La fraude financière et comptable Un modèle global pour couvrir tous les aspects de la délinquance d entreprise



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Transcription:

conseil Économique Jean-Yves Perruchoud La fraude financière et comptable Un modèle global pour couvrir tous les aspects de la délinquance d entreprise Dans le vaste domaine de la criminalité économique, il y a le crime organisé, le terrorisme et la cybercriminalité. On peut aussi y inclure, et c est ce qui nous intéresse dans le cas présent, la criminalité financière avec son vocabulaire protéiforme tel que fraude financière, fraude comptable, délits commerciaux, délinquance d entreprise ou fraude organisationnelle. 1. Introduction La criminalité économique (white collar crime) se distingue de la criminalité acquisitive (street crime). La première concerne l abus de confiance, l escroquerie, la gestion déloyale, le faux dans les titres et le blanchiment d argent. La seconde porte sur le vol, le brigandage et le recel. Cette distinction tirée des «Cahiers de la Sécurité intérieure» du Prof. N. Queloz peut être complétée par une définition de la criminalité économique. Il s agit d une activité illégale qui se déroule dans le monde des affaires, avec un mobile essentiellement financier, avec des méthodes et moyens adaptés (sans violence, etc.), une atteinte à la crédibilité du monde économique et financier, des dommages et pré judices importants et une grande tolérance sociale et institutionnelle. Plus spécifiquement, la fraude comptable et financière se base sur des flux financiers, puis sur des documents inexacts ou inexistants, ainsi que sur des écritures comptables omises ou erronées. Difficile à observer, quasiment impossible à appréhender sans la loupe de Sherlock Holmes et la longue vue du Capitaine Haddock pour obtenir respectivement les détails et la vue d ensemble, ce genre de fraude nécessite la connaissance des principes et des méthodes que nous avons assemblés dans un modèle global. Jean-Yves Perruchoud, HEC Lausanne, Expertcomptable diplômé, Chargé du cours Forensic accounting de l ILCE (HE ARC) de Neuchâtel, Consultec Fiduciaire SA, Sierre/VS 2. Le modèle global Le modèle global (cf. tableau 1) est un concept holistique intégrant l ensemble des différents aspects d une fraude. Les causes et les conséquences constituent les deux points extrêmes, reliés par le mode opératoire. Les indicateurs devraient attirer notre attention sur les situations de fraude, alors que les fonctions de protection nous permettent de la combattre efficacement. 3. Les causes des fraudes financières Le triangle [1] de D. Cressey (cf. tableau 2) est un point de départ utile pour expliquer les causes de la fraude, car il met en évidence les trois facteurs concomitants à la concrétisation d un tel acte criminel, à savoir la motivation, l opportunité et l intégrité déficiente ou la justification. En cas de défaillance ou de dysfonctionnement simultané de ces trois éléments, la fraude devient possible. L analyse du contexte dans lequel agit le fraudeur a une grande importance pour comprendre son état d esprit, son fonctionnement psychologique et sa démarche. Le triangle de la fraude, outil d analyse des causes de fraude, sert également à expliciter et comprendre le mode opératoire. Chaque sommet du triangle représente un facteur dont la présence réelle ou simplement perçue crée un terrain favorable à sa réalisation, à savoir: une motivation économique. Celle-ci se manifeste par des besoins illimités fort divers et une pression que subit le fraudeur; une opportunité. L absence ou un fonctionnement insuffisant des contrôles internes laisse le champ libre à la fraude; une intégrité déficiente, ce qui permet à l auteur d une fraude de la justifier (rationalization), et de la rendre excusable et acceptable dans son système de référence et de ne pas se considérer comme un criminel. S agissant de l établissement de la preuve d une fraude, il faut, en plus de la présence de la motivation et de l opportunité, la détermination des moyens utilisés. Ces trois éléments sont interdépendants et la forte pression subie par une personne en difficulté financière a très souvent une influence directe sur la justification, cette dernière pouvant aussi être décrite comme la boussole intérieure de chacun. Les entreprises prennent en compte de manière très inégale les trois facteurs clés de la fraude, avec une pré 392 L expert-comptable suisse 2013 6 7

La fraude financière et comptable conseil Économique Tableau 1: modèle global Indicateurs Causes Mode opératoire Conséquences Combattre la fraude Dissuasion Prévention Détection Investigation Tribunal occupation marquée des risques découlant de l opportunité et une considération nettement plus faible pour les deux autres aspects. Pour comprendre les dysfonctionnements et identifier les principales causes relatives aux éléments constitutifs d une fraude, il est possible de les classer en trois catégories [2], conformément au tableau 3. 4. Les indicateurs de fraude Par indicateurs de fraude, on entend les informations qui, dans certains cas, peuvent ou doivent permettre d anticiper ou de détecter la fraude. Comme mentionné précédemment, la criminalité économique n est pas perçue de manière directe et immédiate comme l est un meurtre ou un vol. Cette absence de manifestation extérieure évidente et visible nécessite, de la part des personnes chargées de lutter contre la fraude, une attention particulière aux «Red Flags», à ces indices qui peuvent nous guider vers une situation de criminalité économique. Dans le cas de Parmalat, l utilisation de sociétés offshore, le recours à deux organes de révision au sein du groupe, ainsi que certaines transactions compliquées entre les différentes sociétés du conglomérat italien auraient dû éveiller l attention de nombreuses personnes. Tableau 2: le triangle de la fraude Selon D. Cressey Opportunité Motivation Intégrité déficiente Seules les banques ont pris des mesures protectrices et contestées devant la justice à l égard de leurs engagements. 4.1 Six catégories d indicateurs. Selon Albrecht et Albrecht [3], les indicateurs de fraude peuvent être classés en 6 catégories: les anomalies comptables, les faiblesses du système de contrôle interne (SCI), les anomalies analytiques, le style de vie extravagant, les comportements inhabituels et les plaintes ou les «tuyaux». Les anomalies comptables se concrétisent par les documents ou manipulations exécutées pour cacher une fraude. Elles «La fraude comptable et financière se base sur des flux financiers, puis sur des documents inexacts ou inexistants, ainsi que sur des écritures comptables omises ou erronées.» peuvent apparaître tout au long du processus comptable qui débute par un fait économique et une pièce justificative, qui se poursuit par une inscription dans le journal ou le grandlivre et qui se termine par la production des états financiers. Les faiblesses du SCI se réfèrent à l environnement de contrôle et portent sur les aspects suivants: absence de code de conduite, faiblesse du contrôle interne, rapports financiers et opérationnels insuffisants ou inexistants, rotation du personnel élevée, politique de rémunération modifiée sans raison, cas de fraude non suivis, maîtrise insuffisante des systèmes d information. Les anomalies analytiques concernent les relations, enregistrements ou actes qui sont inusités ou irréalistes, dont le déroulement est peu vraisemblable, avec des procédures ou la participation de personnes inattendues. Pour l auditeur, la norme d audit 520 «Procédures analytiques» est un outil conceptuel très utile pour identifier de telles anomalies. Le style de vie extravagant se manifeste par les voitures de luxe, les vacances, les hôtels, les commerces et les restaurants fréquentés. Cet indicateur est plus particulièrement lié au sommet du triangle de la fraude relatif au besoin ou à la 6 7 2013 L expert-comptable suisse 393

conseil Économique La fraude financière et comptable Tableau 3: LISTE DES CAUSES DE FRAUDE Fonctions de l entreprise Aspects personnels Aspects juridiques Performance de l entreprise Réaliser des objectifs financiers périodiques Désirer une croissance accrue Maintenir la croissance actuelle Soutenir le cours de l action Augmenter les produits Dissimuler ou limiter les pertes Finance Maintenir ou augmenter les emprunts Examiner les transactions Respecter les contrats Accéder aux marchés des actions Marketing Accéder au marché Augmenter la part de marché Acquérir de nouveaux clients Évincer des concurrents Passer des accords secrets Consolider sa position Promouvoir sa carrière Obtenir une compensation en fonction du résultat Obtenir un prêt de l employeur Déterminer les autres compensations (bonus, option, commission, etc.) Dissimuler des pertes Se valoriser sur le plan social Détourner des réglementations Éviter les enquêtes publiques Obtenir des jugements favorables Entraver la concurrence Obtenir des autorisations pour des activités commerciales Influencer les lois et règlements Régler les infractions pression. L existence de ce facteur «besoin/pression» est directement liée au train de vie du fraudeur qui utilise, sans délai, le produit de son activité malveillante. Les comportements inhabituels démontrent une attitude différente de celle normalement attendue. Le collaborateur qui n est jamais malade ou absent et qui ne prend pas de vacances illustre, souvent de manière plutôt anecdotique, cette catégorie d indicateurs. La fraude commise ou à commettre et le sentiment de culpabilité, de défi ou de fierté produisent un changement de comportement dont les manifestions visibles peuvent être les suivantes: abus d alcool ou de drogue, incohérence (ne pas se réjouir d une bonne nouvelle), irritabilité, agressivité, insomnie, transpiration, embarras. Les sentiments personnels par rapport à l employeur (sentiment de rejet, absence de promotion, incompréhension ou mésentente avec le chef) peuvent aussi constituer le point de départ à partir duquel l adhésion aux règles de l entreprise n est plus une priorité absolue. Les plaintes ou les tuyaux proviennent souvent des personnes proches du fraudeur (familles, amis, collègues, etc.) pour des motifs louables ou malveillants. Le procédé de whistleblowing ou les hot-lines entrent dans cette catégorie d indicateurs. 4.2 Indicateurs et transactions financières. En ce qui concerne les transactions financières, les indicateurs de fraude figurent au tableau 4. Ils concernent principalement trois catégories d opérations: les recettes, les frais et débours et les autres transactions. En plus des spécificités liées au type de transaction, il existe d autres indicateurs, parmi lesquels on peut citer ceux-ci: pays ou zone à risque, utilisation de sociétés offshore, montant de la transaction particulièrement élevé, utilisation de montant rond, transaction datée d un dimanche ou d un jour férié, contrepartie risquée (bijouteries, casinos, antiquaires, galeries, etc.), transaction avec intervention de personnes exposées politiquement (PEP), libellé abscons, pièce justificative peu claire, lacunaire ou incompréhensible, paiement important en argent liquide (la France limite ce genre de transaction, la Suisse l envisage avec un seuil de CHF 100 000). 4.3 Les indicateurs de fraude pour le réviseur. Comme indiqué dans les Normes d audit suisses (NAS 240, édition 2013), l auditeur peut être amené à rencontrer des situations qui prises individuellement ou globalement font apparaître que les états financiers peuvent comporter des anomalies significatives provenant de fraudes. La NAS 240 met en évidence, à son annexe 1, des exemples de risques de fraude pour la présentation d informations financières mensongères et le détournement d actifs, «classés selon les trois conditions généralement présentes lorsque des anomalies significatives provenant de fraudes sont avérées: a) inci tations/pressions, b) opportunités et c) comportement/jus ti fication.» Ces trois conditions (cf. supra) représentent les trois sommets du triangle de la fraude de D. Cressey (cf. supra, ch. 3: les causes). À l annexe 3 de cette NAS 240, on trouve des exemples de situations qui indiquent la possibilité de fraudes. 4.4 La comptabilité: objet ou moyen. Les fraudes financières et relatives aux états financiers ont un «lien privilégié» avec la comptabilité dans la mesure où celle-ci peut tenir un double rôle [4] en étant soit l objet, soit le moyen par lequel la fraude est commise. La comptabilité en tant qu objet de l infraction. Dans ce cas, la comptabilité est la base sur laquelle est construite la fraude. Il s agit d un cas de fraude aux états financiers (p. ex. la comptabilisation de factures fictives) et l auteur en est le bénéficiaire direct ou indirect. 394 L expert-comptable suisse 2013 6 7

La fraude financière et comptable conseil Économique Tableau 4: LISTE DES INDICATEURS DE FRAUDE Recettes Frais et débours Autres transactions Nombreuses transactions en fin d exercice comptable Transactions importantes ou uniques Clients nouveaux, importants ou inhabituels Accords annexes sur calendrier de livraison, entreposage, retours, remplacements, conditions de crédit, etc. Vendeurs inhabituels ou inconnus Activation de frais d exploitation Dépassements fréquents des coûts Budgets non contrôlés Faibles contrôles des débours Transactions importantes entre sociétés du groupe ou personnes proches Opérations hors-bilan complexes et sans motif commercial Absence de stratégie de gestion de la croissance Comptes non réconciliés, y compris comptes bancaires États financiers non analysés La comptabilité en tant que moyen servant à commettre ou à ré véler l infraction. La fraude à la base de l infraction est, selon la classification du Prof. Queloz, du domaine de la criminalité acquisitive (vol, détournement, etc.). Dans un tel cas, la comptabilité est utilisée comme véhicule de la fraude. Elle permet de la cacher et devrait aussi pouvoir servir comme élément de preuve. Pour les deux situations indiquées ci-dessus, on peut se poser la question du faible enjeu pénal que constitue la comptabilité, car la justice ne recourt que peu souvent à l incrimination relative à la fraude comptable. En France, l abus de bien social retient la comptabilité comme un élément accessoire, en tant que moyen, et non pas comme un élément essentiel. En Suisse, l inobservation des règles en matière de tenue de la comptabilité (art. 325 CPS) n est que rarement retenue en tant que grief pénal au «profit» du faux dans les titres (art. 110 CPS). 5. Mode opératoire 5.1 Le mode opératoire en tant qu élément de preuve. Le mode opératoire ou modus operandi décrit, de manière plus ou moins détaillée, le processus suivi par le fraudeur en mettant en évidence les caractéristiques et particularités de sa façon d agir. Le cadre de la fraude et le fonctionnement psychologique de l auteur présentent souvent des similitudes même s il s agit de cas en apparence fort différents. De plus, un fraudeur qui n a pas été découvert lors d une première malversation réitère son geste. Pour ces raisons, la compréhension du mécanisme d une fraude est utile en matière de prévention, d investigation et de preuve. Tableau 5: le déroulement de la fraude L analyse de la fraude Un processus en 5 phases Victime Commettre Cacher Convertir Chercher Contrôler Auteur Le mode opératoire s attache à mettre en évidence les différentes étapes de la fraude, le déroulement dans le temps, les personnes et moyens impliqués ainsi que les principaux aspects quantitatifs (montants, nombre d opérations, etc.). Les liens entre ces différents éléments font aussi partie de cette description, de même que la manière de réaliser la fraude avec ses différentes étapes (commettre, cacher, convertir, chercher et contrôler). La complexité des techniques et la sophistication des moyens rendent les travaux de recherche plus difficiles et diminuent la chance de découvrir et expliquer les «Le cadre de la fraude et le fonctionnement psychologique de l auteur présentent souvent des similitudes même s il s agit de cas en apparence fort différents.» actions entreprises pour réaliser la fraude. Dans ce cadre, le mode opératoire est important pour tenter de comprendre les mécanismes de la fraude. 5.2 Le déroulement de la fraude: Les cinq «C». Le déroulement de la fraude met en évidence l acte criminel en tant que processus comportant 5 étapes, divisées en deux groupes. Les trois premières phases concernent le fraudeur (Commettre la fraude, Cacher la fraude, Convertir les éléments non monétaires en espèces facilement utilisables et négociables) alors que les deux suivantes concernent le forensic accountant ou la victime (Chercher les symptômes de la fraude (red flags), Contrôler: identifier les mesures de contrôle à introduire). Chacune des étapes du processus des 5 «C», représenté schématiquement dans le tableau 5, est sommairement analysée ci-après. Commettre (commit). La première étape concerne l exécution ou la réalisation d une malversation. Il ne faut certes pas ignorer les activités de préparation et de planification modélisées par le triangle de la fraude et motivées par les causes indiquées précédemment, car ces informations servent à expliquer et comprendre les situations de criminalité financière. Toutefois, la concrétisation est importante parce qu elle signifie le moment où se produit l acte qui aura un impact sur l organisation qui en est victime. 6 7 2013 L expert-comptable suisse 395

conseil Économique La fraude financière et comptable Cacher (conceal). Le fraudeur se doit de cacher son acte mal veillant et faire en sorte de ne pas être découvert. La réalisation de cet objectif dépend du type de fraude. S il s agit d un détournement d actifs, il sera nécessaire d intervenir sur la comptabilité pour enregistrer (et par conséquent cacher) l opération frauduleuse. Pour une fraude aux états financiers, la manière de cacher est étroitement liée à la concrétisation dans la mesure où la comptabilité est l objet même de la fraude. Convertir (convert). Le but de la fraude est d induire un avantage utilisable par le bénéficiaire. Si le remboursement de frais indus et le vol d argent ou de certains biens ne posent pas de problème à cet égard, le détournement de chèques nécessite de l imagination et de la persuasion pour convaincre les différents intervenants (surtout la banque) et pour mener cette opération à terme. Pour une fraude aux états financiers, la Tableau 6: Classification de la délinquance d entreprise [6] Source KPMG «En plus des besoins à satisfaire et du sentiment d invulnérabilité lié à l opportunité, la fraude ne se réalise que lorsqu un troisième élément est avéré: l intégrité déficiente.» Albrecht, Steve Bologna-Linquist ACFE (Association of Certified Fraud Examiners) Autre classification Classification Fraude des employés Fraude au détriment des consommateurs Fraudes en lien avec les fournisseurs Fraudes informatiques Conduite inappropriée Fraude dans le domaine médical et fraude aux assurances Fraudes aux états financiers Escroquerie de la part d un employé Fraude des cadres Fraude concernant les investissements Fraude de la part de fournisseurs Fraude contre des clients Fraudes diverses Fraude interne contre l entreprise Fraude externe contre l entreprise Fraude pour l entreprise Fraude aux états financiers Détournement d actifs Corruption Détournement d actifs Corruption Fraudes aux états financiers Fraude aux documents Fraude en matière d identité Fraude en matière d investissement Banqueroute et faillite frauduleuse con ver sion se réalise au travers de retombées indirectes telles que le maintien du salaire, de l emploi, des bonus ou des di vi dendes. Quant à l entreprise, elle peut aussi bénéficier des retombées indirectes telles que le maintien des crédits, la conservation d un rating ou, dans certains cas extrêmes, sa survie. Chercher (catch). Si les 3 étapes précédentes sont le fait de l auteur, les deux suivantes relèvent des investigateurs ou de la victime. La constatation d une fraude nécessite des actions appropriées pour la découvrir. Il s agit de mener les enquêtes et d obtenir les preuves suffisantes pour établir les faits et pour prouver la culpabilité. Contrôler (control). La dernière étape du processus consiste à définir les mesures permettant d éviter que de tels actes ne se reproduisent. C est avec un système de contrôle interne adéquat que cet objectif peut être atteint. 6. Conséquences: les types de fraude La classification des fraudes peut se faire sur la base de l auteur (statut socio-économique, poste de confiance, etc.), de la victime (taille, nature juridique, but lucratif, etc.) et du type de fraude. Les listes de fraudes du National Incident-Based Report - ing System (NIBRS), des unités forensiques des grands cabinets d audit et de l Association of Certified Fraud Examiners (ACFE) ont chacune leurs spécificités avec, bien évidemment, beaucoup de points communs. La dernière organisation citée (ACFE) retient trois catégories principales de fraudes: les détournements d actifs, les fraudes aux états financiers et la corruption. Les crimes de nature économique consistent à tromper, mentir et voler une victime, qui est un client, un investisseur, un banquier, un assureur ou le gouvernement. Quant à la fraude organisationnelle [5] (ou fraude interne), elle reprend en grande partie cette définition: il s agit d «un acte de tromperie posé par un membre de l organisation dans le but d obtenir des bé né fices et d en tirer des profits personnels au détriment de l organisation». La fraude économique (comme la plupart des fraudes d ailleurs) peut être de nature pénale (violation d une règle et tromperie) ou de nature civile (dommage à réparer). On peut aussi distinguer la fraude pour l entreprise de la fraude contre celle-ci, la fraude interne de la fraude externe, l auteur de la victime, ainsi que la fraude commise par les cadres de celle des employés. De plus, ces différents types de délits économiques peuvent se combiner entre eux. Les études et sondages effectués par les grands cabinets d audit, par les sociétés spécialisées (Kroll) ou par des associations spécialement orientées vers ce thème fournissent une matière utile à cette classification. Le document «Report to the Nations», élaboré tous les deux ans par l ACFE, est certainement le plus complet. En 2007, un rapport du même type a été réalisé en français pour le Canada (http://www.acfe. com/uploadedfiles/acfe_website/content/documents/rttnfrench-canadian.pdf). Ainsi que cela ressort du tableau 6, il y a plusieurs manières de classer et de répertorier la délinquance d entreprise et les crimes financiers. 7. Conclusion: Éthique et intégrité En plus des besoins à satisfaire quasi illimités et du sentiment d invulnérabilité lié à l opportunité, la fraude ne se réalise 396 L expert-comptable suisse 2013 6 7

La fraude financière et comptable conseil Économique que lorsqu un troisième élément est avéré: l intégrité déficiente ou la justification (rationalization). Pour le fraudeur, l intégrité déficiente concerne son incapacité à admettre son activité criminelle et ce, jusqu à la rendre logique, juste et acceptable à ses yeux. Pour l auditeur, la manière de se comporter face à une situation de conflit d intérêts doit être intransigeante, pas comme celle du notaire du «Malade imaginaire» de Molière. Dans cette pièce, le notaire dit à Argan qu il ne peut faire de testament en faveur de sa femme. Il poursuit en ces termes: «Ce n est point à des avocats qu il faut aller, car ils sont d ordinaire sévères là-dessus, et s imaginent que c est un grand crime que de disposer en fraude de la loi: ce sont gens de difficultés, et qui sont ignorants des détours de la conscience. Il y a d autres personnes à consulter, qui sont bien plus accommodantes, qui ont des expédients pour passer doucement par-dessus la loi, et rendre juste ce qui n est pas permis; qui savent aplanir les difficultés d une affaire et trouver des moyens d éluder la coutume par quelque avantage indirect. Sans cela, où en serions-nous tous les jours? Il faut de la facilité dans les choses; autrement nous ne ferions rien, et je ne donnerais pas un sol de notre métier» (Acte I, scène 7). Entre l attrait de la fraude et la loyauté, entre la compromission et le respect des règles, chacun aura sa manière d aborder une situation qui fait appel au sens de l éthique. Pour éviter cette manière personnelle de définir ce qui est acceptable et ce qui ne l est pas, les entreprises ont mis en place des codes d éthique ou de déontologie. Elles ont aussi puisé et étalonné les meilleures pratiques dans les concepts et les règles de la gouvernance d entreprise. Notes: 1) Il existe également un autre modèle représenté par un diamant (Cf. Fraud Magazine, september october 2011, p. 18 ss. 2) Source «Saisir le mal à la racine», Magazine CEO 3/2003, PwC Suisse, p. 42 ss. 3) Fraud Examination & Prevention Albrecht & Albrecht, Thomson South-Western, 2004. 4) Voir à ce sujet Nicole Stolowy, Les délits comptables, Economica, Paris 2001, page 1. 5) Modélisation des facteurs de prédiction de la fraude organisationnelle, Centre international de criminologie comparée, Colloque 2006. 6) Source: Fraud auditing and forensic accounting, Singleton, Aaron, Bologna, 2006, J. Wiley & Sons. 6 7 2013 L expert-comptable suisse 397