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Transcription:

Article «La fin du reportage à Enjeux» Willie Bauché Biscuit chinois : littérature pop, n 3, 2007, p. 20-26. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/1019ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'uri https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'université de Montréal, l'université Laval et l'université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'érudit : info@erudit.org Document téléchargé le 8 February 2017 11:32

Willie Bauché Je n'aime pas parler de moi, particulièrement lorsqueje n'en ai pas envie, et encore moins à la troisième personne. Par contre, j'aime bien parler pour ne rien dire, ou alors faire des blagues de mauvais goût sur le racisme ou la pédophilie. Parfois, je suggère à mes amies de faire l'amour comme si c'était une blague. Malheureusement, elles rient. 1jSivS < '

* 21 * MON FILS S'APPELLE JULES. J'ai essayé très fort d'être un père, mais sincèrement, je n'en avais rien à foutre. Comprenez-moi, je m'en suis occupé, des heures et des heures. Je l'ai veillé pendant plus de 72 heures quand il a eu sa bronchite : sa mère n'en revenait pas de me trouver toujours réveillé, alors qu'elle succombait périodiquement au sommeil malgré sa folle inquiétude. Mais tout ce que j'ai senti en moi pendant ces 72 heures, c'est la volonté farouche de demeurer éveillé, parce que je savais que cela correspondait parfaitement au comportement d'un bon père. Je ne faisais que m'emmerder. Je soupçonne que Jules soit devenu toxicomane à cause de moi. Tout le monde nous a toujours considérés comme la plus belle famille, la plus unie, et tout le monde parle de la relation fantastique que Jules et moi avons. Même ma femme nous envie, parce que Jules est selon elle insensible à son amour, et malgré qu'elle s'entende bien avec la deuxième, apparemment ça ne se compare pas. Mais moi, je sens bien que ma relation avec Jules n'est que l'ensemble des actes que je devine être ceux que susciterait l'amour paternel si je le ressentais. La seule autre personne que je soupçonne de connaître cet état de chose, c'est Jules. Et je Considérons voire ADN; vous avez beaucoup en commun avec une carotte.

* 22 * crois bien que ses réponses procèdent exactement du même principe. À dix-sept ans, Jules a découvert l'héroïne. Une nuit, tandis que je buvais en écoutant les nouvelles (ironiquement, un père de Laval avait foutu le feu à sa baraque après avoir descendu tout le monde - un autre), Jules est venu s'asseoir à côté de moi et m'a dit très calmement : - Papa, pourrais-tu expliquer à maman que je n'irai plus au cégep? Jules préférait la drogue. J'étais hors de moi. De m'être fait surprendre en train de boire, en pleine nuit. Comportement manifestement malsain, merde.j'ai discuté avec lui, parce queje me doutais bien que s'il foutait tout là pour se consacrer au suicide héroïnomane, ma «vie de famille», bref ma vie tout court, allait devenir un merdier mouvementé, et je préférais de loin la merde marasmatique dans laquelle je marinais au quotidien. Mais Jules tenait bon : «rien n'a aucun sens». Si rien n'a aucun sens, aussi bien prendre ton hachoir à viande, inviter tes beaux-parents à souper et les passer dedans. Aussi bien s'enfoncer une grenade dans le cul et aller s'asseoir dans un autobus scolaire. Aussi bien se la couper, fabriquer une marionnette avec et aller faire une tournée de spectacle dans les maisons de la culture. Jules, qui trouvait la plupart de ces suggestions éreintantes, en était venu à la conclusion que la façon la moins forçante de hurler son nihilisme, c'était encore le smack. Jules a sombré dans l'enfer de la drogue, et le stéréotype tenait la route. Femme éplorée, sœur paniquée, fils squelettique : j'avais l'impression de vivre dans un reportage de Enjeux, en zappant avec un fait vécu à TQS pendant les annonces. Jules passait une fois de temps en temps chez nous, au début pour ramasser ses objets de valeur, jggjyj

* 23 * éventuellement pour ramasser les nôtres. Après six mois à appliquer des conseils de psychologues, d'intervenants, de travailleurs sociaux, qui nous ont expliqué combien il avait besoin d'écoute, combien il avait besoin qu'on l'accueille, qu'on l'appuie, j'ai décidé de faire pour la première fois de ma vie exactement ce dont j'avais envie. J'ai envoyé ma femme et ma fille «se reposer» et «se changer les idées» au chalet pendant une fin de semaine. J'ai retracé mon toxicomane, assez facilement d'ailleurs, et je l'ai ramené à la maison à demi-inconscient. Je l'ai collé dans une chaise de patio, avec du duct tape, les deux jambes étendues à l'horizontale, appuyées sur mon tabouret. J'ai couché la tondeuse sur le dos devant lui. J'ai enlevé ses souliers, ses chaussettes, et j'ai placé ses pieds à l'intérieur, tout contre la lame rotative. Et j'ai attendu qu'il se réveille. Je ne crois pas en l'écoute. Pas en ce moment. T'as tort de prendre de la drogue, t'as pas besoin d'écoute, t'as besoin d'une fessée. Je ne prétends pas que j'ai été un bon père, je ne prétends même pas faire la bonne chose en ce moment. Mais je vais essayer l'écoute avec toi. Sinon, ça sera la fessée. On est vendredi. Ta mère revient lundi matin. Pendant les deux jours qu'on a devant nous, tu vas me raconter toutes tes théories sur le nihilisme, tu vas me réexpliquer qu'il n'y a rien que je puisse faire pour que tu changes d'idée. Lundi, avant que ta mère arrive, je vais te détacher. Si jamais tu retouches à ta câlisse de drogue, tu te sauveras jusqu'au bout du monde, en priant pour que je ne te retrouve pas. Si je te retrouve, je vais te ramener ici, et je vais te réinstaller dans la chaise et au lieu de t'écouter, je vais démarrer la tondeuse et voir si le moteur est assez fort pour te broyer jusqu'aux fémurs. Peu importe, je déchiquetterai ce que je peux, et j'attendrai que tu te vides de ton sang. C'est dégueulasse, mais j'en ai plein le cul d'entendre ta mère pleurer, d'entendre ta sœur se lamenter au téléphone, Où est mon coupe-ongles? (Ça devient préoccupant...)

* 24 * j'en ai plein le cul de pas avoir la paix. D'abord l'écoute. Sinon, la fessée. Pendant deux jours, Jules m'a expliqué pourquoi la vie n'a aucun sens, et je l'ai écouté. Je n'ai pas bu une goutte, je n'ai pas mangé non plus, je n'ai pas dormi. Le dimanche matin, il m'a même demandé de démarrer la tondeuse. J'ai mis la main sur la corde, et il s'est mis à hurler. Il ne le voulait pas vraiment. C'est seulement alors que je l'ai aimé. Pas parce que c'était mon fils : parce qu'il souffrait au point d'en être ridicule. Il criait, il pleurait, il grinçait des dents, et c'était ridicule, et j'ai compris qu'il avait raison. La vie n'a aucun sens. Rien n'a aucun sens. Je n'ai aucune idée de ce qu'il m'a dit, je l'ai écouté mais je ne me souviens plus de rien. Ça fait trois ans que Jules a arrêté de prendre de la drogue. Il ne m'a pas vraiment reparlé, ni de la tondeuse, ni tout court. Une fois, pendant la nuit, il est venu s'asseoir à côté de moi dans le salon, alors que j'écoutais les nouvelles (trois jeunes morts dans un accident de la route), il m'a dit merci. Il m'a dit qu'il ne se souvenait plus vraiment de quoi que ce soit : ni de sa première déclaration à l'effet qu'il désertait l'école, ni de la fin de semaine qui a initié son sevrage - à part la tondeuse. Ça a marché : il a réussi à arrêter grâce à la peur. C'est ce qu'il m'a dit. Il m'a dit que toutes ses théories nihilistes, ce n'était qu'une façon de justifier sa consommation de drogue, pour ne pas avoir à admettre qu'il était impuissant, etc. La fin du reportage à Enjeux. Mais moi, j'ai vu mon fils ligoté dans une chaise de patio, dans mon garage, avec les deux pieds dans ma tondeuse, en train de se morver dessus en me criant des insultes. Ce n'était pas seulement mon fils, c'était un homme, c'était l'humanité, et c'était ridicule. Il dit que c'est l'héroïne qui lui faisait dire que rien n'a aucun sens. Mais l'héroïne avait raison.

Joyeux Noël, et autres âneries anachroniques du genre.