Les eurobonds : une sortie de crise possible pour l Europe? EUROPE Frédéric Teulon Directeur du laboratoire de recherche IPAG Lab Les dettes publiques des pays de la zone euro ont atteint en moyenne 85 % du PIB. Le Pacte de stabilité qui imposait une norme de 60 % à ne pas dépasser a volé en éclats. En réaction à cette envolée de l endettement, on assiste depuis la fin de l année 2008 à une défiance grandissante des investisseurs. Cette crise de la dette menace l existence de la zone euro. Elle met l Europe au pied du mur : elle doit apporter la preuve de son engagement en faveur de l union monétaire et de l irréversibilité de l euro. Dans quelle mesure le recours aux eurobonds ou euro-obligations, titres de dette garantis en commun par les membres de la zone euro, peut-il constituer un levier pour sortir de la crise budgétaire actuelle? Au début de l année 2011, l idée d émettre des eurobonds apparaissait comme totalement saugrenue, elle ne l est plus aujourd hui et elle pourrait même s imposer rapidement. Une étape a été franchie avec la publication en novembre 2011, à la demande du Parlement européen, d une étude publiée par la Commission visant à susciter un débat et à «préparer le terrain» à l éventuelle mise en œuvre de cette mesure. Ce Livre vert 1 pourrait représenter une étape décisive en direction d une plus grande intégration budgétaire. Cependant, la dégradation en cascade des notes de plusieurs pays fragilise ce projet qui risque d apparaître comme un tour de passe-passe destiné à transformer des obligations «pourries» celles de Chypre, du Portugal et de la Grèce en titres plus présentables. 1. Commission européenne, «Livre vert sur la faisabilité de l introduction d obligations de stabilité», 23 novembre 2011. 2 eme trimestre 2012 91
Europe Déficit public en % du PIB Dette publique en % du PIB *17 pays. Sources : OCDE et Eurostat. Ce qu est devenu le pacte de stabilité Tableau 1 Déficits et dettes publics dans plusieurs pays de la zone euro (2011) Grèce Irlande Espagne Portugal Italie France Allemagne Zone euro* 10,5 % 32,4 % 9,2 % 9,1 % 5 % 6 % 3 % 6 % 140 % 67 % 72 % 79 % 122 % 85 % 81 % 85 % Pris au piège L euro aura en fait contribué au malheur de pays comme la Grèce ou le Portugal en les faisant bénéficier de taux d intérêt bas. C est ce que Hyman Minsky 2 appelle le «paradoxe de la tranquillité» : lorsque l on bénéficie de conditions de financement bon marché, on commet des excès. La Grèce et le Portugal ont utilisé l euro comme un parapluie qui leur permettait de s endetter à des taux faibles car fixés en lien avec la moyenne de l inflation dans la zone, alors que leur propre taux d inflation était plus élevé. Du fait de l unicité du taux de change, les «sudistes» n ont pas pu rétablir leur compétitivité par des dévaluations ; ils ont cherché à soutenir leur activité par la dette et par l élargissement des déficits publics. Lorsque l on bénéficie de conditions de financement bon marché, on commet des excès. Depuis la fin 2008, suite à la crise de confiance les taux d intérêt à long terme des pays périphériques ont fortement augmenté et divergé. Les spreads souverains par rapport à l Allemagne ont pris une ampleur inégalée (tableau 2). Début 2012, alors que l Allemagne empruntait à 2,1 %, la Grèce était contrainte d émettre des titres ayant un rendement nominal supérieur à 25 %. 2. Hyman Minsky, Can «It» Happen Again? Essays on Instability and Finance, New York, Sharpe Publisher, 1982. 92 Sociétal n 76
Les eurobonds : une sortie de crise possible pour l Europe? Ampleur inégalée Tableau 2 Les écarts de taux à dix ans (spreads) avec l Allemagne (en points de base) janvier 2008 janvier 2009 janvier 2010 janvier 2011 janvier 2012 Grèce 40 170 200 800 2610 Irlande 25 80 125 550 620 Lecture : 100 points de base équivalent à un point de taux d intérêt. Source : BCE et Eurostat. On voit mal comment les pays périphériques de la zone euro pourraient échapper à une restructuration massive de leur dette publique et comment les banques pourraient sortir indemnes d une telle bourrasque leurs créances consolidées à l égard des quatre membres les plus vulnérables de la zone s élèvent à 14 % du PIB de l Union. Sur ce point, Kenneth Rogoff n est guère optimiste. L ancien économiste en chef du Fonds Monétaire International affirme qu «au final, une restructuration significative de la dette privée et/ou publique sera probablement nécessaire dans l ensemble des pays de la zone euro grevés par l endettement [ ]. Déjà confrontés à la perspective d une croissance molle avant même l instauration de l austérité budgétaire, [la Grèce, le Portugal, l Irlande et l Espagne] risquent de s enfoncer dans une décennie perdue semblable à celle qu a connue l Amérique latine dans les années 1980. La renaissance et la dynamique de croissance moderne de l Amérique latine ne sont vraiment intervenues que lorsque le plan Brady eut, en 1987, orchestré des réductions massives de dette dans toute la région. Une restructuration semblable est sans doute le scénario le plus probable en Europe 3». Un piège s est refermé sur les Européens : toute action sérieuse de restructuration des dettes risque de susciter des désengagements massifs de la part des créanciers et d ouvrir un nouveau chapitre de la crise. Il faudrait alors réinjecter de nouveaux capitaux publics dans les banques, ce qui ne manquerait pas d aggraver encore plus le montant des déficits budgétaires et d annihiler les efforts faits pour rendre les dettes publiques soutenables. Un piège s est refermé sur les Européens : toute action sérieuse de restructuration des dettes risque de susciter des désengagements massifs de la part des créanciers et d ouvrir un nouveau chapitre de la crise. 3. Kenneth Rogoff, «Le scénario du défaut», Le Monde, 14 décembre 2010. 2 eme trimestre 2012 93
Europe Dans l urgence, la clause de «no bail-out 4» a été officieusement levée et des mesures de soutien ont été adoptées par les autorités européennes. La BCE a acheté des titres émis par les pays en crise afin de limiter l envolée des taux. Elle a recouru à une monétisation des dettes des pays en difficulté en attendant que soit mis en place le mécanisme de secours permanent (MES 5 ). Ces interventions ont été effectuées sur le segment secondaire du marché obligataire pour ne pas contredire l engagement de la BCE de ne pas créer à son niveau de la monnaie pour financer les déficits des États. Par ailleurs, un Fonds européen de stabilisation financière (FESF) a été mis en place. Il a été doté de 750 milliards d euros 6. Ce fonds marque la volonté de l Europe d avoir une procédure permanente de soutien aux États. Les pays de la zone euro ont décidé d apporter leur garantie pour un montant pouvant aller jusqu à 440 milliards d euros complétés par 60 milliards d euros de prêts de la Commission européenne et de 250 milliards fournis par le FMI. La création du FESF et sa pérennisation en 2013 sous la forme d un MES doté d un capital de 700 milliards d euros et d une capacité d intervention de 500 milliards (tableau 3) semblent être néanmoins des solutions inadaptées pour résoudre les problèmes. La dotation du FESF est probablement insuffisante ; il ne peut pas remplir le même rôle qu une BCE qui jouerait le rôle de dernier ressort, simplement parce que c est un fonds de dotation qui est par nature limité. Solution inadaptée? Tableau 3 Contribution des États de la zone euro au Mécanisme européen de stabilité (MES) (en milliards d euros) Allemagne 190 Grèce 20 Slovénie 3 France 143 Autriche 20 Luxembourg 2 Italie 125 Portugal 17 Chypre 1,5 Espagne 83 Finlande 12,5 Estonie 1,5 Pays-Bas 40 Irlande 11 Malte 0,5 Belgique 24 Slovaquie 6 TOTAL 700 Source : BCE. 4. Interdiction d aider les pays en difficulté budgétaire. 5. Le Mécanisme européen de stabilité (MES) est une organisation intergouvernementale qui commencera à fonctionner en 2013 à Luxembourg. Elle pourra accorder des prêts et acheter de la dette primaire dette à l émission. 6. Il est cofinancé par le FMI. 94 Sociétal n 76
Les eurobonds : une sortie de crise possible pour l Europe? Mutualiser, jusqu où? Faut-il aller plus loin? Afin de mutualiser les besoins d emprunt des États membres de la zone euro, faut-il créer un Trésor européen à l image du Trésor français ou du Department of the Treasury américain qui aurait pour mission d émettre des obligations européennes (eurobonds)? On pourrait appeler cette institution l «Agence européenne de la dette 7». A priori, un tel système permettrait de réduire les primes de risque des États peu solvables. Le risque de défaut de ces pays serait conjuré car en partie assumé par les États notés AAA ou AA+ (tableau 4). Tout ceci nécessite de véritables garanties quant au redressement des finances publiques si l on veut obtenir l adhésion des pays les plus vertueux. sécurité maximale? Tableau 4 Notation financière selon Standard & Poor s des 17 pays de la zone euro (janvier 2012) AAA Sécurité maximale Allemagne, Finlande, Luxembourg, Pays-Bas AA+, AA, AA- Qualité haute ou bonne France (AA+), Autriche (AA+), Belgique (AA), Estonie (AA-), A+, A, A- Qualité moyenne Slovénie (A+), Espagne (A), Slovaquie (A), Malte (A-) BBB+, BBB, BBB- Qualité moyenne inférieure Irlande (BBB+), Italie (BBB+) BB+, BB, BB- Spéculatif Chypre (BB+), Portugal (BB) B+, B, B- Hautement spéculatif CC+, CCC, CCC- Risque substantiel CC, C Défaut potentiel Grèce (CC) D En défaut Source : Standard & Poor s 8. L objectif serait de mutualiser une partie de la dette existante proposition Juncker/ Tremonti 9 en contrepartie de quoi l «Agence de la dette» serait autorisée, au nom de la zone euro, à auditer les comptes de chaque pays. 7. Laurence Boone et Raoul Salomon, «Les eurobonds sont-ils la bonne solution?», Le Monde, 18 décembre 2010. 8. Le 13 janvier 2012, Standard & Poor s a dégradé d une note cinq pays : la France, l Autriche, Malte, la Slovaquie et la Slovénie. L agence a abaissé de deux crans les évaluations de quatre États : l Espagne, l Italie, le Portugal, Chypre. De plus, quatorze pays, dont la France, sont sous la coupe d une «perspective négative», c est-à-dire qu il existe une probabilité non négligeable qu ils soient dégradés à l horizon des deux ans à venir. 9. Jean-Claude Juncker et Giulio Tremonti, «E-Bonds would end the crisis», The Financial Times, 5 décembre 2010. 2 eme trimestre 2012 95
Europe La Commission propose trois modèles d euro-obligations représentant des degrés de solidarité plus ou moins importants (tableau 5). La première option prévoit de remplacer les emprunts nationaux par des euro-obligations (mutualisation totale). Les États arrêtent de se financer sur les marchés pour emprunter via une structure collective. Ainsi, cette agence «ferait disparaître toutes les pressions des taux sur les États membres», précise le texte de la Commission. Les euro-obligations se substitueraient aux obligations émises par les différents États membres de la zone euro et elles bénéficieraient de garanties communes. La nouvelle institution émettrait des obligations sur les marchés en fonction des besoins de chaque État. L Europe, qui a pour l instant un endettement nul, se retrouverait avec un stock de dette de près de 8 000 milliards d euros. La deuxième option suggère de remplacer une partie seulement des émissions nationales par des titres européens. Il s agit de se financer avec des titres européens en complément des titres nationaux. Les États fragiles emprunteraient toujours une partie de leur dette par eux-mêmes sur les marchés comme ils le font aujourd hui. Mais une seconde part, dont le montant reste à fixer, serait garantie par la totalité de la zone euro. Ceci permettrait aux États de bénéficier de taux moins élevés sur ces emprunts de nature européenne. On pourrait ainsi émettre des euro-obligations (eurobonds) représentant jusqu à 60 % du PIB des pays membres, seuil retenu par le pacte de stabilité. Ces eurobonds viendraient normalement en complément des emprunts nationaux, mais aussi, en cas de crise, en substitution pour un pays ayant du mal à se refinancer. Ainsi ne se trouverait au niveau européen qu une partie de l endettement, le reste étant émis au niveau national afin de contraindre les États à remettre en ordre leurs finances publiques. L Agence émettrait des eurobonds pour toute la zone euro ; les États membres pourraient ainsi gérer en commun une partie de leurs émissions obligataires. Sur la partie de la dette restante, purement nationale, les écarts de taux se maintiendraient, reflétant les différences de situations macroéconomiques, ce qui inciterait les pays à ne pas laisser déraper leur endettement. En effet, les émissions nationales risquent de payer le prix fort sur les marchés, celles-ci ne bénéficiant pas de la garantie commune de la zone euro. Cette mutualisation partielle risque cependant d annuler le bénéfice des eurobonds pour les pays les plus endettés, l écart de taux d intérêt entre la dette nationale et la dette européenne risquant de se creuser fortement. 96 Sociétal n 76
Les eurobonds : une sortie de crise possible pour l Europe? La troisième solution, moins contraignante, verrait la création d obligations communes qui ne remplaceraient que partiellement les émissions de bons du Trésor nationales. Pour ces eurobonds, chaque État fournirait des garanties seulement sur sa propre dette et donc seulement à hauteur de sa part respective de dette. En clair, si la Grèce souhaitait emprunter sur les marchés avec des eurobonds, sa dette ne serait pas garantie par les États membres les mieux notés et la Grèce conserverait une entière responsabilité sur les euro-obligations qu elle a émise. Les États ne seraient garants que de la partie des «obligations européennes» qui leur est destinée. Autrement dit, personne ne serait responsable de la dette des autres. Cela ne changerait donc pas grand-chose à la situation et n aurait guère d effet sur les marchés, même s il s agit d une première étape vers la mutualisation. Les États sujets à des taux élevés «bénéficieraient nettement moins, dans ce scénario, des conditions d emprunt plus favorables des États bien notés», admet la Commission 10. Cette troisième option ne nécessiterait pas de modification des traités. Le fait que ce système pourrait être rapidement opérationnel contrairement aux deux autres approches est néanmoins un avantage. Principe Garantie collective de remboursement Avantages Problèmes Source : d après Le Livre vert. Degrés de solidarité Tableau 5 Les trois options du Livre vert Hypothèse haute Hypothèse médiane Hypothèse basse Mutualisation totale des dettes Totale Soutien important aux pays les moins bien notés Liquidité du marché Aléa moral Modification des traités Émission séparée d eurobonds et de dette nationale Partielle (uniquement sur les eurobonds) Un certain équilibre entre les avantages concédés aux pays les moins bien notés et le maintien d une discipline budgétaire Divergence des taux Risque de tension avec les États à endettement élevé et notation dégradée Modification des traités Émission séparée d eurobonds et de dette nationale Aucune Fortes incitations à la discipline budgétaire Nature de la garantie sous-jacente 10. Le Livre vert, op. cit. 2 eme trimestre 2012 97
Europe Si les hypothèses haute ou médiane étaient retenues (tableau 5), il faudrait abroger l article 125 du traité sur le fonctionnement de l Union européenne dit de «no bailout» qui interdit aux États de répondre des dettes des autres. Pour la Commission, qu elle soit totale ou partielle selon les options, cette mise en commun de la dette des pays de la zone euro «ne doit pas conduire à une réduction de la discipline budgétaire», afin d éviter que des pays dépensiers ne se financent aux dépens des pays plus vertueux adeptes de la rigueur budgétaire. Pour rassurer l Allemagne qui a peur que les économies périphériques ne jouent les «passagers clandestins», la Commission européenne propose un encadrement strict des participants : les autorités européennes approuveraient, ou non, le budget de chaque État membre de la zone euro avant que celui-ci ne soit soumis aux parlements nationaux et, en cas de déviance, le budget du pays pourrait être temporairement pris en main par l Union européenne. À quels taux seraient émis ces eurobonds? Avec près de 8 000 milliards d euros de titres émis, le marché de la zone euro est presque équivalent à celui des États-Unis plus de 10 000 milliards d euros, ce qui lui donnerait Les taux d intérêt d une dette européenne bénéficiant de la garantie mutuelle des États devraient être faibles, bien que supérieurs aux taux allemands actuels. la même liquidité titres facilement vendables permettant de lancer des emprunts à moindres coûts que ceux qui sont supportés actuellement sur des marchés fragmentés. Avec six pays notés AAA ou AA+ (début 2012), dont l Allemagne et la France, les taux d intérêt d une dette européenne bénéficiant de la garantie mutuelle des États devraient être faibles, bien que supérieurs aux taux allemands actuels 11. Un mécanisme pourrait éventuellement être adopté afin de redistribuer le surcoût qu un pays comme l Allemagne paierait en participant à ce système. 11. Les enchaînements potentiellement positifs liés à l introduction des eurobonds sont présentés dans : Paul De Grauwe et Wim Moesen, «Gains for All : A Proposal for a Common Eurobond», Intereconomics, mai-juin 2009 ; Jacques Delpla et Jakob von Weizsäcker, «The Blue Bond Proposal», Bruegel.org, 11 mai 2011. 98 Sociétal n 76
Les eurobonds : une sortie de crise possible pour l Europe? Vers un fédéralisme budgétaire? L émission des eurobonds n est pas un simple problème technique, elle pose la question de la cohérence du projet européen. Quel est le degré de solidarité budgétaire nécessaire pour assurer la soutenabilité de l Union monétaire? Une monnaie unique sans solidarité financière entre les États et avec dix-sept politiques budgétaires ne semble pas viable sur le long terme. La crise de la dette se dédouble d une crise institutionnelle. L Union monétaire ne peut fonctionner sans mécanisme de coordination budgétaire. L émission d eurobonds n a de sens qui si l on souhaite poursuivre l intégration, renforcer les institutions et adopter une politique fédérale. L abandon des politiques monétaires nationales qui permettaient de répondre de manière fine aux conjonctures spécifiques ne rend que plus nécessaire une solidarité des politiques budgétaires de façon à compenser par des transferts de ressources des disparités conjoncturelles ou des chocs asymétriques au sein de la zone euro 12. Une monnaie unique sans solidarité financière entre les États et avec dix-sept politiques budgétaires ne semble pas viable sur le long terme. Évidemment, la mutualisation des dettes publiques ne peut en aucun cas être une autorisation donnée à un État de s endetter sans limites en comptant sur les autres. Autrement dit, l émission de dette ne pourra se faire qu avec l accord de l ensemble des membres de la zone euro, ce qui implique un véritable fédéralisme budgétaire. Il faudra centraliser l émission de dette et la répartition de la collecte au niveau européen, ce qui fera peser une forte contrainte sur les déficits publics. En réalité, les États ne garderont la haute main que sur la répartition des recettes et des dépenses, pas sur leur niveau La Commission propose d ailleurs aujourd hui deux projets de règlements qui renforceraient l intégration budgétaire. Le premier lui donnerait le pouvoir de donner son avis sur les hypothèses sur lesquelles sont bâtis les budgets nationaux croissance, inflation, dépenses, recettes. Elle pourrait ensuite émettre des objections sur le projet de budget transmis aux Parlements. Le second projet permettrait de faire intervenir le Mécanisme européen de stabilité (MES) avant qu un État en déficit 12. L étude des possibilités d ajustement d un pays membre d une zone monétaire face à un choc asymétrique a été faite par Robert Mundell, «A Theory of Optimal Currency Areas», American Economic Review, 1961. 2 eme trimestre 2012 99
Europe excessif plus de 3 % du PIB ne soit sanctionné par une forte amende financière. L idée est de le placer préventivement sous assistance pour l aider à redresser ses comptes publics. Obstacles Une mutualisation totale des dettes publiques hypothèse haute empêcherait les marchés d attaquer tel ou tel pays, de la même façon que la monnaie unique a supprimé la spéculation contre telle ou telle monnaie. Cependant, l émission d eurobonds risque de se heurter à plusieurs problèmes 13. Il ne peut s agir que d une solution à long terme, la procédure de changement des traités étant longue et périlleuse. À court terme, seule une intervention de la Banque centrale européenne peut stabiliser la situation : dotée par nature de ressources illimitées, elle pourrait affirmer sa volonté d intervenir pour financer les États lorsque leur solvabilité est menacée. Seul ce type d annonce (et d action) est susceptible de désamorcer la spéculation actuelle. Notons qu en décembre 2011 un pas a été fait dans cette direction puisque la Banque centrale a décidé d accorder aux banques créancières des États des prêts à trois ans à faible taux d intérêt (1 %). L émission d euro-obligations ne résout pas l ampleur des divergences de situations budgétaires creusées depuis dix ans (tableau 1). En outre, une plus grande sécurité sur une partie de la dette peut fragiliser l autre partie. Si l émission d eurobonds est limitée à 60 % du PIB (option 2), les pays très endettés risquent de ne plus trouver de prêteurs pour la partie de leur dette qui ne bénéficie que de la garantie nationale 14. En supposant que l «Agence européenne de la dette» soit créée, vers qui les créanciers se tourneront-ils en cas de défaut? La solidarité entre tous les pays sera-t-elle effective? 13. Une approche critique est présentée dans Daniel Gros, «Eurobonds : Wrong Solution for Legal, Political and Economic Reasons», voxeu.org, 25 août 2011. On trouvera un résumé succinct du caractère controversé des eurobonds dans Jean-François Drevet, «La dette, les États membres et l Europe», Futuribles, février 2011. 14. Daniel Gros, op. cit., et Jean-François Drevet, op. cit. 100 Sociétal n 76
Les eurobonds : une sortie de crise possible pour l Europe? Pour les pays périphériques, les taux d intérêt pourraient rester élevés, les investisseurs anticipant un lien entre l introduction des eurobonds et l accroissement de la dette de la zone. Les investisseurs pourraient considérer que malgré une liquidité équivalente au marché américain, le marché obligataire de la zone euro est plus risqué compte tenu du niveau élevé de l endettement des banques (250 % du PIB contre 120 % aux États-Unis). Les pays en difficulté ont été contraints d adopter des mesures de déflation (- 8 % de réduction des dépenses publiques pour la Grèce en 2011). Ces plans d austérité ont été mis en œuvre au risque que la situation n empire en termes de croissance et de chômage. Les pays européens qui sont restés en dehors de la zone euro ne sont pas favorables à la fédéralisation de la zone euro, car cela va créer une Europe à deux vitesses. De plus, la Grande-Bretagne craint qu un marché des eurobonds n affaiblisse la City au profit de Francfort ou de Paris. Le projet d eurobonds se heurte à l intransigeance allemande. Angela Merkel s oppose à toute «union des transferts». Pour faire face à la crise, elle estime qu il suffit de renforcer la discipline budgétaire afin de contraindre chacun à remettre de l ordre dans ses comptes. Pour Berlin, la mutualisation des risques n incite pas les États à être vertueux 15. En outre, l Allemagne craint, en cas de mutualisation des dettes, de devoir payer plus cher ses propres emprunts. Les États aux finances dégradées ne seraient plus sanctionnés par le marché via des taux d intérêt prohibitifs et perdraient toute incitation à se réformer. Le président de la Bundesbank, Jens Weidemann, a pu dire que : Le projet d eurobonds se heurte à l intransigeance allemande. Angela Merkel s oppose à toute «union des transferts». «La zone euro a fait à la suite du sauvetage de la Grèce un grand pas vers la communautarisation des risques qui résultent de finances publiques en mauvaise santé et de mauvaises politiques macroéconomiques [ ]. Cela rendra plus difficile à l avenir le maintien des incitations à poursuivre une politique 15. Les économistes parlent d aléa moral pour désigner une situation où l assurance amène les acteurs à prendre plus de risques. 2 eme trimestre 2012 101
Europe budgétaire saine 16.» Nombre d Allemands pensent que certains États n ont rien à faire dans la zone euro. Ainsi Hans-Werner Sinn président de l institut Ifo et Otmar Issing ancien économiste en chef de la BCE ont présenté au début de l année 2011 un rapport qui réclame la mise en place d une procédure de faillite ordonnée pour les États en défaut de paiement. Selon eux, il s agit d un instrument essentiel pour la stabilisation à long terme de la zone euro. Ainsi aucun pays membre ne pourrait compter sur le soutien automatique de ses partenaires pour le sauver de la faillite. Cette procédure pousserait les investisseurs à prendre au sérieux le risque de défaut de paiement d un État. Pourtant l Allemagne a intérêt à s engager dans un scénario coopératif, si l euro disparaissait au profit de la réintroduction des monnaies nationales, le mark s apprécierait de 20 à 30 %. En quête de légitimité En apparence, le principal obstacle à l émission d eurobonds est l opposition de l Allemagne qui ne veut pas subir un renchérissement de ses emprunts et qui voit dans ce nouvel instrument une incitation à s endetter. Sur le fond, c est plutôt le manque de légitimité politique de ce projet qui pose problème. Comment peut-on envisager un basculement vers le fédéralisme budgétaire qui ne serait pas approuvé par la population et qui ne trouverait pas appui sur des institutions démocratiques 17? Les Français vont-ils se retrouver responsables des dettes des autres pays sans qu il y ait eu un processus politique d adhésion à ce projet? Faut-il sauver l euro coûte que coûte, quel qu en soit le prix à payer par les peuples? Les partisans du fédéralisme savent bien qu une fin de l euro hypothéquerait pour plusieurs décennies le modèle d une Europe supranationale. Un scénario s éloigne de plus en plus rapidement : celui où le club des AAA réduit aujourd hui à une peau de chagrin serait dépositaire de la vertu budgétaire et aurait vocation à être le seul décisionnaire pour trouver une issue à la crise en imposant aux pays périphériques des abandons de souveraineté proportionnels à la décote de leur note. 16. Communiqué du 28 juillet 2011. 17. Nous devons garder en tête un des principes de base de la démocratie : «No taxation without representation.» 102 Sociétal n 76
Les eurobonds : une sortie de crise possible pour l Europe? Force est de constater que seules les unions monétaires reposant sur une union politique la Confédération helvétique en 1848, l unification italienne en 1861 et le Reich allemand en 1871 ont réussi, tandis que celles qui ne correspondaient qu à des coalitions ou des cartels d États indépendants n ont pas survécu aux aléas et aux chocs de la vie économique et de la politique internationale. Faute de projet politique viable, la zone euro se fissure sous les coups de boutoir des marchés financiers. Elle pourrait connaître le même sort que l Union monétaire latine 18 ou que l Union monétaire scandinave 19. À défaut de pouvoir imposer politiquement les eurobonds et le fédéralisme budgétaire, un scénario d éclatement de la zone euro constitue une perspective qu il ne faut pas écarter. En tout cas, la question n est plus un tabou 20. Tout est devenu possible, même si le coût d une dislocation de la zone euro serait tellement élevé à court terme que les pays européens arriveront probablement à surmonter leurs divergences. 18. Fondée en 1865, cette union regroupait la France, la Belgique, l Italie, la Suisse, le Luxembourg et la Grèce. 19. Créée en 1873, cette union regroupait la Suède, le Danemark et la Norvège. 20. Nombre d auteurs ont abordé clairement le sujet : Patrick Artus, «La France et surtout l Italie devront-elles sortir de la zone euro?», note de recherche de Natixis, 2005; Barry Eichengreen, «The Breakup of the Euro Area», NBER working paper, 2007; Alain Cotta, Sortir de l euro ou mourir à petit feu, Paris, Plon, 2010 ; Nouriel Roubini et Stephen Mihn, Crisis Economics. A Crash Course in the Future of Finance, New York, Penguin Book, 2010. 2 eme trimestre 2012 103