COMMENT LES ÉLITES FINANCIÈRES FONT DE LA GRÈCE UN EXEMPLE POUR LE RESTE DE L EUROPE



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Transcription:

CES Document de réflexion sur la situation économique 2010/1 COMMENT LES ÉLITES FINANCIÈRES FONT DE LA GRÈCE UN EXEMPLE POUR LE RESTE DE L EUROPE Un piège financier Qu adviendrait-il si des hauts fonctionnaires de la Banque centrale européenne avertissaient explicitement les banques de la zone euro que les centaines de milliards de titres adossés à des actifs et de prêts non garantis accumulés par la BCE depuis l effondrement de Lehman Brothers ne seraient plus pris en garantie à brève échéance? A l heure actuelle, une telle déclaration aurait des conséquences dévastatrices sur les marchés financiers. Sachant que la banque centrale est sur le point de retirer le soutien extraordinaire qu elle apporte à la liquidation des «actifs toxiques», les investisseurs se débarrasseraient immédiatement de ces titres. Leur cours commencerait à s effondrer de nouveau, infligeant aux banques des pertes supplémentaires qui se répercuteraient sur leurs fonds propres. Simultanément, les agences de notation réviseraient à la baisse la solvabilité des banques, réduisant ainsi leurs possibilités de financement. En bref, nous serions confrontés à un nouveau resserrement du crédit, qui déclencherait un retour à la récession. Il s agit, bien entendu, d un scénario catastrophe que tous les responsables politiques, y compris les banques centrales, veulent éviter. Pourtant, c est exactement ce qui s est produit en Grèce au cours des dernières semaines de 2009. Ce scénario catastrophe a débuté le 24 novembre lorsque le gouverneur de la banque centrale a demandé instamment aux banques grecques de faire preuve de modération lors de la prochaine adjudication à un an de la BCE en décembre 1. Les banques grecques se sont fortement engagées dans un «carry trade» qui consiste à réinvestir les fonds empruntés auprès de la BCE à un taux d intérêt de 1 % dans des obligations d État dont le rendement est nettement supérieur. Cette méthode, qui améliore la rentabilité du système bancaire, permet aussi à la Grèce de réduire son énorme déficit (12 % du PIB) et de refinancer sa dette publique, qui s élève à 275 milliards d euros. L avertissement du gouverneur de la banque centrale a eu pour conséquence directe d inquiéter les marchés financiers quant à la solvabilité de la Grèce. En effet, la remise en question par la banque centrale de la disponibilité des liquidités, dont dépendent les finances publiques de la Grèce par l intermédiaire du système bancaire, ne peut que susciter la méfiance des investisseurs envers les obligations de l État grec. L'étape suivante de ce scénario catastrophe a fait suite à l'initiative du président de l'eurogroupe. Deux jours plus tard, le 26 novembre, Jean-Claude Juncker adressait une lettre au gouvernement grec lui demandant d adopter d urgence des mesures afin 1 Les banques grecques ont à l heure actuelle emprunté 38 milliards d euros des offres de liquidité de la BCE, ce qui représente 8 % des actifs bancaires en Grèce (les banques irlandaises ont, quant à elles, emprunté 98 milliards auprès de la BCE, soit 5,9 % des actifs bancaires irlandais.

de réduire le déficit, de rétablir la compétitivité et de mettre en place des réformes structurelles. Cette lettre a ensuite été rendue publique. Simultanément, d autres ministres des finances (la ministre française Christine Lagarde, par exemple) ont, sans détour, demandé à la Grèce d entreprendre un effort considérable d assainissement budgétaire 2. Ces avertissements explicites des banques centrales et des ministres des finances n ont pas manqué d attirer l attention des marchés financiers. Le 8 décembre, Fitch Ratings abaissait la note de la dette à long terme de la Grèce à BBB-, évoquant la probabilité de nouvelles dégradations à l avenir. En d'autres termes, à partir du moment où la BCE décidera de mettre en œuvre sa stratégie de sortie de crise (dans le courant de l année 2010?), les obligations grecques ne pourront plus bénéficier de l'accès aux liquidités de la banque centrale tant que la notation financière ne sera pas relevée au niveau «A». Plus récemment, à l occasion d une mission conjointe de la Commission et de la BCE à Athènes (le 6 janvier 2010), destinée à examiner la nouvelle version du plan de stabilité mis en place par la Grèce, Jürgen Stark (membre du directoire de la BCE) a prévenu qu il serait illusoire de penser que la Grèce puisse compter sur l aide financière de l UE, semant à son tour le doute quant à la sécurité des obligations grecques. Cette convergence des comportements devient une «prévision autoproductrice», particulièrement active sur les marchés financiers. Les primes de risque liées aux taux d intérêt et aux prix des actifs qui financent la dette publique de la Grèce sont de plus en plus importantes. Le régime préconisé pour réduire le déficit, sans parler du ratio d endettement, sera certainement douloureux si le taux d intérêt à payer sur la dette publique est égal, voire supérieur, à 5 %. La défaillance que craignent les marchés financiers se précise, parce que ces taux d intérêts excessivement élevés augmentent mécaniquement la charge de la dette. Principes fondamentaux et marchés financiers Il ne fait aucun doute que la Grèce est confrontée à une série de défis en matière de finances publiques : un déficit de 12 % et une dette qui atteint 130 % du PIB ne sont pas des situations enviables. Il reste à savoir pourquoi la Grèce est pointée du doigt alors que d autres pays se trouvent dans une situation comparable. Notamment le Royaume-Uni, dont le déficit budgétaire s établit à un niveau record de 12,6 %, que le gouvernement britannique prévoit de réduire progressivement après 2010, pour le situer à un niveau proche de 5 % d ici à 2014. 2 Les procédures relatives aux avertissements sur les orientations de la politique économique des États membres, telles que prévues par le Traité CE, ont simplement été ignorées. Ces initiatives ont été prises en violation du principe selon lequel l initiative législative et l élaboration de ces recommandations appartiennent à la Commission.

Et s il est vrai que le niveau de la dette publique est plus élevé en Grèce, il n en demeure pas moins que l économie grecque a nettement mieux résisté à la crise (recul du PIB de 2 % par rapport à 4 % dans le reste de l Europe). Surtout, et contrairement au reste de l Europe (occidentale), la Grèce affiche un niveau de croissance impressionnant. La croissance peut atteindre 5 % en termes de relance, et la croissance nominale se situe entre 6 et 8 %, voire 10 % (voir graphique), tandis que la croissance de la productivité du travail s élève à 3 %. Une croissance élevée exerce une influence positive sur la situation à long terme des finances publiques. Il s agit là d un élément d analyse financière qui devrait être pris en considération. Pourquoi jouer avec le feu? Cet enchaînement d événements décrit plus haut montre que les déclarations publiques de l'élite financière européenne ont contribué à précipiter la Grèce dans un piège financier. Pourquoi les banques centrales et les ministres des finances ont-ils pris part à l érosion de la confiance des marchés financiers dans les finances publiques de la Grèce? Il semble que l'europe financière soit inquiète du risque de défaillance de l'un des membres de la zone euro. Dans ce cas, pourquoi contraindre la Grèce à payer des taux d intérêt excessifs? L élite financière européenne doit être motivée par d autres raisons, plus convaincantes.

La première d entre elles peut être mise en relation avec les discussions entreprises à l échelle européenne sur les «stratégies budgétaires de sortie de crise». À la suite du sauvetage des banques (pour le moment tout au moins), les ministres européens des finances et les banques centrales souhaitent la mise en œuvre rapide de stratégies budgétaires de sortie de crise. Ils estiment en effet que les déficits budgétaires doivent être réduits à partir du moment où l activité économique cesse de reculer. Ce point de vue ne fait toutefois pas l unanimité au sein du Conseil européen. Les chefs de gouvernement semblent admettre que la crise de l emploi continue même si l économie est techniquement sortie de la récession. Par conséquent, ils ont indiqué que l on ne pourra véritablement parler de sortie de crise qu au moment où l'on constatera une reprise de l'emploi (voir les conclusions de la réunion informelle du Conseil européen du mois d octobre). S appuyant sur l exemple de la Grèce, plongée dans la tourmente des marchés financiers selon une logique perverse, les ministres des finances et la BCE soulignent les risques posés par le maintien de déficits élevés et justifient leurs arguments en faveur d une mise en œuvre rapide de stratégies budgétaires de sortie de crise. Un autre élément susceptible de déranger l élite financière européenne réside dans le fait que les banques grecques ont essentiellement profité des mesures de soutien à la liquidité de la BCE pour financer le secteur public au lieu de sauver le secteur bancaire. Les banques grecques ont emprunté des liquidités à la BCE pour un montant de 38 milliards d euros, qui correspondent à un portefeuille bancaire destiné à refinancer la dette publique à hauteur de 35 milliards d euros. En outre, la croissance de la dette publique de la Grèce ne témoigne pas d une amélioration du système bancaire dans la même proportion que dans le reste de l Europe. Alors que les États membres ont en moyenne soutenu le secteur bancaire à hauteur de 50 % du PIB (soit un total de 3 milliards d euros pour l ensemble de l Europe!), le soutien des banques en Grèce s est limité à 10 % du PIB. Ces deux orientations s écartent des principes de la BCE. Les injections de liquidités de la banque centrale sont essentiellement destinées au sauvetage des banques et à la liquidation de leurs «actifs toxiques», qui proviennent du secteur privé, et non pas (totalement) au financement des dépenses publiques et sociales. Enfin, l intention affichée par le nouveau gouvernement socialiste d enrayer la fraude fiscale pour résorber le déficit n a été que modérément appréciée par l élite financière européenne. Non par manque de crédibilité (environ la moitié des travailleurs en Grèce sont indépendants, un record européen qui justifie ce type de mesure, susceptible d accroître les recettes fiscales), mais plus principalement parce que la lutte contre la fraude fiscale consiste à combler un manque à gagner, du côté des recettes, alors que les ministres des finances et les banques centrales cherchent à réduire les dépenses publiques et sociales. Les leçons de l exemple de la Grèce La situation de la Grèce nous démontre que le pouvoir des marchés financiers est loin d être maîtrisé. Malgré les répercussions désastreuses de la crise financière sur l activité économique, l emploi et les finances publiques, les responsables politiques continuent à se plier aux exigences de la «logique» des marchés financiers. Il est

incroyable que les agences de notation de Wall Street qui accordaient un triple A à des actifs que l on qualifie désormais de «toxiques» soient en mesure de mettre en difficulté d autres États membres, notamment ceux qui se permettent de rompre avec l orthodoxie des marchés financiers. L exemple de la Grèce nous montre par ailleurs que les institutions en charge de la surveillance et de la correction des marchés financiers appliquent certains principes de manière discriminatoire, qu il existe manifestement deux poids deux mesures dans l action des ministres des finances et des banques centrales. Les banques doivent être protégées de la tourmente irrationnelle des marchés financiers et soutenues par des fonds publics et l État, mais les autres États membres n y ont pas droit. Ce traitement inégal met par ailleurs en évidence la persistance de la pensée dominante au sein de l élite financière en Europe, qui revendique «plus de marché» et «moins d État». Si l on fait confiance aux décisions du secteur bancaire, on se méfie au contraire des choix du secteur public. Cette conception néolibérale de l élite financière européenne n est pas seulement appliquée à la Grèce. Une stratégie similaire peut être observée en Espagne. Le gouverneur de la banque centrale espagnole recommande explicitement une déréglementation du marché du travail en Espagne (facilités de licenciement, affaiblissement de la négociation collective, réductions de salaires), afin d entraîner l économie dans la déflation (Financial Times, le 19 novembre 2009)! L orientation politique néolibérale est en l occurrence manifeste. La véritable priorité, selon le gouverneur de la banque centrale espagnole, n est pas la stabilité des prix (exaltée comme une vertu par les banques centrales depuis des décennies à l intention des travailleurs et des syndicats!), mais la «compétitivité» et les «gros bénéfices». Comme le gouvernement espagnol n est pas disposé à satisfaire aux exigences de flexibilité de la banque centrale, ce sont les marchés financiers qui prennent le relais. Le 10 décembre, bien que la dette publique de l Espagne soit en réalité inférieure à celle de l Allemagne, la perspective de la note de la dette souveraine de l Espagne a été abaissée à «négative» contre «stable» auparavant, ce qui donne à entendre qu une dégradation de la note AA- pourrait être décidée à brève échéance. Le rapport sur lequel se fondait cette mise en garde était signé par José Manuel González- Páramo, le représentant espagnol du directoire de la Banque centrale européenne. Les similitudes avec la Grèce sont frappantes : si les gouvernements n écoutent pas les banques centrales, celles-ci tirent parti du pouvoir des marchés financiers pour sanctionner les politiciens par une augmentation des taux d intérêt. C est ainsi que les démocraties sont dominées par les banques centrales à l orientation néolibérale. Comment contraindre l élite financière européenne à ne plus privilégier les marchés et les banques? Les travailleurs doivent avant tout se faire entendre clairement et vivement dans le cercle des banques centrales et des ministres des finances. La Belgique et l Autriche sont des pays qui fournissent en l occurrence des exemples éclairants. Dans ces deux pays, les syndicats et les organisations d employeurs rencontrent régulièrement les membres de la direction des banques centrales. Celles-ci ne peuvent dès lors plus se réfugier dans des «tours d'ivoire», et la prédisposition des membres de leur direction

à n écouter que leurs homologues et à n accorder leur confiance qu aux marchés (financiers) est compensée par la présence des partenaires sociaux, qui rappellent l importance de l économie réelle (les emplois et la croissance). Il est urgent d envisager la mise en place d une structure similaire, qui permette aux partenaires sociaux d établir un dialogue structurel approfondi avec le Conseil Ecofin et le directoire de la BCE. Une telle structure présenterait tout au moins l avantage de permettre l examen et l adoption de solutions réelles face à l irrationalité des marchés financiers mondiaux (émission d une obligation commune libellée en euros, fonds de la banque centrale pour des investissements publics, coordination des politiques fiscales pour décourager une épargne excessive en Europe, etc.). Ronald Janssen CES Janvier 2009