CHAPITRE 15 L HOMME EST NÉ LIBRE ET PARTOUT IL EST DANS LES FERS



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Transcription:

L homme est né libre... CHAPITRE 15 L HOMME EST NÉ LIBRE ET PARTOUT IL EST DANS LES FERS LA NATURE, LA LIBERTÉ ET LES LOIS À l un bout du spectre politique des Lumières se dresse Montesquieu (1689-1755), à l autre Rousseau (1712-1778). Et à cette époque où le modèle régnant est celui de la science expérimentale, inspiré du newtonisme, aussi bien Montesquieu que Rousseau reçoivent un même hommage de leurs contemporains. On les compare tous deux à Newton : Newton a découvert les lois du monde naturel, Montesquieu, les lois du monde intellectuel, Rousseau, les lois du monde social... Cela se dit même en vers : «La nature et les lois se cachaient dans la nuit. Dieu dit : que Newton soit et tout devint lumière». La notion de nature joue à ce moment-là le rôle d un index en regard des idées-forces qui travaillent le discours des Lumières : c est tout à la fois l index de l être, de la vérité, du bien. La nature renvoie à la fois au réel, à ce qui est, et au normatif, à ce qui doit être ; dans les deux cas, cependant, le sens de cette notion est actif : la nature est la cause de tous les effets de l univers. C est pourquoi, par ailleurs, la connaissance de la nature humaine dépendra de la connaissance de la nature universelle. Le refus de toute forme de transcendance est lié à la critique de toutes les formes de l autorité. Les Philosophes s appuient sur la Nature, assimilée à la Raison, comme fondement immanent et garant suprême de l union entre la théorie et la pratique, entre le connaître et l agir. La mise en sourdine de Dieu et de la Révélation est à cet égard l exemple le plus symptomatique ; il s accompagne de la recherche d une religion naturelle excluant le surnaturel. De même, la religion écartée, la morale et la politique seront fondées sur la raison et le sentiment, autrement dit sur la nature de l homme qui est sensibilité et raison. 285

Les grandes figures du monde moderne D une part, on trouve donc la Raison la lumière naturelle de la raison liée aux conquêtes de la vérité critique d autre part, la (les) Loi(s) ou le Droit indépendants du droit divin ou d une quelconque autorité, et dont la pratique se nomme vertu : les lois naturelles objectives structurent la morale naturelle, libérée de la théologie, tout comme la politique naturelle transforme les sujets en citoyens. Le thème du bonheur qui revient sans cesse au long du XVIII e siècle s enracine également dans la philosophie de la nature qui établit le bonheur de l homme au sein du monde. Sur le plan individuel, la recherche du bonheur, guidée par la raison et assurée par la pratique de la vertu, aboutit à l harmonie. Sur le plan collectif, le bonheur qu il faut entendre dans un sens actif, comme la raison ou comme le progrès, un «faire», une pragma, suppose une rencontre : celles des devoirs de l individu et des préoccupations du législateur. Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu Rencontre qui ne sera heureuse que par une pratique privilégiée : la vertu qui n est pas autre chose en politique que l observation des lois, naturelles et sociales, c est-à-dire de la raison. 286

L homme est né libre... Après sa célèbre définition des lois sur laquelle s ouvre le premier chapitre de l Esprit des Lois : «Les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses», Montesquieu précise bien que : La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu elle gouverne tous les peuples de la terre. L équilibre universel est en définitive le fruit du bon fonctionnement de ces lois auxquelles tous «mortels et immortels» sont soumis. Les lois sont ainsi les véritables remparts de la liberté et de l égalité des hommes ; ce sont elles seules qui pourront assurer, selon la formule célèbre, «le plus grand bonheur pour le plus grand nombre possible». Le règne de Catherine II, impératrice de Russie, se distingue, malgré ses violences, par ses réformes, ses conquêtes sur les Turcs et par la protection qu elle accorda aux savants et aux philosophes, particulièrement à Diderot dont elle acheta la bibliothèque tout en lui laissant l usage jusqu à sa mort. Voltaire pour lui rendre hommage l appelait la Sémiramis du Nord. Catherine II la Grande Diderot expose à Catherine II (1729-1796) qu en politique, le bonheur doit être le lieu de jonction des devoirs d un individu, libre par nature, et des règles du législateur qui lui assurent ses droits correspondants : Puisque ma pente naturelle, invincible, inaliénable, est d être heureux, c est la source et la source unique de mes vrais devoirs, et la seule base de toute bonne législation. La loi qui prescrit à l homme une chose contraire à son bonheur est une fausse loi, et il est impossible qu elle dure [...]. Aucune idée ne nous affecte plus fortement que celle de notre bonheur. Je désirerais donc que la notion de bonheur fût la base fondamentale du catéchisme civil. Que fait le prêtre dans sa leçon? Il rapporte tout au bonheur à venir. Que doit faire le souverain dans la sienne? Tout rapporter au bonheur présent (Mémoires pour Catherine II). 287

Les grandes figures du monde moderne Gages de la paix sociale, de la sûreté, de la propriété, de l intégrité et de l autonomie individuelle et collective, les lois positives se confondent en fin de compte avec la jus naturale puisqu elles se Allégorie de la Loi rapportent non pas à l injonction d un législateur mais à la nature des êtres physiques, moraux et sociaux. Les lois qui sont ainsi comprises comme l expression naturelle des relations de l individu avec lui-même, avec les autres êtres ou avec les institutions, sont investies d un pouvoir moral et ordonnateur. Elles assurent, ou doivent assurer à tous, un système social et politique à l intérieur duquel la liberté et le bonheur ne doivent plus rien au bon plaisir d un quelconque monarque, fût-ce bienveillant. 288

L homme est né libre... La signification profonde des finalités qui orientent «le paradigme de la nature», la signification de la lutte pour assurer le progrès et le bonheur de l humanité, s enracinent dans l anthropologie particulière à cette époque où l on retrouve derechef le parallélisme entre faits-lois de la vie physique et faits-lois de la vie sociale. Les principes maîtres de cette anthropologie affirment que la liberté et l égalité existent par nature, qu elles sont le fait de l homme en tant qu homme, et qu en vertu de ce droit naturel, les hommes sont unis par «les doux nœuds de la fraternité universelle», comme le fait remarquer Rousseau dans le Discours sur l origine et les fondements de l inégalité : Je ne vois dans tout animal qu une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, 289

Les grandes figures du monde moderne jusqu à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire ou à la déranger. J aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la Nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l homme concourt aux siennes en qualité d agent libre. L un choisit ou rejette par instinct et l autre par un acte de liberté [...]. Ce n est donc pas l entendement qui fait parmi les animaux la distinction spécifique de l homme que sa qualité d agent libre. Cependant l homme n est pas «un loup qui vit au fond des forêts». Il a commerce avec les autres hommes, un commerce qui doit être utile et agréable sous la protection des lois. Ce sera dans la vie sociale, dans la vie de tous les jours, en fait dans la vie politique, que ces qualités intrinsèques de l homme, que l égalité, que la liberté supposée par celleci, que la sociabilité devront être définies. L homme ne peut être vraiment libre, heureux, en sûreté, qu au sein d une communauté autonome organisée rationnellement ; autrement dit, par l institution d un nouveau contrat social. C est le contrat qui assurera concrètement la liberté et l égalité de tous, et en codifiant légalement les droits, éloignera autant que possible les hommes des menaces de l arbitraire, du despotisme ou de la tyrannie. Comme le dit Rousseau, en termes impérissables, pour décrire le passage de l état de nature à l état civil, à la liberté par les lois : Ce passage de l état de nature à l état civil produit dans l homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. C est alors seulement que la voix du devoir succédant à l impulsion physique et le droit à l appétit, l homme, qui jusques là n avait regardé que lui-même, se voit forcé d agir sur d autres principes, et de consulter sa raison avant d écouter ses penchants. Quoiqu il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu il tient de la nature, il en regagne de si grands [...] qu il devrait bénir sans cesse l instant heureux qui l en arracha pour jamais, et qui, d un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. Réduisons toute cette balance à des termes faciles à comparer. Ce que l homme perd par le contrat social, c est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu il peut atteindre ; ce qu il gagne, c est la liberté civile et la propriété de tout ce qu il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n a pour bornes que les forces de l individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale [...]. On pourrait [...] ajouter à l acquis de l état civil la liberté morale, qui seule rend l homme vraiment maître de lui ; car l impulsion du seul appétit est esclavage, et l obéissance à la loi qu on s est prescrite est liberté (Contrat Social, I, ch. 8). 290

L homme est né libre... Si l inclination à suivre en tout la nature apparaît très tôt en ce siècle comme la règle universelle de conduite, si seul ce qui est naturel devient le principe nécessaire de l action, la tâche principale de la réflexion morale et politique consistera pour lors à inventorier, à reconnaître et à distinguer les lois de ce législateur universel qu est la nature ; les lois comme institutions de même que la loi des lois, la loi positive ou scientifique, l esprit des lois, qui gouverne les êtres peuplant cette nature et qui en exécutent les ordres. 291

Les grandes figures du monde moderne L on supposera que tout, jusqu à la divinité, céleste et terrestre, est suspendu à l invention et à la définition des lois. Des lois qui régissent le monde physique, on passe à celles du monde humain et social : les lois de l entendement, puis de l éthos individuel et collectif. La Loi entendue dans son sens politique et moral est donc considérée, par ses caractères mêmes de transcendance et d objectivité, comme le plus sûr des recours contre l arbitraire et la tyrannie ; un instrument de défense mais aussi positivement comme le plus sûr garant de la liberté, la manière de concilier les droits de la liberté propre aux êtres humains qui vivent en société avec le déterminisme qui gouverne les êtres de la nature. La définition que Montesquieu donne de la liberté politique dans un État, ou comme il le dit, «dans une société où il y a des lois», revient à une obéissance librement consentie aux lois qui gouvernent la collectivité mais qui, dans le meilleur des cas, ne sont que l expression de la volonté générale : «Dans un État, c est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu à pouvoir faire ce que l on doit vouloir, et à n être point contraint de faire ce que l on ne doit pas vouloir» (Esprit des Lois, XI, 3). La boucle de réalimentation de la liberté politique est dessinée : obéissance du «bon» citoyen aux lois dont il est partie prenante en regard de leur constitution et de leur exécution ; en retour, ces mêmes lois garantissent son autonomie. Les définitions subséquentes de la deuxième et troisième génération des Lumières feront écho à cette définition d un régime de la liberté dont les lois sont le ressort essentiel. La nouvelle Raison et la nouvelle Loi composent donc les termes principaux de l index rerum. La nature sive la société apparaît le référent majeur, voire la seule réalité pour cette époque qui se plaît à confondre l être et le devoir-être ou à vouloir régler le système social sur le système de la nature. Être homme, s écrie vers la fin du siècle d Holbach en concluant Le système de la nature, c est être sensible et raisonnable, c est obéir en tout au code de la nature : «Ô Nature! Souveraine de tous les êtres! Et vous ses filles adorables, Vertu, Raison, Vérité! Soyez à jamais nos seules divinités». 292

L homme est né libre... UNE NOUVELLE THÉORIE DE LA LOI L a théorie de la loi, appuyée sur la nature et sur l homme, qui se dégage dans la pensée des Lumières, et, en particulier, chez Montesquieu et chez Rousseau, constitue un des points importants de jonction et de rencontre aussi bien avec la période révolutionnaire qu avec la nôtre. Comme le dit Montesquieu, mais Rousseau aussi aurait pu le dire : «La liberté consiste à être gouverné par des lois et à savoir que les lois ne seront pas arbitraires». Et depuis Auguste Comte, puis Durkheim, il est admis que Montesquieu a fondé la science politique moderne et nous a donné une nouvelle théorie de la loi. À quoi tiennent précisément ces caractères de «père fondateur», si j ose dire? Répondre succinctement n est pas chose facile. Attachons-nous aux points essentiels, nouveaux et féconds, de l Esprit des lois. L ouvrage paraît à Genève en 1748, et tout de suite remporte un succès énorme : 22 éditions en 7 ans. L influence de l Esprit des lois à l époque a été plus grande que celle du Contrat social, plus abstrait et moins lu. Étudier la législation et les institutions politiques de tous les pays en fonction d un grand nombre de paramètres pour ensuite dégager les lois scientifiques de la société, tel est le projet de Montesquieu. Son ouvrage principal est donc avant tout une tentative pour définir le rapport entre les mœurs, les habitudes morales et les institutions politiques et sociales. Les institutions sont commandées par les mœurs. Mais, une fois établies, les institutions dominent les mœurs du présent et celles de l avenir. D où une sorte de mécanique rigoureuse, un déterminisme historique évident. De plus mœurs et institutions et le rapport des deux sont liés au milieu physique (terrain, climats, régime matériel de vie) ; on ne peut les séparer de l histoire du passé national, et plus généralement du passé humain. C est d abord une révolution dans la méthode que Montesquieu impose. Dans la lignée des grands penseurs politiques (Platon, Machiavel, Bodin, Hobbes, Spinoza et Grotius), Montesquieu opère cependant un progrès radical : ses prédécesseurs avaient le même projet : édifier la science politique ; mais ils avaient ignoré l objet réel de cette science : 293

Les grandes figures du monde moderne l ensemble de toutes les sociétés réelles apparues dans l histoire ; ils s étaient contentés de raisonner sur la «société en général». Montesquieu refuse cette abstraction : Cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes et les divers usages de tous les peuples de la terre. On peut dire que le sujet en est immense, puisqu il embrasse toutes les institutions qui sont reçues parmi les hommes (Défense de l Esprit des Lois, deuxième partie : «Idée générale»). Le projet : trouver des «principes» derrière les «fantaisies» est exprimé avec netteté dans la Préface : J ai d abord examiné les hommes et j ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies. J ai posé les principes et j ai cherché à en prendre l esprit, pour regarder comme semblables des cas réellement différents ; et de ne pas manquer les différences de ceux qui paraissent semblables. Montesquieu en étudiant l esprit des lois a recherché les lois des lois politiques, les «causes générales» qui permettent d expliquer les «lois positives». Il a voulu déterminer ainsi les règles sociales du droit politique. Rousseau, en revanche, lui reprochera de ne se préoccuper que des principes du droit positif, c est-à-dire de procéder à l étude empirique des faits réels alors qu il aurait fallu également fonder le droit politique, autrement dit, faire comme lui, le Contrat social. Montesquieu, pourtant, à partir de cette révolution dans la méthode, établit une nouvelle théorie de la loi dont les principaux éléments sont exposés aux Livres I et II de son maître ouvrage. La même alliance d une exigence de rigueur scientifique : dégager les lois générales qui seules permettent de comprendre les faits 294

L homme est né libre... particuliers, et d une volonté de ne pas s écarter de l objet même de la politique : relier le destin concret des hommes aux sociétés réelles dans lesquelles ils vivent, se retrouve dans l ambiguïté féconde de la théorie de la loi qu établit Montesquieu. Montesquieu oscille entre deux conceptions : la loi est-elle descriptive ou normative? Exprime-t-elle l être ou le devoir-être? On peut se demander devant les formulations données au livre I, ch.1, de l Esprit des Lois si les lois politiques sont une espèce particulière de faits naturels : «les lois sont les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses»? Ou bien des impératifs conventionnels propres aux sociétés humaines? Montesquieu ne dit-il pas, en effet : La loi en général est la raison humaine, en tant qu elle gouverne tous les peuples de la terre [...]. Fait pour vivre en société, [l homme] y pouvait oublier les autres : les législateurs l ont rendu à ses devoirs par les lois politiques et civiles. Pour Montesquieu, les lois politiques, conventionnelles, impératifs établis par les législateurs ou par les traditions des peuples, ne sont pas purement arbitraires ; elles entretiennent des rapports avec l ensemble des réalités terrestres : le climat, la géographie, l histoire, le commerce, la démographie, les mœurs, la religion. La fécondité pratique de cette distinction apparaît lorsqu on voit Montesquieu chercher, d une part, les causes physiques : il s agit de l introduction par Montesquieu de sa célèbre théorie des climats (L. XIV-XV, ch. 5, L. XVII-XVIII), théorie qui influencera le déterminisme de Taine puis de Marx, ainsi que de sa théorie des gouvernements qui sera discutée par Rousseau en vertu de la distinction entre état et gouvernement. Il ajoute, conjointement aux causes physiques, les causes morales, c est-à-dire les rapports entre lois et mœurs, lois et religions, lois et commerce (L. XIX-XXVI) : c est la thèse de la liaison de la vie sociale et de la vie morale et culturelle, thèse propre d ailleurs à toutes les Lumières. D autre part, Montesquieu cherche à juger scientifiquement les lois existantes, les «lois positives» en fonction des «rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses». La science a alors, par elle-même, une fonction critique, du fait du simple recul qu elle prend par rapport à son objet. En ce qui regarde la politique, Montesquieu, dans sa théorie des gouvernements ou des régimes, met, de manière très neuve, l accent 295

Les grandes figures du monde moderne sur les habitudes morales qu un peuple contracte au cours de son histoire. Selon lui, toute la politique se ramène, en dernier ressort, aux «mœurs». Il marque très nettement comment c est dans les mœurs d un peuple que se manifeste l esprit des lois de ce peuple. Les mœurs ont un pouvoir contraignant sur les formes d un gouvernement : sans «vertu», au sens politique du terme, c est-à-dire sans amour de la liberté et de l égalité (Avertissement de l Auteur), les républiques ne peuvent subsister. Comme le dit Montesquieu : «la vertu dans la république est l amour de la patrie, c est-à-dire l amour de l égalité» ; sans «honneur» [désir d être distingué] les monarchies s écroulent ; sans la «crainte», le despotisme dégénère en anarchie. La théorie des gouvernements est donnée dans les livres II, IV, ch. 1-6, V, VI, ch. 1-9, 16-19. C est là que nous trouvons la célèbre analyse de la Constitution d Angleterre qui alimentera autant les revendications des Philosophes pour un régime représentatif contre la monarchie absolue que la critique de Rousseau, cet autre pôle de la pensée politique des Lumières, pour une égalité plus étendue et plus réelle. Chaque régime pour Montesquieu est caractérisé par sa nature, «sa structure particulière», et son principe, «les passions humaines qui le font agir». La «vertu», «l honneur» et la «crainte» sont les trois «principes», ou passions, qui conditionnent les formes traditionnelles de gouvernement : la république, la monarchie fondée sur des lois, et le despotisme, et qui, inversement, sont suscités ou renforcés par ces formes. Ces trois «ressorts» font fonctionner des gouvernements avec lesquels ils ont une affinité : en effet dans le despotisme, sans loi ni règle, le despote conduit tout par sa volonté et ses caprices, et les sujets vivent dans la crainte ; dans le gouvernement monarchique, un seul gouverne mais au moyen de lois fixes et établies et, dans le gouvernement républicain, le peuple, ou une partie du peuple, a la «souveraine puissance» (Liv. II, ch. 1). En dernière instance, Montesquieu découvre une totalité concrète, «l esprit de la nation», et chaque nation a son esprit qui le caractérise, résultat complexe des influences du climat, des mœurs, etc. Cet esprit s exprime politiquement en un principe et une forme de gouvernement. Il peut y avoir des contradictions entre l esprit de la nation et la forme de gouvernement qui l actualise : c est précisément ce qui explique le devenir, le développement et la décadence des États. 296

L homme est né libre... Montesquieu laisse cependant transparaître, malgré son apparente objectivité, une préférence pour un type de gouvernement particulier. Le «meilleur des gouvernements», la question traditionnelle que se posent les philosophes politiques modernes, est pour Montesquieu ce qui lui apparaît le régime de la liberté tel que l incarnent, à son époque, les institutions anglaises. Celles-ci sont pour lui, influencé nettement ici par Locke, un modèle de liberté politique. La liberté, «ce bien qui fait jouir des autres biens», est là, tangible, concret, pris comme objet de la Constitution anglaise, et est assurée par les lois. Montesquieu ne se contente pas, on le voit, du recul critique du savant : outre la «nature des choses», il existe pour lui, comme pour toute la pensée libérale des Lumières, une «nature humaine», une exigence de liberté individuelle et de respect de certaines valeurs : la tolérance, la propriété, la sûreté. Les lois ne sont pas bonnes seulement parce qu elles sont adaptées à un climat, à des mœurs et à un régime politique donné, elles sont aussi plus ou moins bonnes selon qu elles répondent plus ou moins aux exigences de la «nature humaine». Ce décalage entre le critère moral et le critère technique ou scientifique fonde le «parti-pris» du magistrat relativement au choix du meilleur des gouvernements. Le château de La Brède Entre les trois espèces de gouvernement auxquelles il réduit toutes les formes politiques rencontrées concrètement dans l histoire des hommes, Montesquieu, rejetant aussi bien la démocratie que le despotisme, favorise la monarchie comme régime idéal. Il la définit, 297

Les grandes figures du monde moderne sur la base de son analyse de la Constitution anglaise, comme le pouvoir d un seul réglé par des lois fondamentales et tempéré et canalisé par des corps intermédiaires. Ceux-ci sont «naturellement» la noblesse d épée et la noblesse de robe, et empêchent le souverain de devenir tyran. Le monarque a cependant droit de veto. Montesquieu résume ainsi sa pensée : Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps de principaux et de nobles ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d exécuter des résolutions publiques et celui de juger les crimes et les différends des particuliers (L. XI, 4). La profonde conviction de Montesquieu est que le pouvoir politique est dangereux et mène à la corruption. De là la célèbre règle, expression concise de sa doctrine constitutionnelle : «Pour qu on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir». C est sur la valeur de la modération, y compris dans l usage de la raison, que se clôt ce chapitre 6 du livre XI. L analyse de la Constitution anglaise a joué un rôle excessivement important dans la diffusion tout au long du dix-huitième siècle du thème de la séparation des pouvoirs et, bien sûr, dans le débat qu il sous-tend, celui de la représentation politique. Montesquieu défend contre la démocratie et la souveraineté populaire, le gouvernement représentatif. L exigence de la représentation ne dérive pas, pour lui, de l impossibilité matérielle de réunir les citoyens pour qu ils se prononcent sur la loi. Une autre logique l anime. La représentation est nécessaire car elle n est pas un pis-aller lié à l étendue de la collectivité mais une exigence due à l insuffisante capacité intellectuelle du peuple à reconnaître le bien commun. Pourtant le peuple, bien qu incapable de «conduire une affaire», se révèle, en raison de son expérience, apte à choisir les hommes davantage que le monarque enfermé dans son palais. Montesquieu ne se demande pas si les Anglais jouissent de la liberté comme opposée au despotisme : celle-ci est établie par leur loi. Montesquieu ne décrit pas non plus une séparation stricte des pouvoirs. Non seulement celle-ci serait introuvable où que ce soit, elle serait aussi ingérable : un gouvernement est contraint d émettre des actes de type juridique, règlements, arrêtés, décrets. 298

L homme est né libre... Ce que montre Montesquieu c est un système complexe où la puissance législative peut chercher à sanctionner des ministres, membres de l exécutif, et, où dans l autre sens, l exécutif fixe la durée des assemblées législatives. De plus, le roi qui remplit une fonction législative intervient, par sa «faculté d empêcher», sur la fonction exécutive pendant que la chambre des nobles s apparente à une Cour suprême. Par cette théorie Montesquieu veut établir l existence d une Constitution par l affirmation d une spécialisation des différentes parties des institutions, ce qu on appelle les organes. La règle veut qu aucun de ces organes ne peut remplir plusieurs fonctions ; ce qui signifie non pas qu il doit exister un organe par fonction, mais qu un organe remplit une seule tâche. C est un principe général de division du travail. On a donc affaire à un système qui est parfois appelé «gouvernement mixte» ou «balance des pouvoirs», cette métaphore étant plus apte à rendre compte de la complexité constitutive de la monarchie ainsi décrite que la formule plus courante de «séparation de pouvoirs». Quoiqu il en soit, voici comment Montesquieu exprime le principe de la séparation des pouvoirs, séparation indispensable à la protection de la liberté politique qu il assimile à la «sûreté», c est-à-dire à l absence de crainte de l action des autres citoyens : Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. La conception de la «liberté politique» que défend Montesquieu n est pas celle qui prévaut dans le monde contemporain où la liberté est comprise comme autonomie, capacité de décider. Pour lui, comme pour Rousseau, la liberté n est pas l indépendance : «La liberté est le droit de faire ce que les lois permettent», dit Montesquieu, et Rousseau, de même, rattache la liberté et l obéissance aux lois (8 e Lettre de la Montagne) : On a beau vouloir confondre l indépendance et la liberté. Ces deux choses sont si différentes que même elles s excluent mutuellement [...]. La liberté consiste moins à faire sa volonté qu à n être pas soumis à celle d autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d autrui à la nôtre [...]. Il n y a donc point de liberté sans lois, ni où quelqu un est au dessus des lois [...]. Un peuple libre obéit, mais il ne sert pas ; il a des chefs et non pas des maîtres ; il obéit aux lois, mais il n obéit qu aux lois et c est par la force des lois qu il n obéit pas aux hommes. 299

Les grandes figures du monde moderne HOMMES, SOYEZ HUMAINS, C EST VOTRE PREMIER DEVOIR P armi les lecteurs de Montesquieu, c est Rousseau qui se montrera beaucoup plus critique que les Encyclopédistes. Couper au plus court pour résumer sa contribution si immense, oblige à se limiter aux trois thèses centrales que Rousseau a développées dans son œuvre politique, la portion de sa pensée qui nous occupe plus particulièrement ici. Jean-Jacques Rousseau, 1712-1778 Sur leur base, il a établi sa critique du «despotisme de l orgueilleuse philosophie moderne» : l idée contractuelle, la volonté générale et la souveraineté de la nation. Ces notions renvoient respectivement 300

L homme est né libre... à la liberté et à l égalité par la loi qu on s est soi-même donnée ainsi qu au régime démocratique ou, du moins, à la souveraineté du peuple. Rousseau s est montré le plus ardent théoricien de ce que défendait le «parti de l humanité», comme disait son ennemi intime Voltaire, et le plus influent des préfaciers symboliques des Constitutions révolutionnaires et républicaines. C est de l Homme dont il parle, de cet homme qui est en même temps, indissociablement, Citoyen, de ses droits à la liberté, à l égalité et au bonheur, à la sûreté et à la propriété, de ses droits assurés par les lois. Pour cela il fallait créer une nouvelle écriture et une nouvelle science, au carrefour des sciences de la nature et des futures sciences sociales et politiques : l histoire de l homme, ce qu on nommera plus tard anthropologie. Et Rousseau s y emploie tout en étant conscient qu il inaugure, qu il sait ce qu il est en train de faire dans les Discours, dans l Émile, dans le Contrat. Il ouvre par ces lignes la Préface du Discours sur l inégalité : «La plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines me paraît être celle de l homme». Rousseau repense et reconstruit ainsi sous l angle de l anthropologie politique, aussi bien le concept de nature que ceux de droit, de loi, et même celui de raison. Mais, ce faisant, il parvient à l intérieur de ce nouveau genre d anthropocentrisme non seulement à réorienter la définition de la nature-phusis et la définition de la société autour d un axe unique, la nature humaine, sur lequel il fait coïncider raison, cœur, conscience, action ; mais encore il réussit, suivant en cela la pente des préoccupations du siècle, à rejointoyer les ordres de l éthique et du politique, et, ce qui est plus fort, à en fonder l histoire commune, histoire qui n est pas autre chose que l histoire de l humanité. Mettant au cœur de sa problématique la question de l autonomie du sujet moral, transposée dans le Contrat comme la question de la liberté civile, Rousseau rencontre dès le Second Discours l antinomie fondamentale que ses œuvres successives s efforceront de briser. L homme, du point de vue politique, a des droits sacrés, la liberté qui, en même temps, du point de vue métaphysique, constitue l attribut essentiel de la nature humaine, et l égalité, puisque sans elle la liberté ne peut subsister, comme il le montrera dans le Contrat Social, II, ch. 2 : «Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible. Car la volonté est générale, ou elle ne l est pas ; elle est celle du corps du peuple». 301

Les grandes figures du monde moderne Comment concilier ces droits de l individu qui seront nécessairement fondés sur des conventions (Contrat Social, I, chap. 1) avec une organisation sociale, un ordre collectif qui limite nécessairement la liberté naturelle et primitive, la liberté sans loi? Le même problème se présente dans l ordre éthique puisque la morale détruit elle aussi partiellement notre liberté. Le principe duquel Rousseau partira pour résoudre ces contradictions devra être valide sur les deux registres, individuel et collectif ; la cohérence logique se confortant chez lui d une option théorique. Comme il l écrit dans l Émile (Livre IV) : Il faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société : ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale, n entendront jamais rien à aucune des deux. Il y a dans l état de nature une égalité de fait réelle et indestructible, parce qu il est impossible dans cet état que la seule différence d homme à homme soit assez grande, pour rendre l un dépendant de l autre. Il y a dans l état civil une égalité de droit chimérique et vaine, parce que les moyens destinés à la maintenir servent eux-mêmes à la détruire ; et que la force publique ajoutée au plus fort pour opprimer le faible, rompt l espèce d équilibre que la Nature avait mis entre eux. De cette première contradiction découlent toutes celles qu on remarque dans l ordre civil, entre l apparence et la réalité. Toujours la multitude sera sacrifiée au petit nombre, et l intérêt public à l intérêt particulier Voilà maintenant l étude qui nous importe ; mais pour la bien faire, il faut commencer par connaître le cœur humain. Rousseau pose au départ de son élaboration théorique qu un droit n est respecté que dans la mesure où le sujet accepte librement, c est-àdire sans contrainte, la force qui le soumet, ou s il transforme son obéissance en devoir. Mais, comme Rousseau le fait remarquer, si l acceptation de l autorité par l individu est libre, elle ne peut cependant 302

L homme est né libre... être gratuite : la liberté ne peut être aliénée en entier. Elle ne peut l être qu en partie, donc dans des conditions strictement définies par un contrat, par une convention. L objet du contrat social est principalement d établir de telles conventions. Rousseau entreprend ensuite de passer de ces constatations critiques à des voies de solution aux problèmes qu il dénonce. Rousseau dans son cabinet de travail, dessin de l époque Reprenant et développant de façon plus rigoureuse dans le Contrat Social (1762) les intuitions du Discours sur l inégalité (1753), Rousseau nous dit que son maître-ouvrage relie deux objectifs : expliquer la naissance de l organisation sociale et esquisser la structure d un ordre nouveau fondé sur des lois utiles et justes. 303

Les grandes figures du monde moderne Voici comment Rousseau définit, au Livre I, Ch. VI du Contrat, la difficulté qu il a à résoudre : Trouver une forme d association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s unissant à tous n obéisse pourtant qu à lui-même et reste aussi libre qu auparavant? Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution [...]. Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car [...] chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. L existence même d un ordre social paraît, à première vue, inconciliable avec le caractère le plus essentiel de la nature humaine : la liberté. De toute évidence «l homme est né libre». Selon Rousseau, rappelons-le, la liberté appartient à l essence même de l homme. Mais d une manière tout aussi évidente, l homme actuel est engagé dans une organisation sociale qui limite sa liberté : «Partout il est dans les fers». Pour lever la contradiction, fonder, justifier l ordre social, il faut garder le maximum de liberté réalisable afin de sauver l essence même de la nature humaine. Le même problème se présente en matière morale puisque la morale, elle aussi, détruit partiellement notre liberté. Pour résoudre ce problème dans l ordre éthique et politique, Rousseau pose comme principe (on le retrouvera dans la philosophie pratique de Kant) qu un droit n est respecté que dans la mesure où le sujet accepte librement la force qui le soumet, ou s il transforme son obéissance en devoir. Mais si l acceptation de l autorité par l individu est libre, elle ne peut cependant être gratuite. La liberté ne peut être aliénée en entier. Elle ne peut l être qu en partie, donc dans des conditions strictement définies par un contrat, par une convention. 304