OPALKA 1965/1, mémoire PAR PHILIPPE PIGUET. pour ARTISTES

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Transcription:

54 ARTISTES En hommage à Roman Opalka, décédé le 6 août 2011, la revue Art Absolument réédite exceptionnellement l entretien paru dans le numéro 10 (automne 2004). OPALKA 1965/1, pour mémoire PAR PHILIPPE PIGUET

«Le court moment où les nombres sont encore visibles pendant que la peinture acrylique sèche.»

ARTISTES 56 Philippe Piguet En 1965, vous prenez la décision de ne plus vous consacrer qu à un seul et unique objet : peindre l ensemble des nombres entiers naturels de 1 à l infini. Cette décision, qui s accompagne de la mise en œuvre de tout un protocole très précis, peut apparaître comme une attitude de table rase radicale. À quoi correspondait pour vous une telle attitude au regard de votre démarche de création? Roman Opalka Le XX e siècle a connu plusieurs exemples de soi-disant tabula rasa. Comme si c était possible. Comme si le vide absolu était possible. Nous sommes condamnés à être éternels parce que nous venons de l unité et nous y resterons parce que le temps de la mort est une réalité et une perception non mesurables. Parce que ce temps-là n est pas un instant mais un moment sans limites, un phénomène que je nomme : rencontre par la séparation. Séparation et rencontre entre le passé et le futur ; méditation sur notre présence, sur ses limites dans l espace et le temps. Si ma démarche a d abord été perçue comme un scandale, ou comme une bêtise absolue, ce n est que bien des années plus tard que son sens a commencé à être perceptible car c est, précisément, un programme qui n a rien à voir avec l idée de tabula rasa. C est tout le contraire! PP Qu est-ce donc qui caractérise votre démarche? Dès lors que vous avez choisi de mettre en œuvre ce programme, quelle était exactement votre intention? RO Je voulais manifester le temps, son changement dans la durée, celui que montre la nature ; mais d une manière propre à l homme, sujet conscient de sa propre existence : le temps irréversible. Ma démarche est la manifestation de l histoire d une conscience et, dans mon cas, de celle de l histoire de la peinture, sous une forme corporelle et mentale d une seule idée : OPALKA 1965 / 1, ce qui est une définition de la vie de l auteur Roman Opalka : le début, la conception d une dynamique de l unité en expansion du 1 à l infini. Une présence, constamment du côté de l «être» pour être finie par le non fini, par la mort de l auteur. Dans cette logique, la mort de l auteur est un instrument de l achèvement par le non-fini ; elle est une définition du fini par l in-fini qui exclut bien évidemment la date de l achèvement de l œuvre puisqu il s agit de la vie de l auteur. Mon nom y figure en majuscules pour différencier seulement le titre de l œuvre de son auteur Roman Opalka. Cette démarche semble être un radicalisme alors qu elle ne vient et qu elle n est que sa propre nécessité intrinsèque. Le temps sans la mort ne porte en soi aucune dimension émotionnelle, voilà pourquoi cette démarche doit impérativement être réalisée pendant toute la durée de vie du peintre que je suis PP Formellement parlant, cette œuvre prend différentes formes peinte, photographique et sonore qui semblent être pour chacune une façon d inscrire le temps. Sinon de l inscrire, du moins de lui donner la forme d une œuvre à la fois univoque et composite, comme pour mieux certifier l unité du temps dans sa diversité. Qu est-ce qui justifie le recours à ce triple protocole? RO Le sens conceptuel qui règle ma démarche m a amené à ce triple médium. Mon œuvre se constitue sous la forme d un ensemble de Détails qui sont comme les documents du temps irréversible d une existence. Depuis le début depuis le 1, chaque nombre peint porte sa propre causalité partant du principe que tous les nombres suivants, au niveau graphique, seront semblables (environ 5 mm) durant tout le programme. De la sorte, les chiffres peints à la main créent une structure telle qu aucun restaurateur, aucun faussaire ni l auteur lui-même ne peuvent refaire cette complexité dans son rythme et son tissu irréversible. À partir de 1972, la décision prise d ajouter à la préparation du fond de chaque Détail peint environ 1 % de blanc de sorte à aller vers le blanc me conduisit parallèlement à enregistrer alternativement sur deux magnétophones TEAC ma voix en polonais au fur et à mesure que je peignais chaque nombre. Cette solution me permettra de continuer à peindre chaque chiffre et cela même lorsque les deux blancs celui du fond et celui des nombres vont se fondre totalement au niveau rétinien. PP Vous parlez à cet égard de «fini diagonal». Qu entendez-vous par là? RO Au fur et à mesure du travail, du premier nombre peint en haut à gauche au dernier inscrit en bas à droite de chaque tableau, je profite de la brillance de la peinture acrylique des chiffres que je peins avant que celle-ci ne sèche. Cette situation ne dure qu un moment éphémère ; il est celui d une intense émotion, infiniment continue. Lorsque la toile est entièrement peinte, la différence entre cette brillance devenue mate et la matité elle-même du fond disparaît complètement, c est ce que j appelle le «fini diagonal» lequel m entraîne à poursuivre le travail sur un nouveau tableau. PP Au terme de chaque séance de peinture, qu apporte le fait de vous photographier à la pertinence de votre programme? > Chaque jour, après avoir terminé une séance de travail, Opalka prend un cliché de son visage

ARTISTES 57

RO Les photographies sont une réponse à la question que je me suis posée : que faire durant le temps où je suis occupé à d autres activités ou à dormir? La réponse a été ces auto-clichés avec le principe, d une image à l autre, de la même expression, du même type de chemise blanche, du même genre de coiffure (c est moi-même qui me coupe les cheveux) en me plaçant toujours sous les mêmes conditions d éclairage (1 000 watts), toujours à la même distance, devant le même objectif du même appareil photo, un Exakta avec miroir intégré et autodéclencheur qui, grâce à un rétroviseur, me permet de voir mon visage dans son cadre. Cela confère à ces photos une forme de blancheur spécifique, sans ombre noircie. Le temps s y révèle de façon absolue. Peintures, sons et photos, la somme de ces trois médias représente une installation adéquate à mon programme dans son entier. PP Un programme, une œuvre qui déroute et fascine à la fois. On peut en effet s interroger si telle démarche ne fait pas le sacrifice de la peinture, ou si, au contraire, elle en exprime la quintessence. N est-ce finalement pas dans cet écart qu elle trouve son ampleur et sa pertinence? RO Tout cela pour si peu et tant à la fois, si minimal à l œil et si maximal quant au contenu pictural, en effet. Ce qui compte pour moi, c est que tous les paramètres de ce travail créent une seule et unique œuvre. Celle d un peintre qui a pensé atteindre peu à peu au cours de cette longue promenade picturale et de ce cheminement vers le blanc un état émotionnel comparable au moment où il se trouvait devant la toile vierge, avant d en couvrir le fond entièrement en noir, il y a 39 ans. PP À considérer votre œuvre dans toute son extension, quelque chose d un sfumato vous en parlez vous-même comme du «sfumato d une existence» semble en être, sinon le prétexte, du moins le vecteur. À quel éloge s applique-t-il, celui d une disparition ou celui d une épiphanie? RO Paul Valéry affirme dans l un de ces poèmes : «On vient du zéro et on va vers le zéro.» Cette formule m apparaît comme une métaphore poétique de la philosophie dominante du néant, voire de notre époque. Il n est question à proprement parler ni de disparition, ni d épiphanie, mais d unité comme en parle Parménide pour ce que l un est une présence indestructible. En haut : OPALKA 1965/1 Détail 1 35327. Acrylique sur toile, 196 x 135 cm. En bas : OPALKA 1965/1 Détail 2389771. Détail-photographique, autoportrait, 30,5 x 24 cm.

OPALKA 1965/1, pour mémoire Tout de blanc vêtu, il est debout devant sa toile. Pinceau en main, il «sculpte» comme il disait les sept chiffres du nombre 5 607 249. Sur le fond immaculé de la toile, la peinture fraîche qu il applique est à peine visible, d autant qu il lui faudrait recharger son pinceau en matière. Il est au bout d une ligne, il décide de suspendre là pour l instant la séance de travail. Il dépose son pinceau dans un petit pot de verre. Il se retourne, dos à la toile, se saisit de la poire de son appareil photographique et se prend comme à l accoutumée en photo, plein buste. Sur un petit bout de papier, il note pour mémoire le nombre 5 607 249, le soulignant d un trait. C est fini. Il ne reviendra plus jamais devant sa toile. Roman Opalka a achevé son œuvre. Il est brusquement mort le 6 août dernier. L ensemble N des nombres entiers naturels ne connaîtra pas de suite. La somme des chiffres qui en compose le dernier nombre 5+6+0+7+2+4+9 égale 33. Opalka est un immense artiste. L un des plus grands, voire le plus grand de sa génération. En 2004, il m avait accordé un entretien dans lequel il exposait le pourquoi du choix esthétique qu il avait fait. Avec la rédaction de la revue, nous avons estimé juste de le reprendre tel qu il avait été publié. Pour mémoire. D une parfaite lucidité quant à notre rapport au temps, le peintre y parlait de la vie, de la mort et du sublime de la peinture. Du «sfumato d une existence». Roman Opalka n est plus. OPALKA 1965/1 demeure. Philippe Piguet. 11 septembre 2011 pour Art Absolument En haut : OPALKA 1965/1 Détail 3595783 3613343. Acrylique sur toile, 196 x 135 cm. En bas : OPALKA 1965/1 Détail 5447779. Détail-photographique, autoportrait, 30,5 x 24 cm.