DG/96/29 Original: français ORGANISATION DES NATIONS UNIES POUR L EDUCATION, LA SCIENCE ET LA CULTURE Discours de M. Federico Mayor Directeur général de l Organisation des Nations Unies pour l éducation, la science et la culture (UNESCO) à la cérémonie d hommage à Léopold Sédar Senghor UNESCO, 18 octobre 1996
Quel chanteur ce soir convoquera tous les Ancêtres autour de nous (...) Qui logera nos rêves sous les paupières des étoiles? C était à Paris, en juin 1942. Léopold Sédar Senghor écrivait à un frère prisonnier. Messieurs les Présidents de la République, Monsieur le Directeur général, Monsieur le Secrétaire perpétuel, Excellences, Enseignant, homme d Etat, philosophe, sage de l Afrique, paysan sérère, chantre de la négritude, théoricien du dialogue des cultures, Léopold Sédar Senghor est tout cela, et bien d autres choses encore. Mais c est d abord et avant tout le poète que j ai voulu saluer à l orée de cette cérémonie où nous l honorons pour son 90ème anniversaire. C est le poète que j invoque parce qu en lui et à travers lui parle comme jamais ce qu il y a de plus haut en l homme, qui à la fois nous fait vivre et nous dépasse. Cette seule dignité - celle de poète - aurait suffi à expliquer pourquoi c est à l UNESCO que la communauté internationale célèbre aujourd hui Senghor. Mais si nous sommes si heureux en ce jour, c est aussi parce qu avec Senghor, la voix de l Afrique a pris sa place chatoyante dans le concert des nations. L Afrique est présente tout au long de sa vie, bien sûr, et tout au long de son oeuvre - la terre africaine, le plus souvent limitée aux deux cantons de Joal et de Fimla, au royaume de Siné, aux pays hauts entre Gambie et Casamance, mais aussi l Afrique anonyme, avec son bestiaire, ses forêts, ses couleurs, ses cris, ses odeurs, son opéra fabuleux, aurait dit Rimbaud. L Afrique, avec la générosité de sa nature, la profusion de ses mythes, avec la sagesse de ses anciens, la fougue de ses jeunes, la beauté sereine et vaillante de ses femmes, et l imagination, et la joie. L Afrique, je me plais à le répéter, continent-réponse, et non continent-problème. Pionnier de l identité culturelle, Senghor a toujours cherché, cultivé, glorifié ses racines. Chez lui, la connaissance du milieu - naturel, mais aussi humain, mythique, ethnique, religieux, bref, culturel - est, véritablement, appropriation.
2 Mais s il revendique haut et fort, dans sa splendide langue adoptive, son identité africaine, ce n est jamais dans un esprit de fermeture, de crispation ou de refus de l altérité. Au contraire, sa négritude est, souligne-t-il luimême, truelle à la main - proclamée pour construire, et non pour nier, pour se définir en face de l Autre, et non contre lui. C est toujours dans l élan de l échange, quête et don, que Senghor conçoit la dynamique humaine. Il est significatif que le recueil Hosties noires, qui s ouvre sur un cri de rage, s achève sur une Prière de paix, espoir en une paix qui permettra de pardonner, d oublier les haines de naguère en associant les mains chaudes des Africains à la ceinture de mains fraternelles qui enlaceront la terre. A cette paix, Senghor a toujours contribué de toutes ses forces, car elle répond au plus profond de ses structures et de ses convictions personnelles. Aimé Césaire, son grand ami, l a écrit d une façon émouvante: Rancune? Haine? Non. C est une autre forme de dépendance. Senghor, homme-pont, homme aux multiples cultures, exemple d une synthèse universelle. C est à ce titre surtout que nous voulons aujourd hui le célébrer, car c est par la synthèse vivante que passe la gestation de notre avenir. En août 1990, j ai eu l honneur d assister à Asila à une cérémonie en hommage au Président Senghor, à qui j ai dédié les vers suivants: Elevons la voix. Nous venons sans arme Ni argent. Chaque fois, nous serons plus nombreux A dire bien fort et bien haut, Sur la place publique, En des langues multiples, En langage clair, Le nouveau poème Et notre chant montera Jusqu aux oreilles des plus puissants.
3 Monsieur le Président de la République du Sénégal, Je vous remerci d honorer de votre présence cet hommage à votre illustre prédécesseur. Je me réjouis que l Académie française - l institution la plus prestigieuse du monde en ce qui concerne la langue et la culture françaises - vous distingue par le Grand Prix de la francophonie, reconnaissant ainsi votre stature et votre audience dans l espace francophone. Permettez-moi, au nom de l UNESCO, de vous présenter mes plus vives et chaleureuses félicitations. Permettez-moi aussi, en cette occasion solennelle, d avoir une pensée émue pour un ami et un fidèle compagnon du Président Senghor: je veux parler du Président Félix Houphouët-Boigny, le Sage de l Afrique - né, je le rappelle, un 18 octobre, en l an 1905. Monsieur le Président, vous êtes unanimement respecté dans le monde comme un des pères fondateurs de la démocratie en Afrique. Le Président Houphouët-Boigny vous avait en haute estime puisqu il avait tenu à faire de vous, de son vivant, le parrain du prix qui porte son nom. Depuis 1962, vous avez été le compagnon de Léopold Sedar Senghor, dont vous avez dirigé le gouvernement pendant dix ans, avant d accéder à la magistrature suprême, en 1980. Vous avez constamment exprimé votre souci de conserver l héritage culturel et historique de l Afrique. Avec votre appui bienveillant, l UNESCO ne ménagera aucun effort en vue de permettre l inscription sur la Liste du patrimoine mondial des principaux sites historiques de Saint- Louis du Sénégal, qui a tant inspiré le poète Léopold Sedar Senghor. Monsieur le Président de la République du Mali, Vous avez, vous aussi, contribué d une façon déterminante à faire entendre la voix de l Afrique. A cet égard, permettezmoi de citer un extrait d un des poèmes de Léopold Sedar Senghor que j aime le plus: J ai tissé pour toi une chanson Et toi, tu ne m as pas entendu. Je t ai offert des fleurs sauvages. Vas-tu laisser les fleurs faner, O toi, distrait dans les choses de l éphèmère?
4 Nous ne serons pas distraits dans l éphèmère, je vous en donne l assurance, Monsieur le Président. Nous serons attentifs à l Afrique et à ses besoins. Je laisserai, pour terminer, la parole à un autre poète, lui aussi francophone, lui aussi champion du dialogue des cultures. Voici la fin du poème que Salah Stétié a dédié à Léopold Sedar Senghor: Nous serons tous demain nègres ou nous ne serons pas Nous serons tous demain blancs ou nous ne serons pas Nous serons jaunes, nous serons rouges, nous serons Ces beaux métis par l esprit et le coeur, délicieusement comblés par l arc-en-ciel Nous habiterons tous, Senghor, ta négritude A seule fin d habiter ta vastitude et la nôtre. Je vous remercie.