Germania Architecture et sculpture dans l art d un régime totalitaire
Germania est un projet conçu par Albert Speer sur ordre de Hitler pour transformer l urbanisme et l architecture de Berlin. Ce projet, qui mêle des éléments architecturaux et des sculptures, appartient aux domaines artistiques des «arts de l espace» et des «arts du visuel».
I Un projet inachevé Maquette du projet Germania Une rue de Berlin en ruines après la guerre, 1945
1) 1933 : Berlin, une ville hostile aux nazis
Les résultats électoraux du parti nazi lors des élections au Reichstag en mars 1933
Les Juifs de Berlin La plus importante communauté juive d Allemagne «Selon le recensement du 16 juin 1933, la population juive de Berlin, capitale de l Allemagne, s élevait à 160 000 personnes. C était la plus importante d Allemagne : elle représentait plus de 32% de l ensemble des Juifs dans le pays. Face aux persécutions nazies, de nombreux Juifs émigrèrent. La population juive de Berlin tomba ainsi à environ 80 000 personnes entre 1933 et 1939, en dépit de l'arrivée à Berlin des autres Juifs allemands.» Source : Site Internet de l United States Holocaust Memorial Museum. Juifs orthodoxes dans la Grenadierstrasse, Walter GIRCKE, Berlin, 1928
Walther Rathenau, industriel et ministre des affaires étrangères, assassiné en 1922 Albert Einstein avec sa secrétaire pendant un concert de bienfaisance dans la Grande Synagogue, Erich SALOMON, Berlin, 1930
Le «boycott des Juifs» de Berlin Début du boycott contre les magasins juifs, Berlin, 1 er avril 1933 «Tout comme les Juifs d Allemagne en général, les Juifs de Berlin durent subir des persécutions et des discriminations à partir de 1933. Le 1 er avril 1933, les magasins et entreprises juifs furent boycottés, dans une action officielle organisée et il y eut par la suite de nombreux boycotts non officiels des commerces et des services juifs. En avril 1933, la plupart des fonctionnaires juifs furent sommairement renvoyés ou mis à la retraite. Le 10 mai de la même année, les livres "non-allemands", ceux écrits par des Juifs, des libéraux et des militants de gauche entre autres, furent brûlés en public devant l opéra.» Source : Site Internet de l United States Holocaust Memorial Museum.
Autocollant de boycott collé sur les vitrines des magasins juifs, 1933 Appel au boycott de la quincaillerie juive Kopp Josef, 1933 «Magasin juif! Celui qui achète sera photographié» Membres du SA appelant au boycott devant le grand magasin «Tietze», Berlin, 1 er avril 1933
Les Juifs exclus de la citoyenneté allemande (Lois de Nuremberg : 15 septembre 1935) «Les juifs sont notre malheur» Réunion nazie et antisémite au palais des sports, Berlin, 15 août 1935
L hôpital juif de Berlin, Abraham PISAREK, 1938 «A partir du 1 er octobre 1938 on ne traitera que des patients d origine juive»
Magasins juifs détruits dans la Potsdamer Strasse, Karl PAULMANN, Berlin, 10 novembre 1938 Le «Nuit de cristal» à Berlin «Pendant le pogrom de la Nuit de cristal (Kristallnacht, ou "Nuit du verre brisé") qui eut lieu les 9 et 10 novembre 1938, la plupart des synagogues de Berlin furent incendiées, les magasins et les maisons des Juifs attaqués et pillés. Ce sont les vitrines brisées, en particulier sur la rue de Leipzig, qui ont donné son nom au pogrom. Des dizaines de Juifs furent tués à Berlin. Des milliers furent arrêtés et emmenés dans les camps de concentration, en particulier à Sachsenhausen.» Source : Site Internet de l United States Holocaust Memorial Museum.
Les communistes à Berlin La diffusion du bolchévisme en Europe
L insurrection spartakiste est écrasée lors de la «semaine sanglante» (6-13 janvier 1919) Rosa Luxemburg Combats à Berlin pendant la révolution de la Ligue Spartakus, 1 er janvier 1919
Le 30 janvier 1933, Hitler devint chancelier du Reich. Mais, à Berlin, la capitale, le parti nazi était plus faible qu ailleurs, comme lors des élections de mars 1933. Cela peut s expliquer par la présence de nombreux militants communistes, d une forte communauté juive, et d une bourgeoisie libérale. Arrivé au pouvoir, Hitler s attacha donc à transformer l architecture de Berlin pour mieux y imposer ses idées.
Les précédents munichois La Maison de l Art allemand (Haus der deutschen Kunst), par Ludwig TROOST, Munich, 1934-1937
La Maison de l Art (Haus der Kunst) aujourd hui
Les Temples des héros (Ehrentempel), par Ludwig TROOST, Munich, 1933
Des temples édifiés en mémoire des hommes tombés lors du putsch de 1923 Les temples sont dynamités en 1947
Les premières transformations de Berlin La Banque du Reich, par Heinrich WOLFF, 1934-1939
Emblème nazi trônant au dessus de l entrée de la Berliner Reichsbank, 1940 Avant le projet Germania, Berlin commença à se transformer dès 1933 ; la Reichsbank, commandée par Hitler en 1933, fut le premier bâtiment d envergure du régime nazi à Berlin.
Le stade olympique de Berlin vu depuis la Tour de la cloche, par Werner MARCH, 1934-1936
L Hindenbourg au dessus du stade olympique à l ouverture des XI e J.O., 1 er août 1936
Ouverture des XI e J.O. au stade olympique de Berlin, 1 er août 1936 L équipe d Angleterre fait le salut nazi lors du match Allemagne - Angleterre au stade olympique de Berlin, Benno WUNDSHAMMER, 14 mai 1938
Le stade olympique de Berlin aujourd hui
Le ministère de l Air, par Ernst SAGEBIEL, 1935-1936
Le ministère fédéral des Finances aujourd hui
Façade de l aéroport Tempelhof, par Ernst SAGEBIEL, 1936-1941
2) 1936-1937 : le projet démesuré d un nouveau Berlin
«Mû par un désir inébranlable, j ai décidé de doter Berlin d une voirie, d édifices et de places publiques qui lui conféreront éternellement la dignité indispensable à la capitale de l empire allemand.» Source : Adolf HITLER, Discours, novembre 1937. Hitler et Speer devant la maquette de l arc de triomphe, Heinrich HOFFMANN, 20 avril 1939
Adolf Hitler : un passionné d architecture L église Saint-Charles de Vienne, Adolf HITLER, 1912
Aquarelles de jeunesse d Adolf Hitler
Paul Ludwig Troost et Adolf Hitler en train d examiner la maquette de la «Maison de l Art allemand»
Albert Speer : l architecte officiel du Reich Albert Speer et Adolf Hitler en train d examiner les plans du nouveau Berlin, 1938
Albert Speer et Hitler, Heinrich HOFFMANN, Paris, 23 juin 1940 Né dans une famille très riche, Albert Speer fait des études d'architecture. Après avoir entendu et vu Hitler, il adhère au Parti national-socialiste au mois de janvier 1931. Il se fait rapidement remarquer par ses dons d architecte et Hitler l accueille au nombre de ses confidents. De 1933 à 1945, Speer est tour à tour l architecte de Berlin, l intime de Hitler et ministre de l'armement. Condamné par le Tribunal militaire international de Nuremberg à vingt années de détention, il est libéré en 1966 et se consacre à l'écriture.
Albert Speer et Adolf Hitler en train d examiner les plans du nouveau Berlin, 1938 En 1937, Hitler nomma Speer inspecteur général des Bâtiments de Berlin : ce fut le début de la mise en œuvre du projet Germania.
3) 1945 : la fin du rêve d un nouveau Berlin Récupération des blocs de marbre de l ancienne chancellerie, 1949 La nouvelle chancellerie, août 1939 Le Mémorial de l Holocauste près de l ancienne chancellerie La chancellerie en ruines, juillet 1947
Les restes du Berlin d Hitler aujourd hui Le stade olympique
Le ministère de l Air aujourd hui ministère fédéral des Finances
Un lampadaire dessiné par Albert Speer toujours en place - 703 réverbères placés sous le III e Reich ; environ 400 subsistent aujourd hui - 875 kg, 6,60 m de hauteur pour le pilier, 2 lanternes, 1500 watts - La base du mât évoque l ordre dorique - Le bras est en forme de croix - Les pommes de pin du sommet rappellent l univers sépulcral
Le seul vestige du «Grand Arc de triomphe» : un bâtiment expérimental utilisé pour tester d éventuels problèmes de structure du sol sablonneux
Le nouveau Berlin devait être achevé en 1950. Mais la défaite du III e Reich marqua l arrêt du projet Germania, déjà fortement ralenti dans les faits à cause des bombardements alliés sur Berlin à partir de 1943. Dans le Berlin d aujourd hui, cependant, les bâtiments qui ont été construits par les nazis et qui n ont pas été détruits (le stade olympique par exemple) sont toujours utilisés.
II Un projet urbain gigantesque
1) La «Grande halle du Peuple» (A. SPEER, 1935-1940)
21 millions de m 3 290 m de hauteur Entre 150 000 et 180 000 personnes
Vue du «Grand dôme» depuis l Arc de triomphe
Le «Grand dôme» imaginé par Speer n a jamais été construit. Monumental par ses dimensions, c est dans cette immense salle de réunion, au centre du nouveau Berlin, que le Führer avait prévu de prononcer ses discours, devant son peuple rassemblé sous la coupole.
Dôme de Saint-Pierre, Michel-Ange, Rome, 1590 Le Grand Dôme devait être 17 fois plus grand que celui de Saint-Pierre
Dôme du Panthéon, J.-G. Soufflot, Paris, 1758-1790 Dôme du Capitole, Thomas U. Walter, Washington, 1856 83 m de hauteur 87 m de hauteur
Dôme de la cathédrale Saint-Paul, par Christopher WREN, Londres, 1675-1708 110 m de hauteur Le «Grand dôme» devait à la fois imiter les dômes classiques des capitales des pays démocratiques et les dépasser par son gigantisme.
2) «La Garde» (Arno BREKER, 1940) «La Garde» d Arno Breker est un bas-relief géant en plâtre. Œuvre de commande, il devait orner l axe nord-sud du nouveau Berlin. Cette œuvre ne fut jamais installée.
Arno Breker, un sculpteur nazi Arno Breker dans son atelier, Konrad WEIDENBAUM, vers 1939 Dans sa jeunesse, Breker a étudié la sculpture antique en France puis à Rome, et a forgé son goût pour le néoclassicisme. De retour en Allemagne en 1934, il devient sculpteur officiel du III e Reich. Il bénéficie de moyens exceptionnels pour mener de gigantesques travaux de décoration à Berlin.
Visage aux traits saillants Ennemi invisible dans le hors-champ Torse hypertrophié Muscles en tension vers l avant
Cette œuvre représente un guerrier nu, très athlétique. Il arbore tous les signes de la virilité guerrière nazie : musculature surdéveloppée, port de l arme, visage implacable de détermination au combat. Sûr de sa puissance, il est prêt à se battre.
Un guerrier grec Antiloque, nu, casqué, tenant une lance et un bouclier, Athènes, V e siècle av. J.-C. Drapé de la cape Bouclier rond (hoplon) de l hoplite grec
Un guerrier grec Guerriers grecs, Corinthe, vers 600-590 av. J.-C. Le porpax du bouclier (brassard central qui sert à l arrimer à l avant-bras) L antilabé (la poignée que saisit la main gauche du guerrier pour fixer le bouclier et en empêcher tout mouvement de jeu)
Un guerrier romain Soldats romains, marbre, Rome, 51-52 ap. J.-C. L épée : la lame évoque un gladius romain (plus qu un xiphos grec, plus étroit)
«La Garde» s inspire des sculptures antiques, à la fois grecques et romaines : bouclier rond du guerrier grec, épée du soldat romain, vêtement drapé de style grec.
3) La nouvelle chancellerie du Reich (A. SPEER, 1938-9) 141 m de façade 420 pièces 360 000 m 3
- Corniche d acrotère pour asseoir le bâtiment au sol - Linéarité et répétitivité des ouvertures - Encadrement en pierre de chaque baie - Impressions : austérité, massivité, grandiose
Façade et couloir du stade olympique de Berlin, par Werner MARCH, 1934-1936
L entrée monumentale de la chancellerie, janvier 1939 La façade de la nouvelle chancellerie était caractérisée par la symétrie, la répétitivité et la rigueur des formes. C était un édifice de prestige destiné à impressionner voire à terrifier.
Une architecture classique La galerie des marbres (146 m), par Albert SPEER, 1939 La galerie des glaces (73 m), par Jules HARDOUIN-MANSART, 1678-1684
En haut, à gauche : Le cabinet de travail d Hitler, 1939 En haut, à droite : La salle du conseil des ministres, 1939 En bas, à gauche : Plafond à caissons du château de Fontainebleau, XVI e siècle
Le coupole à caissons du Panthéon de Rome, II e siècle
En haut, à gauche : La façade sur jardin de la chancellerie, 1939-1944 En haut, à droite : Cour d honneur de la chancellerie, septembre 1940 En bas, à gauche : Façade du Panthéon de Rome, II e siècle
Le coin bureau dans le cabinet de travail du Führer Les innovations sont rares dans l architecture de la chancellerie : son style renvoie toujours à l Antiquité : les plafonds à caissons, ou les colonnades l illustrent.
III Un projet au service de l idéologie nazie 1) Exalter un homme nouveau La Garde, Arno BREKER, 1940 Prêt au combat, Arno BREKER, 1939
Germania, ville nouvelle, devait montrer aux masses l idéal nazi de l homme nouveau. «La Garde» symbolise la race germanique qui se met en ordre de bataille pour livrer le combat de sa survie. Le guerrier dégainant son glaive est tendu vers la défense du patrimoine génétique de la race supérieure aryenne.
Sculptures du stade olympique, Josef THORAK Affiche de l exposition d «art dégénéré», Munich, 1937
L ennemi du guerrier nazi : l humanité inférieure, surtout juive, qu illustre «l art dégénéré». Les éléments antiques de la statue servent à montrer que ce combat pour la survie de la race dure depuis des millénaires. Le Combattant, bas-relief, Arno BREKER, 1938
2) Concurrencer les arts soviétiques Palais des Soviets, Boris IOFANE, 1937-1941 La Grande halle du peuple, Albert SPEER, 1935-1940
L Ouvrier et la Kolkhozienne, sculpture de Vera Ignatievna MOUKHINA, 1937 La Garde, Arno BREKER, 1940
Hitler mena avec son projet Germania une guerre à la fois culturelle et symbolique contre les projets urbains staliniens. Rien ne devait être plus grand que son «Grand Dôme», car il devait symboliser la domination nazie sur le monde. L aigle nazi domine le monde depuis le sommet du Grand Dôme
Conclusion Dans une ville, nul ne peut échapper à l architecture. C est pour cette raison que les nazis l ont utilisée pour symboliser et diffuser leur idéologie politique totalitaire : exaltation de la guerre, de la supériorité raciale aryenne et de la pérennité du Reich. Germania était une ville totalement pensée pour la représentation du pouvoir de l Etat nazi et de son Führer. Ce projet n était pas pensé pour le confort des habitants. A ce titre, il était proprement inhumain.