités du nazisme. Le nazisme est certes un fascisme puisqu il possède des similitudes incontestables avec le fascisme italien (présence d un chef omniscient et toutpuissant, parti unique de masse, politique antisocialiste et anticommuniste, exacerbation du nationalisme ), mais un fascisme extrême aux caractéristiques propres qui ne peuvent être saisies que dans le cadre du développement national allemand (dynamique de l idéologie raciale, élévation du Volk au-dessus de l Etat, domination totale de l Etat et de la société par l ordre dictatorial ). L emploi étendu du terme «fascisme» réduit le nazisme à n être qu une forme allemande de fascisme. De plus, l interprétation du nazisme est limitée aux facteurs économiques (c est-à-dire un nazisme fabriqué de toute pièce et contrôlé dès l origine par les intérêts capitalistes) et néglige les aspects raciaux et antisémites. Pour les communistes est-allemands, la persécution et la destruction des Juifs (mais aussi des Tsiganes et des Roms) ne peuvent être comprises qu en fonction des intérêts économiques du Capital, puisqu ils nient la politique raciale nazie. Cette interprétation permet de faire abstraction du génocide des Juifs. Aussi n est-il pas étonnant, dans ce contexte, que la Shoah ne soit à aucun moment étudiée ou au moins citée dans la première des expositions. De la Shoah il ne peut être question, puisque dans la tradition historique est-allemande, la RDA et les Allemands de l Est sont les héritiers de l Allemagne résistante, antifasciste, contrairement à l Allemagne de l Ouest, héritière du Reich nazi et donc coupable de ses forfaits. Du fait de cette focalisation sur les rapports entre politique et économie sous le Troisième Reich, de nombreux aspects, voire les plus importants, sont passés sous silence. Aucune allusion n est faite à la volonté des nazis de créer une société et un homme nouveaux, projet social qui est pourtant une des causes directes de l arrestation et de la déportation de milliers d hommes et de femmes. De même, l idéologie raciale nazie et la politique d extermination n apparaissent nulle part : persécution, exil forcé, expropriation, expulsion et extermination des Juifs sont refoulés. Accorder une place spécifique aux victimes juives serait accorder moins de place aux victimes politiques, aux résistants antifascistes dont les valeurs et les idéaux fondaient le régime. Les victimes juives sont anonymes, victimes parmi les victimes. L histoire de l Allemagne entre 1918 et 1945 n est plus celle du nazisme, mais de son opposé, la résistance. La Shoah ne trouve donc aucune place dans ce lieu et dans cette exposition.

De la définition du système concentrationnaire nazi Les expositions développent le thème des camps de concentration mais laissent de côté des pans entiers de cette histoire. Ainsi, la définition des camps de concentration donnée durant l exposition exclut les prisonniers non politiques tels que les persécutés raciaux, les homosexuels, les Témoins de Jéhovah et les criminels de droit commun. Cet oubli est le fruit d un réel refoulement dans l historiographie est-allemande qui laisse de côté des groupes entiers de victimes au profit des seuls opposants politiques (et parmi eux des opposants communistes). De ce point de vue, la lecture d ouvrages à caractère scientifique parus en RDA est riche d informations. Dans l un d eux, consacré au camp de Ravensbrück et paru en 1973, on peut lire : «Ce que les fascistes avaient pratiqué en Allemagne pendant cinq années [c était] la persécution, l isolement et l assassinat d opposants politiques du régime nazi, et la discrimination d autres citoyens [ ].». Cet exemple est symptomatique de la façon dont la RDA réinterprète les persécutions menées par les nazis. Dans la politique mémorielle est-allemande, les opposants politiques et les autres groupes, ethniques et sociaux, eux aussi victimes du régime nazi et de sa politique concentrationnaire, ne sont pas mis au même niveau : les résistants politiques furent poursuivis, emprisonnés en camp de concentration pour y être assassinés, alors que les autres victimes ne connurent «que» la ségrégation. La politique raciale nazie est donc totalement passée sous silence. De la Shoah comme non-événement ou de l instrumentalisation du génocide juif La Shoah est indirectement présente dans les expositions permanentes, en particulier à travers l instrumentalisation d Auschwitz. En effet, à plusieurs reprises, des textes, des données chiffrées ou des photographies ayant trait au camp d extermination se retrouvent dans les expositions au côté d éléments propres à Ravensbrück. Se mêlent ainsi des éléments très différents dans une image commune de l horreur. En présentant des faits propres à Auschwitz pour illustrer certains points de l histoire de Ravensbrück, les expositions laissent penser que ces deux camps étaient semblables. Ainsi la spécificité du camp d Auschwitz, dans lequel mourut plus d un million de Juifs, est-elle diluée dans une comparaison impossible : Ravensbrück et Auschwitz sont deux camps totalement différents du point de vue de leur organisation et de leurs objectifs. Parler d Auschwitz, ce n est pas intégrer le génocide juif à l exposition permanente et donc indirectement au discours historique estallemand ; parler d Auschwitz, exemple universel de référence de l horreur des crimes nazis, c est souligner de manière plus forte l atrocité qui existait dans les camps de concentration et dont ont été victimes les opposants politiques, notamment les «antifascistes». Tout comme les prisonniers non politiques (Témoins de Jéhovah, homosexuels, «asociales»), les victimes juives sont oubliées. A aucun moment durant l exposition, le terme «juif» ou les expressions «extermination des Juifs», «Shoah» ou «Holocauste» n apparaissent, pas même dans un tableau récapitulatif des catégories de prisonnières.

Auschwitz et Birkenau ne sont évoqués qu indirectement, en légende. Ce fut d ailleurs une caractéristique des pays du bloc communiste, et de la Pologne en particulier, de chercher à «déjudaïser» Auschwitz pour en faire une catastrophe spécifiquement nationale, polonaise. Laisser de côté les victimes juives de Ravensbrück, c est une manière de faire disparaître la Shoah de l histoire. Certes les prisonniers juifs n étaient pas nombreux à Ravensbrück, mais leur présence au camp puis leur transport à partir d octobre 1942 vers Auschwitz participa de la politique d extermination des Juifs par les nazis. Dans les années 1980, les infléchissements de la politique extérieure est-allemande vis-à-vis d Israël, et l impact historiographique qui en découle (intégration progressive du génocide juif), se reflètent dans la conception de l exposition mise en place à partir de 1984. Toutefois, cette exposition ne présente que quelques aspects de la politique nazie de persécution des Juifs (boycott des magasins juifs, Pogrom de 1938). Elle ne touche jamais l extermination organisée et systématique des Juifs. C est là qu en réside la lacune majeure.