LA FRANCE ET LA COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES. Philippe LÉGER (*)



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Transcription:

LA FRANCE ET LA COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES par Philippe LÉGER (*) Bien qu il ne soit traditionnellement pas d usage de s exprimer dans cette revue à la première personne du singulier, tel va pourtant être le cas ici, à la fois pour mieux marquer que ce qui suit n engage que son auteur et pour souligner l aspect subjectif du contenu de cet article. En effet, après douze années passées à la Cour de justice, dans les fonctions d avocat général, je ne peux exprimer sur la question qui m a été posée, «la France vis-à-vis de la Cour de justice des Communautés européennes», que des impressions et des constatations personnelles, corroborées par peu de statistiques officielles. J ai acquis, au Luxembourg, sur cette question, quelques certitudes que je peux exprimer en trois remarques. La France, à la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE), est favorisée. Demandeur, défendeur ou partie intervenante devant la Cour de justice, la France est bien représentée. En revanche la Cour de justice est largement ignorée par la France. Par rapport a de nombreux Etats membres, la France est favorisée Si, au regard des traités constitutifs, la France est sur un strict plan d égalité avec tous les autres Etats membres, quelle que soit la date de leur adhésion à l Union européenne (UE), elle se trouve en fait, pour des raisons historiques et géographiques, avantagée. L ancienneté de la France au sein des Communautés Comme Etat fondateur des Communautés européennes, avec les cinq autres Etats signataires des Traités de Paris et de Rome, la France dispose, par rapport aux autres Etats membres, d une avance et d une expérience communautaires forte de plusieurs dizaines d années. Ce qui constitue un acquis considérable dans la maîtrise et la pratique du droit communautaire (*) Ancien avocat général à la Cour de justice des Communautés européennes.

la france et la cjce 459 en général, devant la Cour en particulier. Savoir si la France a su tirer profit de cet avantage est une autre question. La proximité entre la France et le Luxembourg Favorisée, la France l est aussi sur le plan géographique. Notre pays et le Grand-Duché de Luxembourg, siège de la Cour, ont une courte frontière commune; leurs capitales respectives, distantes de moins de 400 kilomètres, sont bien reliées par un réseau d autoroutes, des liaisons aériennes régulières et, à partir de juin 2007, par un train à grande vitesse qui les met à deux heures l une de l autre. Il faut également souligner que le Grand-Duché et la région française de Lorraine ont de très larges points communs, climatiques, culturels, industriels et traitent ensemble de très nombreux projets concernant l aménagement de ce qu on appelle la «Grande Région». Il s ensuit un très important flux de travailleurs transfrontaliers constitué par de nombreux Français qui, chaque jour, se rendent au Luxembourg pour y exercer un métier (1). Pour mesurer les avantages liés à cette proximité ainsi qu à cette communauté d appartenance géographique, il suffit d imaginer les difficultés matérielles et les efforts d adaptation qui s imposent aux personnes venant de Nicosie, Athènes, Sofia, Varsovie, Helsinki ou Madrid pour s installer et travailler à la Cour, au Luxembourg. L importance de la langue française à la Cour Cela étant, le plus grand avantage pour la France tient, à mon sens, à la langue française. Certes, la Cour de justice est soumise, comme les autres institutions de l Union européenne, au multilinguisme intégral. Le statut de la CJCE et ses règles de procédure établissent un régime linguistique strict, qui repose sur la notion de langue de procédure : cette langue, fixée dès l enregistrement de l affaire au greffe, régit toute la procédure écrite et orale; c est dans cette langue que l arrêt fera foi. Il est également prévu que les arrêts et les conclusions sont publiés dans toutes les langues. Par-delà ces principes, la Cour a choisi, depuis ses origines, de délibérer dans une seule et même langue. Si des raisons pratiques évidentes expliquent ce choix, qui assure la cohérence de la jurisprudence, ce sont des raisons historiques qui ont conduit au choix de la langue française comme langue du délibéré des juges. Lorsque les juges, au terme de leur délibéré, adoptent définitivement un projet d arrêt, ce projet est écrit en français; il est ensuite traduit dans la langue de procédure dans laquelle il sera prononcé. (1) On cite fréquemment un chiffre de plus de 60 000 travailleurs transfrontaliers, majoritairement des Français, mais aussi des Belges et des Allemands.

460 philippe léger Depuis toujours, par extension et par commodité, le français est utilisé habituellement à l occasion des réunions administratives internes. Ce qui a une double conséquence : d une part, la connaissance du français est, en pratique, indispensable pour exercer à la Cour toute catégorie de fonction; d autre part, les francophones, en particulier belges, français et luxembourgeois, sont particulièrement recherchés pour devenir collaborateurs des membres non francophones des juridictions communautaires (2). La présence massive de Français à la Cour Cet usage de la langue française, lié aux considérations géographiques et culturelles qui précèdent, explique pourquoi les francophones et plus particulièrement les Français sont nombreux à la Cour. Certes, comme pour tout autre Etat membre il n y a, bien sûr, qu un juge français à la Cour et un autre au Tribunal. La France partage encore, avec l Allemagne, le Royaume-Uni, l Italie et l Espagne, les pays les plus peuplés de l Union jusqu à une date récente, le privilège de pouvoir y désigner en permanence l un des huit avocats généraux, alors que les trois autres postes sont occupés, à tour de rôle, par des ressortissants des vingt autres Etats. La répartition des postes administratifs au sein de la Cour parmi les différentes nationalités obéit à des règles qui évitent d avantager l une par rapport aux autres. Cependant, en fait, deux catégories d agents de la Cour sont avantagées, en nombre : il s agit, d une part, des juristes-linguistes de la division de la traduction française, qui sont au nombre de 47, alors que les autres divisions nationales n en comptent que 26 et, d autre part, des collaborateurs personnels des membres des trois juridictions communautaires. En effet, ces derniers, assistants et référendaires, choisis en toute liberté par les membres, sont particulièrement recherchés parmi les francophones en général, parmi les Français en particulier. C est ainsi que sur les 1 800 personnes travaillant à la Cour (3), on comptait, au 1 er décembre 2006, environ 310 Français. Un autre chiffre est encore plus significatif : sur les 190 référendaires et lecteurs d arrêts, 64 étaient de nationalité française. (2) A savoir la Cour de justice des Communautés européennes, le Tribunal de première instance des Communautés européennes créé en 1988 et le Tribunal de la fonction publique de l Union européenne créé en 2004. (3) Cf. à cet égard R. Grass, Les Ressources humaines à la Cour de justice des Communautés européennes, in Mélanges, Le Droit à la mesure de l homme, A. Pedone, Paris, 2006.

la france et la cjce 461 Quand la France intervient devant la Cour comme demandeur, défendeur ou partie intervenante, elle est bien représentée Je n ai pas l intention de m ériger en juge de l action de la France devant la Cour : je ne dispose pas de l expérience nécessaire (4), ce n est pas ma mission et ce ne serait pas convenable de ma part. Je peux cependant faire quelques observations. Des actions judiciaires bien coordonnées En France le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), administration de mission placée sous l autorité directe du Premier ministre, couvre l ensemble des domaines définis par le Traité sur l Union européenne, à l exception de la Politique extérieure et de sécurité commune. Cette administration est chargée de rapprocher les positions des administrations françaises sur les dossiers européens en cours et, en cas de divergences, de rendre les arbitrages techniques nécessaires. Il en est ainsi en ce qui concerne les affaires judiciaires soumises à la Cour; la décision d agir ou d intervenir est prise après concertation entre le ou les ministères intéressés, la Direction des affaires juridiques (DAJ) du ministère des Affaires étrangères et le SGAE. Il revient ensuite à la DAJ de représenter la France devant les juridictions communautaires à Luxembourg (5). Ses agents, des fonctionnaires du Quai d Orsay, mais aussi des magistrats de l ordre judiciaire et administratif détachés, ainsi que des universitaires sous contrat, accomplissent un véritable travail d avocat qui se traduit par la rédaction de mémoires et des plaidoiries aux audiences de la Cour. Des demandes bien préparées En vingt ans, depuis 1986, la France est intervenue, en demande, 66 fois devant les juridictions communautaires. Pratiquement toutes ces actions étaient engagées contre des actes de la Commission, à l exception d une affaire contre le Parlement européen, une affaire contre le Parlement européen et le Conseil et, dans le cadre de pourvois contre des arrêts du Tribunal de première instance, une demi-douzaine de fois contre des personnes morales de droit privé. Je n ai pas de commentaires à faire sur ces chiffres. Chaque Etat agit ainsi qu il l entend pour la défense de ses intérêts. Certains agissent plus, (4) Selon une règle non écrite, les membres de la Cour, juges et avocats généraux, n interviennent pas, comme rapporteurs ou pour conclure, dans les affaires concernant directement l Etat dont ils ont la nationalité. (5) La Direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères représente la France devant toutes les juridictions internationales et européennes.

462 philippe léger d autres moins. Y a-t-il des tactiques particulières ou des stratégies d ensemble? Je ne sais pas. J ai, toutefois, le sentiment que certains Etats sont prompts à agir en annulation des actes qui leur déplaisent et n hésitent pas à insérer ces actions en justice dans une stratégie de politique générale pour satisfaire leur opinion publique quand cela leur paraît nécessaire. Il me semble également que, à l occasion d affaires sensibles, la France engage des actions judiciaires après concertation avec d autres Etats membres, ayant les mêmes intérêts : une telle pratique n est pas critiquable. La France sur la défensive En défense, la France a dû intervenir 343 fois, depuis 1952, à la suite d actions en manquement introduites contre elle par la Commission (6). Pendant la période 2000-2005, 123 recours en manquement ont été introduits contre la France, 140 contre l Italie et 96 contre l Allemagne. Le point qui mérite d être souligné est le nombre élevé des procédures fondées sur l article 228 CE ouvertes par la Commission à l encontre de la France : il y en a une vingtaine, dont une dizaine de manquements continus dans le domaine de l environnement. Si la Cour se trouvait saisie de l ensemble de ces procédures, la France pourrait être condamnée à payer, globalement, une somme évaluée entre 109 millions et 1,2 milliard d euros, au titre d amendes forfaitaires et d astreintes. Cette situation, peu glorieuse, a été particulièrement mise en lumière après la condamnation de la France dans la fameuse affaire dite des «Poissons sous taille» (7) : à la suite d un manquement continu, pendant près de quinze ans, à mettre en œuvre ses obligations communautaires dans le domaine de la pêche maritime, la France a été condamnée à payer à la fois une somme forfaitaire de 20 millions d euros et une astreinte de 57,8 millions d euros par période de six mois. Cette condamnation sans précédent a provoqué une prise de conscience politique particulièrement bien décrite dans le rapport de Mme Fabienne Keller, Sénateur (8). Cette affaire révèle en tout cas, dans les hypothèses où la mise en œuvre d une directive communautaire lèse directement les intérêts économiques d une catégorie professionnelle déterminée, que la France a pendant longtemps préféré s exposer à une condamnation de la Cour, sans frais à l époque, qu assumer pleinement ses responsabilités communautaires avec les conséquences de politique intérieure qui en découlent. Comme le souligne F. Keller dans le rapport précité, la France doit (6) A titre de comparaison, pour la même période, l Italie a dû se défendre 534 fois et l Allemagne 217 fois. (7) Aff. C-304/02, Commission/République française, rec. 2005, 12 juil. 2005, p. I-6263. (8) Fabienne Keller, Changer de méthode ou payer : la France face au droit communautaire de l environnement, Les rapports du Sénat, n 342, 2005-2006.

la france et la cjce 463 aujourd hui «changer de méthode pour éviter des sanctions pécuniaires potentiellement importantes». Des interventions nombreuses Enfin, la France a la possibilité, comme tout autre Etat membre, d intervenir dans tout litige soumis à la Cour (9). Ce droit procédural exceptionnel des Etats me paraît particulièrement bienvenu et, à mon sens, contribue à la bonne «réception» de la jurisprudence de la Cour dans les ordres juridiques nationaux. En effet, eu égard tant à la nature des litiges et des questions soumises à la Cour qu à la portée considérable de ses décisions sur les politiques publiques et le budget des Etats membres, il est essentiel que chaque Etat puisse, s il le souhaite, faire connaître à la Cour ses préoccupations sur les problèmes évoqués devant elle. La France fait largement usage de son droit d intervention devant la Cour et le Tribunal, l ayant exercé au moins 250 fois depuis le 1 er janvier 1986. L exercice de ce droit implique, de la part de toutes les administrations, une «veille juridique» attentive, certainement difficile à mettre en œuvre avec comme seul instrument le Journal officiel de l Union européenne, dans lequel sont publiées toutes les requêtes introductives d instance, l objet du litige ainsi que les moyens juridiques et les principaux arguments avancés (10). Lorsqu un recours échappe à l attention des services compétents, la France peut demander, s il est encore temps, la réouverture des débats pour se faire entendre, ce qui est assez souvent accordé, particulièrement si plusieurs Etats membres font la même demande. Compte tenu de ce que j ai vu et entendu, je crois pouvoir dire que la représentation de la France devant la Cour est bien assurée, par des agents de qualité, dont les interventions bien construites retiennent l attention de la juridiction communautaire. Je regrette seulement que, contrairement à l esprit pragmatique des Britanniques qui, pour la défense du Royaume-Uni, font appel aux meilleurs avocats dans la matière en cause, la France ne fasse jamais appel aux meilleurs avocats de pratique privée, spécialistes reconnus dans un domaine particulier. Compte tenu de l importance des enjeux devant la Cour, il faut, parfois, avoir tous les atouts dans son jeu. Ma troisième et dernière remarque est, en revanche, en grande partie critique à l égard de mon pays. (9) Art. 37 du statut CE de la Cour de justice. (10) Art. 16 6 du règlement de procédure de la Cour.

464 philippe léger L existence de la Cour de justice, sa compétence et sa composition sont très largement et gravement méconnues par la France Certes, les autres institutions communautaires sont logées à la même enseigne et il ne s agit que d une manifestation particulière d une inappétence générale des Français, bien connue, pour leurs institutions politiques, judiciaires et administratives. Une méconnaissance généralisée Les programmes des enseignements secondaire et supérieur, dans les matières autres que juridiques, accordent une place minime aux institutions européennes; les informations données par la grande presse ne font place qu à des décisions marginales et, quand elles sont exactes, sont superficielles. C est ainsi. La situation s améliore lentement depuis une petite vingtaine d années grâce, en particulier, à l Université. En revanche, la méconnaissance des questions européennes, en général et du rôle de la Cour de justice en particulier demeure déconcertante et préoccupante chez les professionnels du droit et les responsables politiques. L Université a été longue à s adapter à l enseignement du droit communautaire. La sacro-sainte distinction entre droit public et droit privé a nui à la spécialisation et à la reconnaissance des enseignants en droit communautaire. De plus, cette matière, demeurée longtemps une matière à option, à la fois dans le cursus universitaire et dans les programmes de grands concours, attirait peu les étudiants. Il me semble que cette situation a beaucoup évolué au cours des vingt dernières années. Les professeurs de droit communautaire ont trouvé leur place; au programme de certains concours, la matière est devenue obligatoire; les travaux de recherche sont nombreux. Il en résulte une grande curiosité des professeurs et des étudiants pour la Cour de Luxembourg, de nombreux échanges entre les membres de cette dernière institution et les Universités, bref une vive et enrichissante collaboration entre la doctrine et ceux qui font la jurisprudence communautaire. Chaque année, la Cour reçoit un nombre sans cesse plus élevé d étudiants accompagnés de leurs professeurs, le nombre des demandes de stages formées par des étudiants de troisième cycle s accroît de manière continue et les colloques scientifiques associant des membres de la Cour et des universitaires sont de plus en plus fréquents. Toujours dans cette tonalité positive, il faut également indiquer que les manifestations d intérêt pour la Cour, se traduisant par des demandes de

la france et la cjce 465 visites de l institution, sont de plus en plus diversifiées. Des professeurs de l enseignement secondaire organisent pour leurs élèves des visites de la Cour pour que soit expliqué sommairement à ces derniers le rôle de la juridiction communautaire. La même demande émane parfois des membres d une profession non juridique, des représentants d une église ou des associations de retraités. Une institution négligée par les professionnels du droit En revanche, il me semble grave qu un très grand nombre de professionnels du droit, qui devraient avoir une claire et complète conscience de l ordre juridique dans lequel ils interviennent, n aient pas encore le réflexe naturel d y intégrer le droit communautaire. Pourtant les actions d information, de sensibilisation, de formation initiale et continue ne manquent pas en matière de droit communautaire. Elles sont organisées à l initiative de l Ecole nationale de la magistrature, de la Cour de cassation et du Conseil d Etat, pour les magistrats, du Conseil supérieur du notariat pour les membres de cette profession, à l initiative de certains barreaux ou centres de formation pour les avocats, de leurs organes nationaux pour d autres professions juridiques et judiciaires. Cependant, la proportion de professionnels du droit effectivement destinataires de ces actions de formation est infime. A mon sens, elle n atteint pas 10% des membres de chaque profession et est certainement inférieure en ce qui concerne les avocats. Si bien qu à l occasion de conférences récentes, données à ces professionnels, sur le droit communautaire et la Cour, j ai entendu bien souvent la remarque suivante : «le droit communautaire? Effectivement il faudrait bien que je m y mette». Remarque à laquelle j ai régulièrement répondu : «le droit communautaire n est pas le droit de la planète Mars! Il est partie intégrante de notre ordre juridique national depuis un demi-siècle!» Le désintérêt des politiques français pour la CJCE Pour terminer, il me faut dire quelques mots sur les responsables politiques français, tous partis et toutes fonctions confondues. A l exception de celles et ceux, parfaitement conscients des responsabilités prises par la France à l égard de l Europe et animés d une véritable volonté de faire évoluer les choses et les esprits dans l intérêt commun de la France et de l Europe, la méconnaissance et le désintérêt me paraissent l emporter. La méconnaissance apparaît le plus souvent quand un responsable politique confond la Cour de Luxembourg avec celle de Strasbourg, quand ce n est pas avec l une de celles qui siègent à La Haye. Il est vrai que la presse, quand elle rend compte des décisions de ces deux dernières cours

466 philippe léger européennes, utilise le plus souvent le même vocable pour les désigner l une et l autre : «la Cour européenne a déclaré» Ce qui favorise la confusion. On entend également des responsables politiques exerçant des fonctions éminentes s étonner quand il est question de la primauté du droit communautaire sur le droit national, alors que ce principe essentiel du droit communautaire a été posé par la Cour depuis plus de quarante ans et est d application permanente par les tribunaux nationaux. Il en est de même quand la question de la souveraineté nationale est abordée : beaucoup s indignent des abandons de souveraineté consentis par la France en faveur de l Europe, alors que ces transferts de compétences ont été consentis librement, selon des procédures démocratiques, peut-être même avec le vote ou le suffrage de ceux-là mêmes qui s en étonnent. Est-ce alors pour masquer leur incompétence en ce domaine ou pour faire mine de se démarquer d un ordre juridique qu ils acceptent mal que les responsables politiques français se désintéressent à ce point de la Cour? En permanence, la Cour reçoit les plus hautes autorités politiques des Etats membres qui en expriment le souhait : il s agit de chefs d Etat et de gouvernement, de ministres, en particulier de la Justice et des Affaires européennes, de délégations de parlementaires. Ce sont des visites de courtoisie, de courte durée, qui permettent cependant de faire passer des messages, d expliquer ce qui n a pas été compris et donnent l occasion aux responsables politiques des Etats membres d exprimer leur attention pour la Cour, ses membres et l ensemble du personnel qui y travaille, y compris leurs concitoyens (11). Les statistiques de la Cour sur les visites officielles qu elle reçoit révèlent que, entre 1996 et 2006, se sont rendues à la Cour vingt et une autorités politiques allemandes, dont le chef de l Etat, huit autorités politiques finlandaises et neuf du Royaume-Uni. Pendant la même période aucune autorité politique française n a rendu visite à la Cour, les deux dernières visites officielles, celles de deux ministres de la Justice successifs, ayant eu lieu en 1995. Cette constatation se passe de commentaires. Cette indifférence explique, sans doute, pourquoi, à l exception de certains journaux économiques et de publications spécialisées, la «grande presse» s intéresse si peu aux décisions de la Cour, hormis celles qui ont trait à des affaires à sensations portant, par exemple, sur les droits des couples homosexuels ou, dans un autre registre, ceux des joueurs de football. Cette «grande presse» ne contribue pas à faire connaître le rôle concret de la Cour, (11) Cf. ci-dessus : au 1 er décembre 2006 plus de 310 Français travaillaient à la Cour.

la france et la cjce 467 dont de multiples décisions ont un effet direct sur la vie quotidienne de 450 millions de citoyens européens, dont plus de 60 millions de Français. * * * Ma seule conclusion sur la question des rapports de la France et de la Cour est que la France peut faire beaucoup mieux.