CONSEIL DE L EUROPE COUNCIL OF EUROPE COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L HOMME EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS CINQUIÈME SECTION DÉCISION SUR LA RECEVABILITÉ de la requête n o 1306/05 présentée par P.L. contre la France La Cour européenne des droits de l homme (cinquième section), siégeant le 13 janvier 2009 en une chambre composée de : Peer Lorenzen, président, Rait Maruste, Jean-Paul Costa, Renate Jaeger, Mark Villiger, Isabelle Berro-Lefèvre, Mirjana Lazarova Trajkovska, juges, et de Claudia Westerdiek, greffière de section, Vu la requête susmentionnée introduite le 23 décembre 2004, Vu la demande de renseignements adressée au Gouvernement en application de l article 49 2 du Règlement de la Cour et la réponse du Gouvernement, Après en avoir délibéré, rend la décision suivante : EN FAIT Le requérant, M. P.L., est un ressortissant français, né en 1973. Il a été détenu successivement à la maison d arrêt de Pau, puis aux centres de détention de Neuvic-sur-l Isle et de Bédenac. Il est représenté devant la Cour par M e L. Hardouin, avocate à Bayonne.
2 DÉCISION P.L. c. FRANCE A. Les circonstances de l espèce Les faits de la cause, tels qu ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit. En 2000, le requérant fut victime d un accident de moto qui lui causa notamment de graves blessures au pied gauche. Il subit ultérieurement plusieurs interventions, dont plusieurs amputations partielles au niveau du pied, en raison de l installation d une ostéite (infection osseuse). Une amputation du tiers moyen de la jambe gauche fut pratiquée en juin 2004 (voir point 2 ci-dessous). Le 1 er mars 2002, il fut placé en détention provisoire à la maison d arrêt de Pau pour infractions à la législation sur les stupéfiants. Par jugement du 6 septembre 2002, le tribunal correctionnel de Bordeaux le condamna à trente mois d emprisonnement. Par arrêt confirmatif du 6 mai 2003, la cour d appel de Pau le condamna à quatre ans d emprisonnement pour d autres faits. Le 27 septembre 2004, le tribunal correctionnel de Pau le condamna à huit jours d emprisonnement et ordonna la confusion de cette peine avec celle prononcée le 6 mai 2003. 1. Demande de suspension de peine Le 26 août 2003, le requérant forma une demande de suspension de peine en application de l article 720-1-1 du code de procédure pénale, au motif que son état de santé n était pas compatible avec ses conditions de détention. Le juge d application des peines désigna deux experts avec mission d examiner le requérant et de dire notamment s il était atteint d une pathologie engageant son pronostic vital et si son état était durablement incompatible avec la détention. Les experts examinèrent le requérant le 14 janvier 2003 et conclurent que son état était compatible avec le maintien en détention. Informés par le juge que l amputation, prévue initialement le 21 janvier 2004, avait été reportée, les experts indiquèrent, l un qu il paraissait souhaitable qu elle soit réalisée dans les prochains mois et l autre que, même si ce geste chirurgical n était pas une urgence, il apparaissait nécessaire. Par jugement du 11 mars 2004, le juge déclara irrecevable la demande de suspension de peine, au motif que les conditions posées par l article 720-1-1 précité n étaient pas réunies à savoir l existence de deux expertises médicales concluant de manière concordante à l incompatibilité durable de l état de santé du détenu avec le maintien en détention. Le juge releva que les experts avaient tous deux conclu dans un premier temps que l état de santé du requérant n était pas durablement incompatible avec le maintien en détention et que, informés que l amputation prévue fin janvier 2004 avait été reportée, un seul d entre eux avait conclu que l état du requérant était
DÉCISION P.L. c. FRANCE 3 durablement incompatible avec le maintien en détention et l autre ne s était pas prononcé. Sur appel du requérant, la cour d appel de Bordeaux, par arrêt du 12 mai 2004, désigna un autre expert, qui déposa le 13 mai 2004 un rapport estimant que l état de santé du requérant n était pas durablement incompatible avec la détention, sous réserve que soient effectués le traitement chirurgical (amputation) et la surveillance médicale postopératoire. L expert précisa que les soins infirmiers, la rééducation et l adaptation à la prothèse pouvaient être effectués en détention, l adaptation nécessitant des consultations d orthopédie. Par arrêt du 19 mai 2004, la cour d appel confirma le jugement, au motif qu une seule des expertises médicales avait conclu à l incompatibilité de l état du requérant avec son maintien en détention. Elle considéra également que les difficultés incontestables de mise en œuvre du traitement post-chirurgical ne pouvaient s analyser en un traitement inhumain et dégradant, au sens de l article 3 de la Convention. Elle ajouta qu il paraissait opportun que l administration pénitentiaire mette en œuvre d urgence une mesure de transfert du requérant à l hôpital pénitentiaire de Fresnes pour la réalisation de la rééducation, de l appareillage et des soins postopératoires ou que, à défaut, l autorité administrative prenne les mesures nécessaires pour que ces soins soient dispensés, sous surveillance policière, dans un établissement de rééducation. La cour précisa enfin qu en toute hypothèse, le requérant disposerait de la possibilité de former une nouvelle demande de suspension de peine si les soins postopératoires ne lui étaient pas dispensés dans des conditions conformes au respect de la dignité humaine, «circonstance qui pourrait conduire à la constatation d une incompatibilité durable de son état avec le maintien en détention». Le 19 août 2004, la Cour de cassation déclara le pourvoi du requérant non admis. 2. Soins médicaux dispensés au requérant Le 4 juin 2002, le requérant fut examiné par le Dr H., du centre hospitalier de Pau. Ce dernier écrivit à l unité de consultation et soins ambulatoires (USCA) qu il était impératif d organiser une consultation auprès d un chirurgien spécialisé. Cette consultation eut lieu le 5 juillet 2002 auprès du Dr L., chirurgien orthopédique au centre hospitalier de Bayonne, qui avait opéré le requérant après son accident. Il estima que l évolution était satisfaisante. A la demande de l UCSA, il revit le requérant le 11 septembre 2002, en raison de la reprise du processus infectieux, et préconisa une intervention chirurgicale qui fut pratiquée le 31 octobre suivant au centre hospitalier de Bayonne.
4 DÉCISION P.L. c. FRANCE Le requérant fut ensuite transféré à l hôpital pénitentiaire de Fresnes du 10 décembre 2002 au 19 février 2003 pour y recevoir des soins en raison des difficultés de cicatrisation. A l issue de ce séjour, le chef de service de chirurgie orthopédique de l hôpital pénitentiaire estima l évolution favorable et indiqua qu une amputation de la jambe ne devrait être retenue «qu en cas de désespoir». En raison de la persistance de l ostéite, le médecin chef de l UCSA adressa le requérant au Pr C., du centre hospitalier de Bordeaux, en vue de l amputation du tiers moyen de la jambe gauche. Après avoir examiné le requérant, le Pr C., par lettre du 21 octobre 2003, marqua son accord pour une amputation. Plusieurs examens médicaux préparatoires furent effectués les 18 décembre 2003 et 15 janvier 2004. L intervention fut programmée le 21 janvier 2004. Toutefois, elle dut être reportée en raison de l impossibilité pour le préfet de libérer une escorte pendant le temps de l hospitalisation. L intervention eut finalement lieu le 9 juin 2004 au centre hospitalier de Bordeaux. Le 21 juin suivant, le chirurgien autorisa le requérant à sortir de l hôpital et à retourner en détention. Les soins postopératoires furent pris en charge par l UCSA du centre de détention. Selon les documents communiqués par le Gouvernement, le requérant fut reçu régulièrement en consultation par le médecin de l UCSA (neuf consultations entre le 26 juin 2004 et le 11 janvier 2005) et les soins infirmiers (notamment pansements) lui furent dispensés quasiment quotidiennement par le personnel infirmier. Des consultations avec le prothésiste, pour la mise au point et l ajustement de sa prothèse tibiale, eurent lieu les 29 juin et 29 octobre 2004. Le 26 janvier 2005, le requérant fut transféré au centre de détention de Bédenac où il bénéficia de consultations médicales régulières (treize consultations entre le 28 janvier et le 14 décembre 2005). En janvier 2006, une permission de sortie de trois jours lui fut accordée pour l adaptation de sa nouvelle prothèse. 3. Mesure de libération conditionnelle Par jugement du 18 avril 2006, rectifié le 24 mai 2006, le juge d application des peines du tribunal de grande instance de Saintes accorda au requérant le bénéfice de la libération conditionnelle. Il fut remis en liberté le 24 avril 2006. B. Le droit interne pertinent La loi du 18 janvier 1994 a transféré l ensemble des soins dispensés aux détenus au service public hospitalier. Ce sont des structures médicales implantées dans les établissements pénitentiaires, les unités de consultations
DÉCISION P.L. c. FRANCE 5 et de soins ambulatoires (UCSA), dépendant directement de l hôpital public situé à proximité de chacun de ces établissements pénitentiaires, qui dispensent aux détenus les traitements médicaux (article D. 368 du code de procédure pénale). Par ailleurs, l article 720-1-1 du même code (issu de la loi du 4 mars 2002) permet au détenu de demander la suspension de la peine pour raisons médicales. Cet article se lit ainsi : ««La suspension peut également être ordonnée, quelle que soit la nature de la peine ou la durée de la peine restant à subir, et pour une durée qui n a pas à être déterminée, pour les condamnés dont il est établi qu ils sont atteints d une pathologie engageant le pronostic vital ou que leur état de santé est durablement incompatible avec le maintien en détention, hors les cas d hospitalisation des personnes détenues en établissement de santé pour troubles mentaux. La suspension ne peut être ordonnée que si deux expertises médicales distinctes établissent de manière concordante que le condamné se trouve dans l une des situations énoncées à l alinéa précédent. Lorsque la peine privative de liberté prononcée est d une durée inférieure ou égale à dix ans ou que, quelle que soit la peine initialement prononcée, la durée de détention restant à subir est inférieure ou égale à trois ans, cette suspension est ordonnée par le juge de l application des peines selon les modalités prévues par l article 722. Dans les autres cas, elle est prononcée par la juridiction régionale de la libération conditionnelle selon les modalités prévues par l article 722-1. Le juge de l application des peines peut à tout moment ordonner une expertise médicale à l égard d un condamné ayant bénéficié d une mesure de suspension de peine en application du présent article et ordonner qu il soit mis fin à la suspension si les conditions de celle-ci ne sont plus remplies (...)» GRIEFS Invoquant l article 3 de la Convention, le requérant se plaint de ce que les autorités françaises ne lui ont pas permis de bénéficier en prison de soins compatibles avec la dignité humaine et que ce défaut s analyse en un traitement inhumain et dégradant, au sens de cet article. Il se plaint en particulier de ce que l amputation prévue a été reportée, et d avoir été maintenu en détention après l amputation. Il indique notamment qu il a dû changer seul ses pansements, en supporter le coût et veiller sur la cicatrisation. EN DROIT Le requérant allègue la violation de l article 3 de la Convention, qui est ainsi rédigé :
6 DÉCISION P.L. c. FRANCE «Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.» A. Rappel des principes La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence, pour tomber sous le coup de l article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l âge et de l état de santé de la victime (Kudła c. Pologne [GC], n o 30210/96, 91, CEDH 2000-XI, 91, Gelfmann c. France, n o 25875/03, 48, 14 décembre 2004, et Rivière c. France, n o 33834/03, 59, 11 juillet 2006). Il convient dans chaque cas d avoir égard aux circonstances particulières de l espèce (Papon c. France (n o 1) (déc.), n o 64666/01, CEDH 2001-VI). Ainsi la Cour a-t-elle été amenée à examiner la compatibilité avec l article 3 de la détention de personnes souffrant notamment de troubles mentaux (Kudła précité, Keenan c. Royaume-Uni, n o 27229/95, CEDH 2001-III, Rivière précité), de pathologies graves (Mouisel c. France, n o 67263/01, CEDH 2002-IX, Matencio c. France, n o 58749/00, 15 janvier 2004, Sakkopoulos c. Grèce, n o 61828/00, 15 janvier 2004), ou d un handicap (Price c. Royaume-Uni, n o 33394/96, CEDH 2001-VII). On ne peut déduire de l article 3 de la Convention une obligation générale de libérer un détenu pour motifs de santé. Toutefois, cet article impose en tout cas à l Etat de s assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions qui sont compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d exécution de la mesure ne soumettent pas l intéressé à une détresse ou une épreuve d une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l administration des soins médicaux requis (Kudła précité, 94, Mouisel précité, 40, et Rivière précité, 62). B. Application au cas d espèce La Cour observe que le grief du requérant comporte deux aspects, à savoir, d une part, son maintien en détention après l amputation qu il a subie et, d autre part, la qualité des soins médicaux qui lui ont été dispensés. 1. Sur le maintien en détention du requérant après l amputation Sur le premier point, la Cour rappelle avoir reconnu que les dispositifs procéduraux institués en droit français, notamment par l article 720-1-1 du code de procédure pénale, constituent des garanties pour assurer la
DÉCISION P.L. c. FRANCE 7 protection de la santé et du bien-être des prisonniers, que les Etats doivent concilier avec les exigences légitimes de la peine privative de liberté (cf. notamment Matencio précité, 81, et Gelfmann précité, 51). Or, en l espèce, si le requérant a fait usage du recours ouvert par l article 720-1-1 précité avant son amputation, il n a pas formé de nouvelle demande pendant la période de vingt-deux mois qui s est écoulée entre l opération et sa mise en liberté conditionnelle. La Cour relève que la cour d appel de Bordeaux, dans son arrêt du 19 mai 2004, avait expressément réservé la possibilité pour le requérant de faire une nouvelle demande de suspension au cas où les soins postopératoires ne lui seraient pas dispensés «dans des conditions conformes à la dignité humaine». Il s ensuit que cet aspect du grief doit être rejeté pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l article 35 1 et 4 de la Convention. 2. Sur les soins médicaux dispensés au requérant La Cour relève qu à la suite d un accident, le requérant a subi de graves blessures au pied gauche, dont l évolution a été marquée par une infection chronique qui a nécessité plusieurs interventions chirurgicales et a rendu indispensable une amputation. Même si le requérant se plaint essentiellement des soins médicaux qu il a reçus après l amputation, la Cour a eu égard aux soins médicaux qui lui ont été prodigués pendant toute la durée de sa détention. Concernant la période qui a précédé l amputation, la Cour observe qu outre des consultations médicales régulières à l UCSA, le requérant a été examiné à plusieurs reprises, à la demande des médecins de l UCSA, par des spécialistes des centres hospitaliers de Pau et Bayonne. Une intervention chirurgicale a été pratiquée en octobre 2003 pour juguler le processus infectieux, et le requérant a ensuite été transféré pour une durée de deux mois environ à l hôpital pénitentiaire de Fresnes en raison de difficultés de cicatrisation. Par la suite, lorsqu il est apparu que l infection persistait, le médecin-chef de l UCSA a adressé le requérant au Pr L., du centre hospitalier de Bordeaux, en vue d une amputation et plusieurs examens ont été pratiqués à cette fin. Le requérant se plaint notamment que la date de l intervention ait été reportée en raison de l absence d une escorte pouvant être mise à disposition. La Cour ne peut que déplorer ce report et les raisons qui ont été invoquées pour le justifier. Toutefois elle relève, d une part, qu il ressort des avis des experts consultés que le geste chirurgical envisagé n était pas une urgence, mais qu il était souhaitable que l amputation soit pratiquée dans les prochains mois, d autre part, que le requérant n établit pas, ni même n allègue, que ce report ait eu des répercussions sur son état de santé.
8 DÉCISION P.L. c. FRANCE S agissant des soins médicaux après l amputation, le requérant soutient qu il a dû changer seul ses pansements, en supporter le coût et veiller sur la cicatrisation. La Cour relève toutefois que ces allégations ne sont pas étayées et que, selon les documents produits par le Gouvernement, sur lesquels le requérant ne s est pas prononcé, il a bénéficié de soins infirmiers quasi-quotidiens et de consultations médicales régulières. Il en ressort également que les pansements ont été délivrés aux frais de l hôpital dont dépend l UCSA. La Cour observe également que le requérant a bénéficié de consultations d un prothésiste pour l adaptation de sa première prothèse, ainsi que d une permission de sortie de trois jours pour l adaptation de sa seconde prothèse. Dans ces conditions, après s être livrée à une appréciation globale des faits pertinents sur la base des preuves produites devant elle, la Cour n estime pas établi que le requérant ait été soumis à des traitements atteignant un niveau de gravité suffisant pour entrer dans le champ d application de l article 3 de la Convention (cf. Gelfmann précité, 59, et Matencio précité, 89). Il s ensuit que cet aspect du grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l article 35 3 et 4 de la Convention. Par ces motifs, la Cour, à l unanimité, Déclare la requête irrecevable. Claudia Westerdiek Greffière Peer Lorenzen Président