L art de la description et la description de l art dans les Voyages de Théophile Gautier

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Transcription:

L art de la description et la description de l art dans les Voyages de Théophile Gautier by Evgenia Timoshenkova A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy Graduate Department of French Studies University of Toronto Copyright by Evgenia Timoshenkova (2013)

Résumé L art de la description et la description de l art dans les Voyages de Théophile Gautier Evgenia Timoshenkova Doctor of Philosophy Department of French Studies University of Toronto 2013 Le XIX e siècle inaugure une transformation radicale de l économie du récit de voyage qui grâce à l intrusion dans son espace de l homme de lettres devient un genre littéraire à part entière. À la lumière de cette évolution générique notre thèse explore la question de la littérarité des textes viatiques de Théophile Gautier en montrant que cet aspect esthétique s y manifeste à travers l image en tant qu «évènement textuel» que l on interroge selon deux perspectives complémentaires : l art de la description et la description de l art. Notre étude se répartit en quatre chapitres. Afin de mieux expliciter la logique de notre approche binaire de la description, dans le premier chapitre nous nous penchons sur la figure de Gautier écrivain-voyageur, sa façon d aborder le voyage en tant que genre et les postures énonciatives qu il adopte face à ses «devoirs de voyageur pittoresque», de littérateur aux ambitions de peintre, mais aussi de critique d art professionnel. Les chapitres deux et trois étudient l art de la description en s attachant à la question du style de Gautier marqué par l idée de modernité : la libération esthétique de la couleur, dans la peinture comme dans la littérature, et l avènement dans la littérature de la «nouvelle imagerie». À la lumière d une étude globale et d analyses ponctuelles de l appareil langagier (métadiscours pictural, ii

opérateurs lexicaux et référentiels) qui induit des effets visuels ou picturaux du texte, nous étudions les stratégies descriptives, empruntées aux arts visuels (peinture de coloriste, aquarelle, carte, panorama et diorama). Cette approche stylistique est complétée par la recherche des sources qui alimentent les logiques descriptives correspondantes puisées par Gautier dans son expérience de rapin et de critique d art. La description de l art dans le voyage gautiériste fait l objet du quatrième chapitre thématiquement limité à l ekphrasis religieuse. Abordée selon une analyse comparative cette dernière étude met en relation la prise de position de Gautier face au tableau occidental à motif religieux avec celle qu il adopte à l égard de l icône gréco-russe. Pour mieux configurer cette problématique, nous la faisons précéder de considérations mettant en lumière les spécificités rhétorique et historique qui différencient l ekphrasis moderne, imposée par Diderot et dont Gautier hérite, de son modèle antique, exercice d éloquence des rhéteurs et des sophistes. iii

Remerciements Je tiens à exprimer ma profonde reconnaissance à mon directeur de thèse Roland Le Huenen pour avoir été un guide intellectuel et très généreux qui m a dirigée durant la rédaction de ce travail. C est un honneur pour moi de pouvoir compter parmi ses disciples. Je voudrais aussi exprimer ma gratitude aux membres de mon comité, Margot Irvine et Grégoire Holtz. Leur lecture prompte et minutieuse de mes chapitres, leurs questions et leurs commentaires ont amplement participé à l enrichissement de ma reflexion et à l approfondissement de mes hypothèses de recherche. Je remercie également l examinatrice externe, Marie-Hélène Girard, d avoir accepté de lire mon travail. Au cours des longues années de recherche et de rédaction de ce travail, le soutien moral de mon mari et de ma mère a été indispensable à ma réussite, cette thèse n aurait pas existé sans leur amour, leur patience et leurs encouragements. C est à eux que je la dédie. iv

Table des matières INTRODUCTION 1 1. Fortune éditoriale et critique 2 2. Le «voyage à l œil» : faire voyager sans se déplacer 4 3. Corpus à l étude 8 4. Sur la méthode et l organisation de la thèse 9 CHAPITRE 1 LE VOYAGE ET LE VOYAGEUR 21 1. «Voyageur pittoresque» à l œil de peintre 24 1.1. Picturalisable : digne d être peint 31 1.2. Le métadiscours à thématique picturale 37 2. Le «daguerréotypeur littéraire» et sa «chambre noire du cerveau» 43 3. Un «pauvre critique» 56 CHAPITRE 2 DE LA «PEINTURE ECRITE» 63 1. ÉCRIRE LE VOYAGE EN «COLORISTE LITTERAIRE» 63 1.1. Les couleurs et les mots 63 1.1.1. «Ce n en est, pour ainsi dire, que la traduction» 67 1.1.2. «Transposer les innomés nommément» 71 1.2. Les couleurs mises en mots : essai de classement 75 1.2.1. Nom de pigment : le vocabulaire technique de l atelier 76 1.2.2. La palette d un maître 81 1.2.3. Nom de matière 84 1.3. Pour un «rythme oculaire» de la description chromatique 91 2. LA DESCRIPTION A LA MANIERE DE L AQUARELLE 100 2.1. «Sans ratures ni retouches» 102 2.2. Le tandem voyage-aquarelle 106 2.3. Sténographie des couleurs 111 2.4. Le critère de la fluidité et de la transparence 119 CHAPITRE 3 L ENTRE-DEUX : CARTE, PANORAMA ET DIORAMA 124 1. L APPEL DE LA CARTOGRAPHIE DANS LE VOYAGE DE GAUTIER 124 1.1. La carte et la description 125 1.2. Le pictural et la cartographie 127 1.3. L œil cartographique de la description 132 1.3.1. La perspective «singulière» des vues «à vol d oiseau» 135 1.3.2. Le «langage des géographes» : géométrie, modelé et figuration 142 v

1.3.3. Des noms sur la carte : toponymes 147 1.3.4. Des noms sur la carte : «un caprice étrange» 150 2. LES SPECTACLES EN RAMA ET LA DESCRIPTION LITTERAIRE 154 2.1. «Le temps des spectacles purement oculaires» 155 2.2. Principes du dispositif du panorama pictural (circulaire et mobile) 163 2.3. Le dispositif panoramique de la description 169 2.3.1. Le panorama circulaire 170 2.3.2. et le panorama mouvant 181 2.4. Les «tableaux fondants» du diorama 186 2.4.1. La poétique dioramique dans le rendu littéraire : les affinités 189 CHAPITRE 4 L EKPHRASIS CHEZ GAUTIER VOYAGEUR CRITIQUE D ART 198 1. L HERITAGE DE L EKPHRASIS 198 1.1. Qu est-ce qu une ekphrasis : définition, délimitation 198 1.2. «Que ne puis-je imiter Hérodote» : le voyage et l ekphrasis 201 1.3. «Ce tableau est en Italie ; je l ai vu, et puis vous en donner une idée» 207 1.4. «Je suis de la nature subjective» 211 2. EKPHRASIS RELIGIEUSE : L ICONE BYZANTINE-RUSSE ET LE TABLEAU A MOTIF RELIGIEUX 219 2.1. «Je suis allé [ ] en Russie, pour la neige, le caviar et l art byzantin» 221 2.2. L œil ébloui et la difficulté de voir 224 2.3. L art primitif et l art pur 232 2.3.1. «L art doit exister par lui-même» 234 2.3.2. «Oui, le dessin est sec et la couleur est mauvaise» 240 2.3.3. L humanisation et le «naturalisme» 244 2.3.4. Comme «une écriture sacrée» 251 2.4. Critique d art à «l œil visionnaire» 254 CONCLUSION SOUS LE SIGNE DE L ART ET DE LA MODERNITE 260 BIBLIOGRAPHIE 269 ANNEXE : TEXTES DE THEOPHILE GAUTIER SUR LE PANORAMA ET LE DIORAMA 290 vi

Introduction «Il y bien un Gautier universellement accepté qui est celui des voyages, affirme Sainte-Beuve en 1863, celui-là, on le vérifie à chaque pas, dès qu on met le pied dans les pays qu il nous a rendus et exprimés en traits si saillants et si fidèles 1». À cette remarque élogieuse s ajoute celle de Cuvillier-Fleury pour qui «comme voyageur il est sans précédents, [ ] sans rivaux, du moins dans son genre 2». À Maxime Du Camp les voyages de Gautier «semblent supérieurs à ceux de Victor Hugo 3». Quant à Baudelaire, il est convaincu que c est «grâce à ses feuilletons innombrables et à ses excellents récits de voyages, que tous les jeunes gens (ceux qui avaient le goût inné du beau) ont acquis l éducation complémentaire qui leur manquait 4». Sans doute, à côté de ces auteurs, qui vouaient à Gautier voyageur une admiration sincère, il y avait des contemporains, comme par exemple Eugène de Mirecourt et Émile Zola, qui, tout en acceptant en Gautier «un admirable grammairien et un admirable peintre», doté d un «don de style correct et imagé», lui reprochaient toutefois dans ses livres de voyages «de ne voir que les arbres et les pierres des pays qu il traversait, sans jamais pénétrer jusqu à l homme 5». Quoiqu en dise la réception critique de l époque, qu elle fût hostile ou favorable, elle atteste à coup sûr l attention éveillée et l intérêt incontestable que l on portait au dix-neuvième siècle à Théophile Gautier écrivain-voyageur. Comparativement, la mémoire ordinaire de nos jours au contraire le 1 Charles-Augustin SAINTE-BEUVE, «Théophile Gautier», in Nouveaux lundis, op. cit., pp. 265-266. 2 Alfred-Auguste CUVILLIER-FLEURY, Voyage et voyageurs, Paris, Michel Lévy, 1856, p. 300. 3 Maxime DU CAMP, Théophile Gautier, Paris, Hachette, 1890, p. 106. 4 Charles BAUDELAIRE, «Théophile Gautier I», in Œuvres complètes, éd. Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1976, t. II, p. 123. 5 Émile ZOLA, «Théophile Gautier», in Document littéraires: études et portraits, Paris, Charpentier, 1882, p. 135 et p. 142. On trouve des remarques analogues chez Eugène de Mirecourt pour qui le récit de voyage de Gautier «pèche d un bout à l autre par l absence d observations de mœurs et de jugements sur les hommes», Eugène de MIRECOURT, Théophile Gautier, Paris, Roret, 1855, p. 78. 1

2 réduit le plus souvent à l image arbitrairement restreinte du poète «impeccable 6» d Émaux et Camées et de l auteur du Capitaine Fracasse et de Mademoiselle de Maupin dont la célèbre préface dresse un manifeste en faveur de l art pour l art. 1. Fortune éditoriale et critique 7 Ce n est que depuis une trentaine d années que les récits de voyage de Gautier ont bénéficié d un regain d intérêt. Cette redécouverte méritée est notamment marquée par une véritable euphorie éditoriale. Sans prétendre englober toutes les publications de cette période, il faut mentionner l édition par Madeleine Cottin en 1973 chez Droz du Voyage pittoresque en Algérie, ouvrage non publié du vivant de Gautier et resté inachevé. En 1981 le Voyage en Espagne était diffusé auprès du grand public par le biais d une édition établie et présentée par Jean-Claude Berchet pour la collection Garnier-Flammarion, et, la même année, par Patrick Berthier pour la collection Folio où la relation du voyage est accompagnée du recueil de poèmes España. En 1990, Constantinople a fait l objet d une édition érudite de la part de Sarga Moussa chez La Boîte à Documents. Le volume contient une riche annexe composée de dix-sept articles supplémentaires où Gautier parle de la Turquie. Toujours chez La Boîte à Documents on trouve l édition critique du Voyage en Russie (1990) par Francine-Dominique Liechtenhan enrichie de neufs autres textes de Gautier ayant trait à la Russie. En à peine plus d un an, la même maison d édition s est occupée de la publication du Voyage en Égypte annotée par Paolo Tortonese et qui donne en appendice d autres feuilletons de l écrivain sur ce pays. Un Tour en Belgique et en Hollande avec une postface de Stéphane Guégan a paru 6 Charles BAUDELAIRE, Dédicace à Théophile Gautier des Fleurs du mal, in Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 3. 7 Pour les références bibliographiques complètes des éditions, des articles et ouvrages critiques cités dans cette introduction voir la bibliographie jointe à la fin de la thèse.

3 en 1997 dans la collection «L école des lettres» des éditions du Seuil. Enfin, dans le cadre des Œuvres complètes de Gautier, actuellement en cours de publication, les éditions Champion ont déjà fait paraître le Voyage en Russie (2007) avec des notes établies par Serge Zenkine. C est aussi pour ce grand projet des œuvres complètes où les récits de voyage représenteront un volet notable, que Marie-Hélène Girard prépare en ce moment une édition critique, revue et augmentée, d Italia. Voyage en Italie, relation qu elle avait déjà annotée en 1997 pour la maison d édition La Boîte à Documents. L essor éditorial des textes viatiques de Gautier, annotés et scientifiquement présentés, montre que la recherche universitaire, qui a eu tendance jusqu à une date récente à privilégier davantage son œuvre poétique et romanesque, rend finalement justice à Gautier écrivain-voyageur. Ce regain de faveur n est pas étranger, en partie au moins, à l éveil et à la recrudescence considérable dans ces dernières décennies de l intérêt pour la littérature viatique en général. Mais si certains des voyages gautiéristes, comme notamment Constantinople, Voyage en Espagne et Voyage en Italie, ont fait l objet de recherches approfondies, il est loin d en être de même quant aux autres textes, dont par exemple le Voyage en Russie qui, à notre connaissance, n a suscité que peu d intérêt. Sans prétendre dresser dans les limites restreintes de cette brève introduction une présentation exhaustive de la critique ayant trait à l abondante production de Gautier en matière viatique, nous tenons plutôt à évoquer quelques pistes et sujets de recherche. On s est beaucoup intéressé à la poétique et à l écriture du voyage gautiériste (Alain Guyot, Philippe Antoine, François Court-Perez), à la manière dont l écrivain y a abordé l altérité (Sarga Moussa, Serge Zenkine, Anne Geisler- Szmulewicz), aux rôles respectifs du rêve et de la réalité dans son voyage à Venise (Michael

4 Riffaterre), à la médiation et l intertextualité picturales (Sarga Moussa), aux rapports entre l art et le réel (Michel Crouzet) et à la place considérable de l art dans le Voyage en Italie (Marie-Hélène Girard). En outre, il faut tout spécialement citer le numéro du Bulletin de la Société Théophile Gautier paru en 2007 et placé sous le signe de «l art de voyager» et de l «art d écrire». Mais en dehors des articles de valeur incontestable et d intérêt substantiel aucune monographie n a jusqu alors fait son objet spécifique de la production viatique de Gautier prise dans son ensemble. La présente étude se propose de contribuer à l exploration de ce vaste terrain. 2. Le «voyage de l œil» : faire voyager sans se déplacer Le «voyage de l œil qui ne coûte rien et ne fatigue pas 8» c est ainsi que Gautier présente dans son Abécédaire du Salon de 1861 les tableaux des peintres orientalistes français dont Belly, Berchère et Bérard. Au reste, ce n est pas la première fois que la métaphore du voyage apparaît sous sa plume de critique d art lorsque le chef-d œuvre «découvert» au gré de la «navigation pittoresque 9» à travers l exposition l emporte aux confins de l imaginaire. On se rappelle sans doute les vers, parus d abord dans le compte rendu du Salon de 1839 et repris par la suite dans les Poésies Complètes, que lui inspirent les paysages de Bertin, Aligny et Corot. Merci donc, ô vous tous, artistes souverains! [ ] Sans sortir, avec vous nous faisons des voyages, Nous errons, à Paris dans mille paysages ; Nous nageons dans les flots de l immuable azur, Et vos tableaux, faisant une trouée au mur, Sont pour nous comme autant de fenêtres ouvertes 8 Théophile GAUTIER, Abécédaire du Salon de 1861, Paris, Dentu, 1861, p. 51. 9 Théophile GAUTIER, Salon de 1837, (Topographie du salon, 2 eme article), in La Presse, 8 mars 1837.

5 Par où nous regardons les grandes plaines vertes, Les moissons d or, le bois que l automne a jauni Les horizons sans borne et le ciel infini 10 De même, les cinq toiles africaines de Fromentin exposées au Salon de 1849 offrent selon Gautier «un voyage complet 11». Le tableau - tout comme le panorama, la carte géographique ou la maquette d une ville modelée en trois dimensions - procure de façon immédiate les plaisirs dignes du voyage réel en assurant une médiation entre l ailleurs inconnu et le spectateur désireux de voyager «sans se déplacer». Un tel substitut au parcours géographique réel est d autant plus séduisant que les contrées lointaines sont difficiles à atteindre. Malgré les «facilités de la locomotion moderne 12» de ce temps progressiste qu est le XIX e siècle, l entreprise viatique reste un luxe et un effort, une affaire sérieuse aussi coûteuse que périlleuse. Comme le remarque astucieusement Gautier à propos de l expédition en Espagne il faut payer de sa personne, avoir du courage, de la patience et de la force ; l on risque sa peau à chaque pas ; les privations de tous genres, l absence des choses les plus indispensables à la vie, le danger de routes vraiment impraticables pour tout autre que des muletiers andalous, une chaleur infernale, un soleil à fendre le crâne, sont les moindres inconvénients ; vous avez en outre les factieux, les voleurs et les hôteliers, gens de sac et de corde, dont la probité se règle sur le nombre de carabines que vous portez avec vous. Le péril vous entoure, vous suit, vous devance ; vous n entendez chuchoter autour de vous que des histoires terribles et mystérieuses 13. Chose curieuse (pas très paradoxale, au reste, étant donné tous les périls et désagréments du voyage si bien répertoriés par Gautier), comme le fait observer Fernand Baldensperger, «les demandes de passeports pour voyages d agrément étaient moins nombreuses en 1835, quand la littérature exotique atteignait un de ses points culminants». Ce phénomène Baldensperger l explique par le fait que : 10 Théophile GAUTIER, Salon de 1839 (9 e article), in La Presse, 27 avril 1839, repris en 1845 dans les Poésies Complètes. 11 Théophile GAUTIER, Salon de 1849 (8 e article), in La Presse, 7 août 1849. 12 Edouard THIERRY, «Annonce de la première livraison des Trésors de la Russie ancienne et moderne», in Le Moniteur Universel, le 25 mai 1859. 13 Théophile GAUTIER, Voyage en Espagne, Gallimard, Paris, 1981, p. 321. Par la suite les références à ce voyage seront indiquées directement dans le texte par le titre Voyage en Espagne et le numéro de la page.

6 Devenu casanier en général, le bourgeois français moyen s est enchanté, comme les tabellions mis en scène par Balzac, de couleurs, de singularités, de bizarreries étrangères qu il ne tenait plus à [ ] constater sur place comme le touriste anglo-saxon. Il a été heureux de se dépayser sans quitter son fauteuil, de faire sa tournée d Écosse ou d Italie par procuration 14. Le dépaysement, comme on l aperçoit, peut se réaliser non seulement par l intermédiaire de l image à voir, mais aussi par le biais du récit de voyage qui prétend dès ses origines offrir à son lectorat les plaisirs de la découverte du monde exotique sans fatigue ni danger. À condition qu elle fasse vivre et qu elle fasse voir, c est-à-dire qu elle soit aussi visuelle que l image, la description peut rivaliser avec le pictural. Elle peut la supplanter pour faire voyager le lecteur dans l imaginaire : lui faire traverser les frontières et, en abolissant les distances, lui permettre d accéder aux lieux inconnus et désirables, mais sans y aller, de profiter des paysages de l étranger exotique, mais sans subir les inconforts et les dépenses du voyage réel et de satisfaire son goût pour la couleur locale, mais sans qu il se déplace. Le voyage de Gautier nous semble très bien répondre à ces goûts et demandes du public bourgeois autrement plus sédentaire, mais désireux d accomplir virtuellement un voyage, de connaître le pittoresque de l ailleurs lointain et inconnu tout en restant commodément installé au coin de son feu. C est cette impression au moins qu on a en lisant la réception contemporaine de ses relations viatiques. En valorisant l impact sur le lecteur de l écriture fondamentalement visuelle de Gautier, Armand de Pontmartin note à propos de Constantinople que grâce à ce récit on a non pas le Spectacle dans un fauteuil, que nous offrait en son beau temps M. de Musset, mais le Voyage dans un fauteuil ; et on l a complet, vivant, pittoresque, chatoyant de toutes les couleurs, caractérisé de tous les traits qui se sont fixés dans la mémoire de l auteur, et qui reparaissent sous sa plume avec la fidélité d une épreuve photographique : singulier cerveau 14 Fernand BALDENSPERGER, Pierre Jourda, L Exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand, (Book Review), in Romanic Review, n o 29, Décembre, 1938, p. 403 et en note p. 403.

7 en qui les tons et les contours tiennent la place des sentiments et des pensées! Étrange talent qui vibre par le regard, comme d autres par l oreille, par l imagination et par l âme! 15 Des remarques similaires à propos du même voyage se retrouveraient chez Cuvillier-Fleury. Ce que ce spectacle de Londres 16 nous montrait en moins d une soirée, le livre de M. Gautier nous le fait voir, sans nous demander beaucoup plus de temps, sans nous faire quitter notre fauteuil au coin du feu, non pourtant sans nous laisser moins de souvenirs, d éblouissement et de prestige. Son livre est un panorama imprimé, un prodigieux kaléidoscope en caractères alphabétiques ; ses quatre cents pages sont autant de dessins qui vous sautent aux yeux par l éclat du coloriage, qui vous étourdissent non sans vous charmer par la variété des changements à vue, des décorations et des perspectives 17. Selon le prospectus publicitaire des Trésors d art de la Russie ancienne et moderne, dans les livres de Gautier qui «ouvrent une nouvelle ère aux récits de voyage, chaque pays à sa physionomie, son caractère, sa couleur, et même son climat ; l on y a chaud, l on y a froid selon la latitude 18». Comme s il voulait illustrer ces éloges, Charles Tronsens, dit Carlo Gripp, représenta sur un de ses dessins ornant les marges du portrait photographique de Gautier par Nadar deux personnages assis aux extrémités opposées d une même banquette, l un d eux lit le Voyage en Espagne et tout suant de chaleur s éponge le front avec un mouchoir, tandis que l autre, emmitouflé des pieds à la tête dans des vêtements d hiver, est en train de lire le Voyage en Russie 19. Gautier écrivain voyageur se plaît à instaurer la confusion entre sa description - qui prétend être aussi visuelle que l image - et la réalité et à emporter le lecteur à la découverte du monde par l intermédiaire de son récit. D où l objectif principal de notre thèse qui 15 Armand de PONTMARTIN, Causeries littéraires, Paris, Michel Lévy, 1854, p. 328. 16 Il s agit du panorama mobile représentant un voyage de circumnavigation que l auteur de ces lignes a pu voir à Londres en 1851. 17 Alfred-Auguste CUVILLIER-FLEURY, Voyage et voyageurs, op. cit., p. 300. 18 Ce texte est reproduit dans Charles de SPOELBERCH DE LOVENJOUL, Histoire des œuvres de Théophile Gautier, Paris, Charpentier, 1887, vol. 2, p. 176. 19 Pour la reproduction de ce portrait de Gautier entouré de vignettes dessinées cf. Véronique MAGNOL- MALHACHE, Théophile Gautier dans son cadre, Paris, Somogy Éditions d Art, 2007.

8 s attachera à la question de la littérarité 20 du voyage gautiériste. Nous avançons que cet aspect esthétique s y manifeste essentiellement à travers l image en tant qu «évènement textuel 21» que l on souhaite interroger en l abordant selon deux perspectives complémentaires : l art de la description et la description de l art. 3. Corpus à l étude Pour explorer ces deux facettes de notre problématique, nous avions dans un premier temps sélectionné les récits majeurs que Gautier produisit suite à ses voyages en Belgique (1834) et en Hollande (1846), en Espagne (1840) et en Algérie (1845), en Italie (1850) et en Orient (1852), en Russie (1858-1859) et en Egypte (1869) pour finalement l élargir à toute sa production viatique qui comprend les comptes rendus moins connus comme ceux d un bref voyage en six jours sur le Rhin à travers la Suisse, l Allemagne et la Hollande (1858), de l expédition à Cherbourg (à l occasion de l inauguration du bassin Napoléon) en août 1858, de la visite aux expositions de Londres (1851 et 1862) et des excursions dans les montagnes, au Mont Cervin et au Mont Blanc (1868). Envisageant l interaction entre l art de la description et la description des œuvres d art, la collaboration de l écriture du voyage en matière de perception du paysage avec la critique artistique de Gautier, nous étions naturellement amenée à consulter ses écrits sur l art. «Il est regrettable que les Salons de Théophile Gautier n aient pas tous été réunis en volumes 22», déplorait Ernest Feydeau au lendemain de la mort de l écrivain. Ce regret qui date de plus d un siècle est en train de devenir caduc grâce à l équipe internationale des gautiéristes (Marie-Hélène Girard, 20 Dans le sens où l entend Jacobson c est-à-dire comme «ce qui fait d un message verbal une œuvre d art», Roman JACOBSON, Essai de linguistique générale, Paris, Édition de Minuit, 1963, p. 210. 21 Liliane LOUVEL, L œil du texte, Toulouse, Presses universitaires de Mirail, 1998, p. 18. 22 Ernest FEYDEAU, Théophile Gautier, souvenirs intimes, Paris, Plon, 1874, p. 52.

9 Wolfgang Drost, Cassandra Hamrick, Karen Sorenson, Stéphane Guégan, James Kearns et Francis Moulinant) qui prépare la publication des comptes rendus des Salons de Gautier en 8 volumes aux éditions Champion. En attentant la réalisation de ce projet, nous fûmes obligée de consulter les éditions de la critique artistique de Gautier parus de son vivant : Abécédaire du Salon de 1861 (Dentu) et Salon de 1847 (Hetzel et Warnod), deux recueils Les Beaux-Arts en Europe (Michel Lévy, 2 vol., 1855-1856), ainsi que L Art moderne (Michel Lévy, 1856). Parmi les éditions récentes on peut citer Exposition de 1859 (ed. Wolfgang Drost et Ulrike Hennings) et les 107 articles consacrés à 73 artistes réunis dans une anthologie importante par les soins de Marie-Hélène Girard sous le titre Théophile Gautier, Critique d art. Extraits des Salons (1833-1872). Nous avions aussi à notre disposition la source numérisée et disponible en ligne grâce au serveur Gallica de la Bibliothèque nationale de France et où on trouve tous les articles de Gautier publiés notamment dans La Presse et dans L Artiste. Certains textes, peu ou pas connus, comme par exemple ceux sur les panoramas et les dioramas commentés par Gautier, n étant jamais réédités sont inclus dans les annexes qui figurent à la fin de notre thèse. 4. Sur la méthode et l organisation de la thèse Axée sur la description dans les textes viatiques de Gautier notre recherche viendra s appuyer sur un socle méthodologique hybride constitué d un entrecroisement de quelques approches théoriques qui portent sur la relation texte/image. Le livre de Philippe Hamon Imageries. Littérature et image au XIX e siècle (2001), nous a servi de point de départ et de source d inspiration initiale dans notre propre démarche. Cet ouvrage propose un modèle théorique de lecture des textes littéraires du dix-neuvième siècle du point de vue de l image

10 perçue comme mode textuel où se conjugue l ensemble des «relations qu entretiennent réciproquement (c est-à-dire entre elles), en représentation (c est-à-dire dans un texte littéraire), et en médiation (c est-à-dire à travers d autres représentations non littéraires) 23», l image à voir (peinture, portrait, paysage, icône, photographie, sculpture, carte, vitrail, mosaïque etc. cités dans le texte), l image à lire (dans ses aspects rhétoriques et stylistiques) et l image mentale (dans les représentations qu en donnent les textes (souvenirs, hallucinations, rêves, phantasmes, visions etc.). Certes, Imageries. Littérature et image au XIX e siècle prennent en considération surtout les œuvres fictionnelles, à savoir romanesques. Toutefois, adapter ce modèle à la production viatique de Gautier nous semble pleinement justifiable par le fait que l époque romantique inaugure une transformation radicale de l économie du récit de voyage qui, grâce à l intrusion dans son espace de l homme de lettres devient un genre littéraire «fondamentalement médiatisé 24» où la description «affiche ostensiblement sa nature fabriquée 25». Un des aspects particulièrement précieux du livre de Ph. Hamon est non seulement de mettre en relief les relations entre texte littéraire et peinture, dont la tradition et le fondement théorique remontent à l ut pictura poesis d Horace, mais d embrasser un terrain beaucoup plus vaste incluant également les «nouvelles images 26» qui influencent la littérature du dixneuvième siècle qui n a certes pas inventé l image, comme il n a pas inventé la littérature, comme il n a pas inventé la relation de l image à la littérature [ ], comme il n a pas inventé la présence d images et d objets figuratifs en littérature. Mais il a modifié profondément et radicalement 23 Philippe HAMON, Imageries. Littérature et image au XIX e siècle, Paris, José Corti, 2001, p. 308. 24 Roland LE HUENEN, «Le récit de voyage : l entrée en littérature», in Études littéraires, vol. 20, printempsété 1987, p. 57. 25 Roland LE HUENEN, «L Orient imaginaire dans l Itinéraire de Paris à Jérusalem», in Miroirs de l altérité et voyage au Proche-Orient: colloque international de l institut d histoire et de civilisation française de l Université de Haïfa, sous dir. de Ilana Zinger, Genève, Slatkine, 1991, p. 143. 26 Philippe HAMON, Imageries. Littérature et image au XIX e siècle, op. cit., p. 39.

11 cette relation en inventant, ou en mettant au point, ou en industrialisant, ou en faisant circuler, ou en généralisant dans des proportions radicalement nouvelles une nouvelle imagerie [ ] faite de nouveaux objets et de nouvelles pratiques 27. L approche de Ph. Hamon trouve sa répercussion chez de nombreux chercheurs travaillant sur les relations texte/image. C est ainsi que L œil du texte et Texte/Image : images à lire, textes à voir de Liliane Louvel invitent également à entendre le terme «pictural» dans un sens plus ouvert, polysémique «d image» englobant non seulement les représentations visuelles traditionnelles (tableau à l huile, aquarelle, gravure, carte, dessin etc.), mais aussi la photographie et les «arts mécaniques» dont parle Benjamin 28. En effet, comme le rappelle Max Milner dans son introduction à l ouvrage collectif sur Les arts de l hallucination, c est toute la problématique de la mimesis qui a été influencée et renouvelée au XIX e siècle par «l invention de nouveaux dispositifs optiques 29». Au cours de notre travail, on ne saurait donc pas oublier qu entre les formes picturales «canoniques» de la représentation du réel viennent se glisser le daguerréotype, ce précurseur de la photographie dite être au-delà de la peinture quant à l illusion réaliste, ou encore le panorama et le diorama, deux structures visuelles à mi-chemin entre tableau, théâtralité du spectacle et technicité industrielle. Il faut souligner que ces nouveaux dispositifs optiques fascinent les écrivains, dont Gautier, en leur servant de modèles esthétiques inusités susceptibles de rendre visibles les effets littéraires, et, par corollaire, de poser à nouveau «la question du style comme «cachet», empreinte individuelle et personnalisée 30» et d affirmer par là même leur originalité stylistique. Pour ce qui est des modalités de manifestation de l image dans le texte littéraire c est la typologie proposée par Liliane Louvel dans L œil du texte qui fraye la voie à notre 27 Ibid., p. 8 et p. 11. 28 Liliane LOUVEL, L œil du texte, op. cit., p. 83. 29 Les arts de l hallucination, sous dir. de Donata Pesenti Campagnoni et Paolo Tortonese, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 7. 30 Philippe Hamon, Imageries. Littérature et image au XIX e siècle, Paris, op. cit., p. 20.

12 démarche. Selon cette théorie, l apparition de l image dans le texte peut s effectuer ou bien in absentia, c est-à-dire lorsqu elle est convoquée fortement, mais encore indirectement, quand son irruption est implicite, allusive ou suggestive (l allusion discrète, le souvenir implicite, la description «à la manière de...», l hypotypose etc.), ou bien in praesentia (ce qui est le cas de la citation explicite du titre d un tableau, mais aussi et surtout de la description ekphrastique d une œuvre d art) 31. Cette double classification de l image en tant qu «évènement textuel 32» constitue la trame de trois des quatre chapitres de notre thèse. Une telle répartition n est point arbitraire, car il nous paraissait aussi légitime que logique de nous pencher dans le premier chapitre, placé à l orée de l analyse des descriptions proprement dite, sur la figure de Gautier écrivainvoyageur qui les produit et sur sa façon d aborder le voyage en tant que genre. Les travaux des spécialistes de la littérature de voyage du XIX e siècle, de Roland Le Huenen, Jacques Chupeau, Adrien Pasquali et Christine Montalbetti, nous ont servi de guides pour baliser le domaine conceptuel et théorique de cette partie, comme, d ailleurs, au long de notre étude dans son ensemble. Afin de mieux expliciter la nécessité de traiter la description selon deux perspectives complémentaires : l art de la description et la description de l art il était opportun d interroger dans ce chapitre initial les postures énonciatives que Gautier adopte face à ses «devoirs de voyageur 33» : «voyageur pittoresque», écrivain et artiste, mais aussi critique d art professionnel. Pour y réfléchir, on a considéré la notion de la poétique du pittoresque en France à l époque romantique en faisant appel notamment à l ouvrage devenu 31 Liliane LOUVEL, L œil du texte, op. cit., p. 156. Louvel décèle encore un troisième type de l apparition de l image dans le texte, le mode où l irruption se fait «physiquement in praesentia» (l image est effectivement présente dans le texte ou à l entour de l œuvre). Ce cas restera hors de notre propos sur la description chez Gautier voyageur, bien que son récit du Voyage pittoresque en Algérie ainsi que les Trésors d art de la Russie ancienne et moderne (album luxueux d héliogravures qui, jamais achevé, donna la naissance au Voyage en Russie) puissent fournir éventuellement un sujet fructueux de réflexion. 32 Liliane LOUVEL, L œil du texte, op. cit., p. 18. 33 Théophile GAUTIER, Voyage en Italie, p. 261.

13 classique de Wil Munster. Il fallait également tenir compte du métadiscours à thématique picturale et du motif du «picturalisable» - aspects stylistiques de l énonciation étudiés par Éric Bordas (1997) - qui participent à la création de la posture du «voyageur pittoresque». D autre part, nous fûmes amenée à explorer le parti pris esthétique de Gautier à l égard de la photographie pour comprendre comment sa revendication de voyager en écrivain-artiste est conciliable avec celle d être «un daguerréotypeur littéraire», posture qui suppose un regard enregistreur strictement objectif. Nous terminons ce chapitre par un parcours rapide de l activité de Gautier critique d art (domaine exploré par Marie-Hélène Girard, Wolfgang Drost, Cassandra Hamrick) qui ne se limite point à la seule chronique des Salons, mais embrasse aussi les comptes rendus des visites des ateliers des peintres contemporains, des Expositions Universelles et les études sur des musées français ou étrangers. Comme le soulignent Alain Guyot et Roland Le Huenen, la «prise en charge du récit viatique par un homme de lettres ne peut qu en modifier la praxis 34». La volonté de Gautier de s imposer en tant que «voyageur pittoresque» est mise en œuvre dans son écriture du voyage, dans son art de la description souvent comparé par les contemporains à de la «peinture écrite 35». Du point de vue théorique, ce type de description ressort à la manifestation de l image in absentia qui se place, comme le soutient Liliane Louvel, du côté de la réception, dans le domaine de l intuition, de l interprétation, de la culture aussi ; [ ] Le texte suggère un tableau à celui qui l a en mémoire, la suggestion opère le glissement entre textualité et picturalité, qui se superposent sans se fondre. D où différentes lectures et strates de significations 36. 34 Alain GUYOT et Roland LE HUENEN, «Introduction», in L Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand: l invention du voyage romantique, Paris, PUPS, 2006, p. 10. 35 Charles-Augustin SAINTE-BEUVE, «Théophile Gautier», in Nouveaux lundis, op. cit., p. 330. 36 Liliane LOUVEL, L œil du texte, op. cit., pp. 145-146.

14 Placée au cœur des chapitres II et III, notre lecture de l art de la description «à la manière de» chez Gautier voyageur porte une attention méticuleuse au langage employé comme matériau artistique. À la lumière d une étude globale et ponctuelle de l appareil langagier (métadiscours pictural, opérateurs lexicaux et référentiels) qui induit des effets visuels ou picturaux du texte, nous nous proposons d étudier des stratégies descriptives, massivement empruntées aux arts visuels (aquarelle, carte, panorama et diorama) qui n ont pas jusqu à aujourd hui attiré l attention de la critique. La difficulté de notre étude dans ces deux chapitres, comme celle de toute étude principalement stylistique, résidait dans le risque de se plonger dans une analyse purement et simplement descriptive ou de forcer des parallèles trop rapidement suggérés. Nous avons suivi en cela la mise en garde de Liliane Louvel contre «certains excès» qui rapprochent parfois abusivement, «un écrivain et un peintre, par analogie sans que le texte y convie précisément 37». Notre approche essentiellement stylistique de par son but a gagné à être constamment et ponctuellement complétée par la recherche des sources qui alimentent les logiques descriptives employées par Gautier, ces stratégies littéraires qui sont puisées, comme on le montrera, dans son expérience de critique d art. En adoptant comme point de départ l affirmation que dans la peinture «la couleur est ce par quoi l image arrive 38», le deuxième chapitre vise à expliciter ce phénomène dans les descriptions chromatique de Gautier. L ouvrage, déjà ancien, de Georges Matoré (1951) constitue une référence incontournable lorsqu on se propose d étudier l écriture des couleurs chez Gautier. Toutefois, ce livre examine surtout l œuvre du romancier et du poète. C est cette lacune concernant le récit de voyage qui nous a poussée, entre autres, à nous interroger 37 Liliane LOUVEL, L œil du texte, op. cit., p. 146. 38 Charles GRIVEL, «Baudelaire, Phénakistiscopie. La peinture et le mot», in Des mots et des couleurs, textes réunis par Jean-Pierre GUILLERM, PUL, Lille, 1986, p. 181.

15 sur la manière dont le déficit textuel face à l expression de la couleur, déficit avoué et linguistiquement pressenti, se trouve inversé, dépassé et exploité dans la pratique. En vue de mieux orienter notre analyse il nous a paru important de situer rapidement la couleur dans le contexte historique pictural en faisant appel aux réflexions esthétiques de Roger de Piles, Diderot, Baudelaire et, évidemment, Gautier. En outre, nous avons puisé des idées enrichissantes dans Les couleurs et les mots de Jacques Le Rider et notamment dans ses observations quant à la relation de similitude entre les simulacres des couleurs artificielles de la peinture et l implicite, la «fausse» visualité des mots de couleurs de l écrivain. Une fois ces jalons posés, on s est attaché à établir une espèce de typologie de la mise en mots des couleurs chez Gautier pour chercher ensuite à faire voir le «rythme oculaire» de ses descriptions chromatiques. Qui dit couleur, dit aquarelle, technique picturale définie par le peintre Nicolas- Toussaint Charlet comme «sténographie» en couleurs. Notre deuxième chapitre, ne saurait négliger ce phénomène et s interroge sur l existence d analogies stylistiques entre l écriture de Gautier et la peinture à l eau. Peut-on parler de l immixtion de l aquarelle dans sa séquence descriptive? Si oui, comment se manifeste-t-elle? Pour pouvoir établir des affinités stylistiques, il faut connaître les particularités picturales de l aquarelle. D où la nécessité d interroger les ouvrages des spécialistes, des connaisseurs de cette peinture délicate Henri Lemaître, Gérald Bauer, François, Daulte, José de Los Llanos. Pour identifier les points de rencontre entre la manière d écrire de Gautier, sa méthode de travailler les manuscrits et les principes fondamentaux qui distinguent l aquarelle des autres procédés picturaux nous ferons appel à ses témoignages autographes ainsi qu aux souvenirs de ses contemporains et confrères de plume Feydeau, Du Camp, Bergerat.

16 Comme nous l avons souligné à la suite des spécialistes des rapports entre texte et image, au XIX e siècle l analogie de la description et des arts plastiques ne se réduit point au pictural au sens restreint du terme, mais peut présenter des variantes différentes. Le troisième chapitre amorce, en premier lieu, le motif de la comparaison de l espace paysager avec la carte géographique. Sollicitée de droit par le genre viatique, la référence à l image à l échelle est suffisamment récurrente dans les récits de voyage de Gautier pour qu on puisse y voir un «appel de la cartographie 39». Mais comment concilier la posture du «voyageur pittoresque» à l œil de peintre, autrement dit sensible à l effet pictural des sites qu il parcourt, avec celle du «voyageur descriptif» à l œil cartographique? Afin de répondre à cette question nous avons étudié le lien entre la description, la carte et la peinture du paysage en consultant les ouvrages de Svetlana Alpers qui rappelle que le terme descriptio renvoie non seulement au pouvoir persuasif des mots, mais aussi à un mode de représentation picturale et «graphique» et à «l inscription du monde» sur la carte ou sur le tableau et ceux de Christian Jacob qui explorent entre autres les composantes visuelles de la carte et le lexique du «langage des géographes». Nous étions alors en mesure d envisager la description gautiériste du point de vue de l impulsion cartographique et de répondre aux questions posées initialement. Comment la plume de l écrivain voyageur fait-elle naître dans l esprit du lecteur la vision de la «vue à vol d oiseau»? Par quels moyens le langage poétique se trouve-t-il apte à évoquer les formes de l espace paysager, naturel et urbain, à la manière de la carte? Quelles sont les techniques métaphoriques de la mise en scène de l espace de type cumulatif propre à l image à l échelle? 39 Svetlana ALPERS, L art de dépeindre, Paris, Gallimard, 1990, p. 209.

17 Attentif à l essor des sciences et des techniques, le XIX e siècle se montre friand des «images industrielles 40» dont relèvent le panorama et le diorama, ces spectacles visuels où l art collabore à la technicité d exposition. Gautier critique d art manifeste un intérêt particulier à les commenter régulièrement dans la presse. Cette habitude, métier contribuant, comme celle d ailleurs de voir et de commenter les tableaux et les plans en relief, contamine inévitablement son écriture du voyage. Selon une approche qui croise les principes spécifiques aux spectacles en rama et les procédés stylistiques, textuels correspondants, la deuxième partie du chapitre III abordera la poétique panoramique et dioramique de la description gautiériste. Comment la description se nourrit-elle du «panoramisme 41»? Par quels moyens les effets de l éclairage successif et/ou simultané, propres au diorama pictural, sont-ils réinvestis dans la description des paysages? Et de quelle manière assurent-t-ils l animation du paysage décrit? Comment fonctionnent ces mécanismes associatifs? En vue de mener à bien cette analyse des affinités stylistiques, on fera appel aux études de Bernard Comment, Silvia Bordini, Patrice Thompson qui traitent, entre autres, des conditions, à la fois picturales, architecturales et scénographiques du panorama et du diorama. En plus de ces ouvrages contemporains, nous aurons l occasion de faire référence aux textes de l époque qui constituent une source précieuse pour notre recherche dans le domaine : le rapport officiel sur le panorama de Dufourny, l essai sur l histoire des panoramas et des dioramas de Bapst et la description de la rotonde des panoramas de Hittorff, mais aussi les articles de Nerval, Janin et Gautier qui rendent compte de différents tableaux en rama exposés à Paris. La description de l art dans le récit de voyage de Gautier critique d art professionnel, qui fera l objet de notre quatrième et dernier chapitre, nous confronte à l ekphrasis, cette 40 Philippe HAMON, Imageries. Littérature et image au XIX e siècle, Paris, op. cit., p. 281. 41 Bernard COMMENT, Le XIX e siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993, p. 99.

18 image in praesentia par excellence comme la définit Liliane Louvel. Pourtant son Œil du texte ne considère que l inscription de l ekphrasis dans une œuvre romanesque ce qui est le cas de «l ekphrasis littéraire», comme l appelle Michael Riffaterre et qu il invite à distinguer de «l ekphrasis pratiquée par la critique d art». L ekphrasis critique formule des jugements de valeur nuancés, fondés sur des principes esthétiques explicites ; elle condamne ou elle loue, elle veut former le goût de ses lecteurs. Par contre l ekphrasis littéraire veut qu ils admirent [ ]. L ekphrasis critique a pour objet des œuvres d art qui se suffisent à elles-mêmes et dont la valeur peut être indépendante du contexte. L ekphrasis littéraire a pour objet ces mêmes œuvres en soi, mais aussi des œuvres d art réelles ou imaginaires, enchâssées dans une œuvre littéraire, dans un roman par exemple. Elles font partie du décor, ou bien y jouent un rôle symbolique, ou encore y motivent les actes et les émotions des personnages. À chacune de ces catégories correspond un mécanisme d effet de réel, variété de l illusion référentielle 42. Cette distinction établie par Michael Riffaterre - cruciale pour notre analyse de l ekphrasis dans le récit de voyage (récit qui se veut référentiel et non-fictionnel) de Gautier critique d art professionnel - est réaffirmée par Bernard Vouilloux qui souligne que «la description des œuvres d art dans les textes de fiction n obéit pas aux mêmes lois de fonctionnement que dans les textes non fictionnels [ ] en raison de l économie textuelle propre à ces différents genres 43». En plus de ces configurations théoriques, il nous faudra aussi creuser la complexité historique de la notion de l ekphrasis. Seront interrogées les spécificités rhétorique et historique qui différencient le modèle antique, exercice d éloquence des rhéteurs et des sophistes, de la description des œuvres d art dans son acception moderne, imposée par les Salons de Diderot et dont hérite Gautier. Pour bien maîtriser les différences des deux modèles, nous ferons appel d une part aux analyses de l ekphrasis de Philostrate 42 Michael RIFFATERRE, «L illusion d ekphrasis», in La pensée de l image. Signification et figuration dans le texte et dans la peinture, sous dir. de Gisèle Mathieu-Castellani, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1994, p. 212. 43 Bernard VOUILLOUX, «La description des œuvres d art dans le roman français au XIX e siècle», in La description de l œuvre d art. Du modèle classique aux variations contemporaines, Somogy-Académie de France à Rome, 2004, p. 163.

19 (Françoise Grazianie, Pierre Hadot, etc.) et de Lucien de Samosate (Jacques, Bompaire), et d autre part à celles de la critique artistique diderotienne (Stephan Lojkine) et gautiériste (Marie-Hélène Girard, Wolfgang Drost). C est sur ce fondement théorique, exposé dans les prolégomènes à notre quatrième chapitre, que viendra s appuyer notre étude de l ekphrasis religieuse dans le voyage de Gautier. Le choix thématique n est point aléatoire. Bien plus, c est là où réside l originalité de notre étude. D abord, parce que la problématique de l ekphrasis religieuse permet d adopter une approche comparative qui met en relation la position de Gautier critique d art à l égard de «l art pur» du tableau occidental à motif religieux avec celle qu il adopte face à «l art primitif» dont relève l icône gréco-russe. Si les spécialistes de Gautier se sont intéressés à la description de la peinture religieuse occidentale, catholique (Marie-Hélène Girard, Alain Montandon), jusqu à maintenant aucune attention critique n a été portée à la question de la perception et de la réception par Gautier de l art religieux gréco-russe (à l exception de quelques remarques enrichissantes de Francine-Dominique Liechtenhan dans sa «Présentation» du Voyage en Russie). Un lecteur attentif du Voyage en Russie objecterait peut-être que la position gautiériste face à l icône se révèle dans son ensemble plutôt pauvre en réflexions esthétiques positives, pourtant, pourrait-on rétorquer, elle n est pas dépourvue d intuitions intéressantes. Telles sont les questions principales que vise à explorer cette thèse portant sur l art de la description et la description de l art chez Théophile Gautier écrivain voyageur, littérateur et peintre à la fois. Certes, il n est pas le seul ni le premier des voyageurs romantiques à avoir mis en pratique la référence artistique comme procédé littéraire dans le récit de voyage (il suffit de penser à George Sand ou à Chateaubriand), ni à employer le lexique des beaux-arts

20 ou le vocabulaire commun à l écriture et à la peinture (citons encore Nerval, Flaubert), mais il est allé, son métier aidant, le plus loin dans cette voie de l imagerie picturale dans toute sa diversité moderne. Le présent travail, on l aura compris, ambitionne de se situer sous le signe de la modernité telle que la conçoit le XIX e siècle et qui marque les beaux-arts comme la critique artistique, la littérature en général comme la littérature de voyage en particulier.

Chapitre 1 Le voyage et le voyageur Les voyages, c est la mise en style des choses mortes, des murailles, des morceaux de nature 1 Quant au voyageur, il est si bien l œil de son récit qu il ne se voit jamais lui-même 2 En parlant du récit viatique dans le contexte du dix-neuvième siècle on ne peut pas manquer de souligner qu avec l avènement du Romantisme les frontières entre littérature et littérature de voyage deviennent particulièrement poreuses. En ce sens que c est la littérature qui fixe désormais «au voyage son objet et sa finalité, en même temps que la figure du voyageur se [confond] de plus en plus avec celle de l écrivain 3». Tout au long du XIX e siècle beaucoup d hommes de lettres consacrent une partie de leur œuvre aux souvenirs de voyages. Pour s en tenir aux auteurs les plus connus, on peut évoquer l importance que la relation viatique prend dans la production d écrivains et d écrivaines comme Lamartine, M me de Staël, Stendhal, Sand, Hugo, Dumas, Nerval, Flaubert, Gautier, etc Mais c est l année 1811 qui est communément citée par les théoriciens comme une date clef, comme un jalon important qui marque dans l histoire du genre viatique son «entrée en littérature 4». Célèbre est l aveu de Chateaubriand affirmant dans la préface de l Itinéraire de Paris à Jérusalem 1 Paroles de Gautier citées par Edmond de GONCOURT, «Préface», in Émile BERGERAT, Théophile Gautier: entretiens, souvenirs et correspondance, Paris, Charpentier, 1879, p. xxvi. 2 Edouard THIERRY, «Annonce de la première livraison des Trésors de la Russie ancienne et moderne», op. cit. 3 Roland LE HUENEN, «Le récit de voyage : l entrée en littérature», in Études littéraires, vol. 20, printemps-été 1987, p. 51. 4 Ibid., pp. 45-61. 21