Bernard Noël L Espace du poème Entretiens avec Dominique Sampiero P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
L espace de la rencontre Une invasion, une logique du corps tout court si l on considère aussi la solitude, le doute, l éveil mystique : celui qui écrit avec l outil brut de sa vie et de son regard, avec ses manques, son impuissance, cherche un espace que ni les autres ni l époque ne peuvent lui donner : un espace vital. Outre la rédaction de ce livre, mes rencontres avec Bernard Noël m ont très vite mis en contact avec cette nécessité. Pourquoi? En littérature, mais aussi en cette fin de siècle en particulier, on se défend, on se protège même, de toute approche affective, et j ai beau me l interdire, mais quelque chose chez cet écrivain comment le qualifier sans tomber dans le clinquant des termes comme charisme, magnétisme, et autres galimatias amoureux? quelque chose dans la parole et la présence de cet homme au monde est d une douceur qui n a rien à voir avec la douceur. Mais avec la présence. On se sent parfois devenir intelligent face à un interlocuteur intelligent, et inversement, très bête, voire grossier, primesautier et même jusqu à silencieux Est-ce dû au mimétisme? A cette faculté pour chacun de se projeter? de ressembler à l autre? Non, je crois que l événe-
ment est d une nature plus complexe et qu il touche au sujet de ce livre : l espace de la rencontre élargit l espace individuel. Ce qui nous perturbe dans l affect, c est qu il nous dilate dans le désir, et que toute notre part féminine s ouvre, attend, réclame cette invasion. Cette fusion. Autant le poème donne corps à cette attente, autant il efface les contours, et cette figure, clôturant une forme, devient le centre d une ouverture, d un éveil. Ce n est plus un regard couché dans un livre, c est une oralité. Vibration et énergie. Le corps d une lenteur cherche sa gravité pour ne pas totalement se volatiliser. Ou se volatilisant pour révéler l espace de la disparition. Lenteur et ferveur, doucement dissimulées dans le corps d un officiant qui ne veut pas d église ni de mot pour nommer Dieu, voilà ce qui se dégage du passant d Athos, initié dans l enfance à la nature d une révélation dont il ne veut ni réduire ni décrire l avènement. Libération des énergies, puis mise en gravitation. «Tu m échaufferas sans violence aucune, d une chaleur propre à me faire mourir, car il n y a rien qui ne puisse me faire mourir que cela, et il faut que ce soit une mort langoureuse et non subite car elle serait damnable.» Ces propos tirés d un texte d alchimiste relient l attitude d un écrivain d aujourd hui à un passé où l on croyait encore à l Œuvre : l artiste est à la fois le balancier et le point fixe d une spiritualité dont, sans aucun doute, notre époque a repris la chasse aux sorcières. Dieu est mort, paraît-il! Il devient même impossible d en parler ou d en chuchoter le nom sans rendre hystérique l intelligentsia et la critique qui ont décidé de faire le vide à ce sujet. Désemparé, chacun de nous ne sait plus dans quelle direction regarder. La verticalité, si elle n est pas orientation, est en tout cas le premier lien charnel entre le ciel et la terre. Les vivants ont besoin de par-
ler aux morts. Le poème est cette verticalité couchée. Aucune décision ne peut empêcher cela. Ni le haut de rejoindre le bas. Ni l infini de fusionner à l homme. Mentalement je n arrive pas à saisir ce qui s est passé dans ces entretiens avec Bernard Noël. C est-à-dire à le clore. A le représenter sous une forme fixe. Cet espace entrouvert, ou plutôt cette ouverture dans l espace, est peut-être le but d une parole qui, hors de sa filiation par la pure louange, réinvente un contact avec le sacré qui contesterait même sa nomination : l icône s efface. Que reste-t-il du divin? Dans l éternité et la modernité du poème, Dieu bifferait rageusement son nom. La métaphore prendrait le relais du symbole pour rendre compte d une énergie qu on hésite aujourd hui à appeler amour. Dominique Sampiero Salesches, janvier 1998
I La greffe et la griffe Mai 1994 premier entretien
Bernard Noël, on peut dire qu il y a un nombre important de livres derrière vous? Oui, mais ils ne sont pas gros Mais c est un chemin visible avec une vraie profusion. Estce que l on n étouffe pas dans son œuvre? Ça m agace un peu qu on m attribue une telle quantité de livres On m avait toujours dit, ou c était flottant dans le discours environnant, qu écrire, en tout cas publier, c était affirmer son identité. Or, j ai vécu l inverse. A partir du moment où je vois mon nom sur un livre, je sais que cet objet n a plus besoin de moi. Et qu il y a plutôt une perte. Perte d identité n est pas le mot. Peut-être une perte de corporalité! En tout cas, ce qui m intéresse, c est ce que je suis en train de faire. Je n étouffe pas dans ce que j ai fait parce que je n ai pas le sentiment d avoir fait grand-chose, mais d avoir beaucoup plus à faire. Le problème, c est qu on ne peut pas être interrogé en connaissance de cause sur ce qui est en cours.
Il y a une dimension sociale du livre, une fascination, une sorte de pouvoir sur un lecteur? Non, je n y crois pas, au fond, à ce pouvoir. Cela pourrait être pris pour de la coquetterie de ma part, mais non, je n y crois pas comment dire? Ce qui est important, c est le mouvement. Il n y a pas de vie en dehors du mouvement. Mais il n y a pas de sens non plus, et le sens n est pas un pouvoir, c est un partage. Vous le faites autant que vous le recevez. Il y a peutêtre un malentendu fondamental là-dessus : le sens, ce n est pas ce que cela veut dire, c est ce vers quoi ça va. Et ce vers quoi ça va qui est la raison d être d accumuler des livres sans doute, pour que le mouvement reste vif, on ne le sait pas. C est-à-dire? Une des choses qui porte ce mouvement, c est la conscience que j ai eue un jour que tout ça est parfois une fête, parfois un deuil, parfois un manque pour cacher quelque chose de fondamental qu on n a pas envie de voir, auquel on a du mal à faire face : d une part, un homme ce n est jamais qu un individu dans une espèce, et d autre part, dans une drôle d espèce qui est la langue Il me semble que nous vivons toujours entre un corps physique qui est bien là (le problème est peut-être justement qu il soit là, et de l accepter, de le vivre en conscience, dans son présent, sa nature, dans son branchement sur la vivacité du monde), et puis ce corps virtuel. Ce qu on fabrique se détache, devient la virtualité d une présence à laquelle l autre est sensible, plus que soi-même Mes livres, je n y suis pas sensible. Je suis sensible à des modèles qui ne sont pas ce que je fabrique.