Louxor, Alexandrie, Paris. La longue marche de l'obélisque. Par Jean Marie Homet Archives internet du magazine: L'Histoire, février 2002

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Transcription:

Louxor, Alexandrie, Paris. La longue marche de l'obélisque. Par Jean Marie Homet Archives internet du magazine: L'Histoire, février 2002 Difficile d'imaginer la Concorde sans son obélisque. Il semble fait pour elle. Ce n'est pourtant qu'au prix d'un long et improbable périple depuis l'égypte qu'il fut dressé, en 1836, sur la place parisienne. Une statue de Louis XV, oeuvre de Bouchardon, et qui donna son premier nom à la place conçue par l'architecte Gabriel en 1753, occupa d'abord le coeur de la vaste esplanade qui s'étend entre les Tuileries et les Champs-Élysées. En 1792, le «roi à cheval» est déboulonné, remplacé par la guillotine ; l'endroit baptisé place de la Révolution. En 1795, le Directoire lui donne le beau nom de «Concorde» et l'espace redevient libre. L'Empire oriente la perspective en créant l'arc de triomphe au bout des Champs- Élysées. L'esplanade, cependant, reste déserte. C'est Louis-Philippe qui, renonçant aux statues royales trop éphémères, décide d'y dresser un vrai symbole d'éternité : l'obélisque de Louxor. Il est conseillé en ce sens par Hittorf, architecte en chef de la Ville de Paris, féru d'archéologie, et par les membres de l'académie et de l'institut. D'où vient cette idée d'un monument égyptien érigé en plein coeur de Paris? Du don fait en 1829 à la France par le souverain Méhémet Ali. Ce cadeau du vice-roi d'égypte peut surprendre. Les rives du Nil se trouvent alors dans la mouvance de l'empire ottoman. Or, en 1827, la France, alliée de l'angleterre et de la Russie, vient de battre la flotte turco-égyptienne à Navarin, en Grèce, et Charles X commence à préparer une expédition contre Alger, dépendance elle aussi d'istanbul. Pourtant, durant toutes ces années, Méhémet Ali ne cesse d'entretenir des relations chaleureuses avec la France. Certes, dans sa jeunesse, il a fait la guerre aux Français. Il a débarqué comme simple janissaire, soldat de la garde du sultan ottoman, a Aboukir en mars 1801. Il a participé à la bataille de Canope qui sonna le glas de l'expédition de Bonaparte en Égypte. Puis il s'est emparé du Caire, et, petit à petit, d'actions secrètes, calculées, en coups violents, Méhémet Ali s'est imposé en 1805 comme gouverneur de l'égypte. Durant ses campagnes, il a développé une grande admiration pour la France. Dès sa prise de pouvoir, il fait appel à des médecins, à des militaires, à des marins, à des ingénieurs, à des architectes de Napoléon pour relever et moderniser l'égypte, pour former les cadres de l'armée et de la flotte, pour construire les arsenaux et les navires, pour édifier les ponts, les routes, les canaux. L'engouement réciproque entre la France et l'égypte se prolonge bien au-delà de la chute de l'empire napoléonien1. Les missions archéologiques se succèdent. Le consul français Drovetti constitue une collection extraordinaire d'antiques... Méhémet Ali attend beaucoup de ces liens privilégiés noués avec la France : il espère en tirer profit pour se libérer de la tutelle ottomane. Il multiplie donc les signes de bonne volonté à destination de Charles X. C'est ainsi qu'en 1827 il lui fait don d'une girafe : l'animal accomplit un voyage extraordinaire à travers la Méditerranée sur un navire dont les ponts ont été découpés tout spécialement pour elle... Plus que d'une girafe, depuis Bonaparte, c'est d'un obélisque dont les savants français rêvent pour Paris. En Égypte, ces monolithes dressés vers le ciel sont devenus très rares. Au temps des pharaons, on en comptait une cinquantaine le long de la vallée du Nil. Mais ils ont été les monuments les plus recherchés par les

Romains : d'auguste à Constantin, une quarantaine ont pris la mer à destination de Rome ou de Constantinople pour être érigés au centre des cirques ou devant des édifices majeurs. Abandonnés au Moyen Age, plusieurs d'entre eux furent relevés et déplacés au XVIe siècle. Surmontés d'une croix, ils deviennent avec le pape Sixte Quint 1585-1590 un symbole éclatant de la chrétienté. Au début du XIXe, l'égypte n'en possède plus qu'une dizaine, dont les deux de Louxor, sur le site de Thèbes, et les deux «aiguilles de Cléopâtre», à Alexandrie. Le consul Drovetti, puis Mimaut, son successeur, sollicitent donc de Méhémet Ali le don d'un obélisque. Le vice-roi propose l'un de ceux d'alexandrie, de petite taille et dont l'air marin a rongé les inscriptions. Champollion, arrivé en Égypte en mars 1828, s'enthousiasme quant à lui pour ceux de Louxor. Il intervient à plusieurs reprises pour que ce soit l'un d'eux qui soit donné à la France. Un an après son arrivée, l'égyptologue obtient satisfaction. Le vice-roi écrit en effet : «Je n'ai rien fait pour la France que la France n'ait fait pour moi. Si je lui donne un débris d'une vieille civilisation, c'est en échange de la civilisation nouvelle dont elle a jeté les germes en Orient. Puisse l'obélisque de Thèbes arriver heureusement à Paris et servir éternellement de lien entre les deux villes.» Le combat de Champollion n'est pas terminé pour autant : il va falloir maintenant trouver le moyen de transporter jusqu'en France cette masse lourde de 250 tonnes et longue de 23 mètres... Le ministre de la Marine, le baron de Haussez, préconise de découper le monolithe en trois parties. Champollion s'engage de nouveau, écrit à tous les membres importants du Bureau de la marine. Et l'emporte une nouvelle fois : un navire, le Luxor, sera spécialement construit à Toulon pour transporter l'obélisque dans son intégrité. Conçu par l'ingénieur Rolland, inspecteur général du génie maritime, ce navire est un chef-d'oeuvre de technologie. Il a fallu en effet imaginer un trois-mâts qui soit capable de naviguer à la fois en Méditerranée et en Atlantique, remonter et descendre deux fleuves : le Nil jusqu'à Thèbes et la Seine jusqu'à Paris. Ce qui implique un tirant d'eau la distance entre la quille et la ligne de flottaison très faible, inférieur à deux mètres, pour franchir les hauts-fonds de Rosette, dans la branche occidentale du delta du Nil. La mâture sera démontable afin que le Luxor puisse passer sous les ponts, sa largeur inférieure à l'écart entre deux piliers. L'étrave sera amovible pour que l'obélisque soit introduit par l'avant. Enfin, le Luxor devra pouvoir s'échouer sur les rives du Nil sans perdre sa stabilité. Tenant compte de ces impératifs, l'ingénieur a décidé de donner cinq quilles à la coque. Mais, avec sa forme de parallélépipède, le navire risque de mal tenir la mer ; il sera en outre difficile à gouverner. Rolland amplifie donc le système de gouverne et prévoit du lest pour la traversée aller. La Commission marine du port de Toulon travaille d'arrache-pied avec Rolland et le personnel de l'arsenal pour achever la construction du bateau en moins d'un an. Tout le port est en ébullition, d'autant qu'on prépare en même temps l'expédition d'alger pour laquelle 300 navires sont nécessaires. Les nuits sont blanches ; on travaille à la lumière des torches. Le Luxor est achevé en août 1830. Il est placé sous le commandement du lieutenant de vaisseau Verninac Saint-Maur, tandis que l'ingénieur Le Bas est chargé des opérations terrestres. Entre-temps, le 30 juillet 1830, Louis-Philippe a remplacé Charles X sur le trône. On a craint un moment que Méhémet Ali, qui avait donné l'obélisque à ce dernier, ne se dédise. Il n'en est rien ; le cadeau est confirmé, mais la fin de l'été

n'est pas favorable au départ : les tempêtes sont alors fréquentes en Méditerranée ; surtout, le navire ne pourra remonter le Nil qu'au temps de la crue, en juillet prochain. Les mois d'attente sont occupés au choix des officiers et de l'équipage, à la formation de l'équipe d'intervention qui devra basculer et faire glisser l'obélisque sur le Luxor. Au début de l'année 1831 tout est enfin prêt : les 130 hommes sont à bord, les vivres réunis, le matériel d'abattage bien arrimé, et les cadeaux pour le vice-roi embarqués. Quelques objets choisis par l'ancien consul Drovetti et le baron Taylor : des armes, des casques, des cuirasses, des cristaux de table, des glaces étamées, deux tapis de la Savonnerie, des porcelaines de Sèvres, des pièces d'anatomie artificielles et un exemplaire richement relié de la Description de l'égypte publiée en 1810-1822, résultat des découvertes des savants français lors de l'expédition d'égypte. Le 15 avril 1831, pendant la semaine pascale, le Luxor appareille dans l'enthousiasme général. «Il est entouré d'une multitude de canots. Tous les Toulonnais sont massés sur les quais, faisant leurs adieux du geste et du mouchoir.» De la passerelle de commandement, Verninac Saint-Maur s'écrie : «Adieu France. Ne crains rien pour tes enfants! Ton génie veille sur eux ; le besoin qu'ils ont de te revoir les ramènera triomphants!» On se croirait revenu trente ans en arrière, le 19 mai 1798, au moment de l'appareillage de l' Orient transportant Bonaparte et ses savants pour l'égypte. Malgré ses formes peu marines, le Luxor tient bien la mer tant que le temps est beau. Sa navigation est connue par les journaux de bord laissés par Verninac Saint- Maur et son second De Joannis. Les deux marins y expriment la même ferveur, le même enthousiasme. Le 20 avril, le navire longe la Sicile, puis, plus au sud, l'île de Pantelleria. La mer devient mauvaise, la navigation difficile. Dépourvu d'une véritable quille, le Luxor dérive de façon inquiétante. Le capitaine comprend que, pour le voyage du retour, il devra se faire aider par un bateau à vapeur. Le 3 mai, alors que le Luxor a jeté l'ancre à Alexandrie, sous les murs du palais de Méhémet Ali, Verninac Saint-Maur envoie une lettre au ministre de la Marine Sébastiani pour demander l'assistance du Sphinx, première corvette de la marine équipée d'une machine de 160 chevaux, c'est elle qui, en 1830, avait rapporté en soixante-douze heures à la France la nouvelle de la prise d'alger. En mai, le Nil est encore au plus bas. Il reste deux bons mois avant d'envisager la remontée du fleuve. Ils sont mis à profit par Verninac pour obtenir auprès de Méhémet Ali et de son fils Ibrahim, pacha de Syrie et de La Mecque, toutes les autorisations et facilités pour recruter des indigènes, réquisitionner des embarcations, entreprendre des travaux sur les rives du fleuve. L'ingénieur Le Bas, accompagné d'un des deux chirurgiens de l'expédition, des ouvriers et d'une partie de l'équipage, prend par voie de terre la direction de Thèbes pour préparer l'obélisque. Le 11 juillet, ils arrivent devant le monument. A cette date, le Luxor a pu depuis quatre jours franchir la barre de Rosette grâce à l'arrivée de la crue. Pour la première fois un trois-mâts se lance sur le Nil. Les foules se précipitent sur les berges pour voir passer cette «mosquée flottante». A Fouad, où il mouille le premier soir, le Luxor est acclamé par tous les villageois. «Le 8 juillet, le drapeau tricolore est hissé au milieu des cris d'enthousiasme venus des deux rives.» Le 13 juillet, le navire est au Caire, où il fait une forte impression. Les membres de l'équipage sont invités dans les riches familles de la ville. Verninac

passe d'une réception à l'autre. On organise pour les officiers la fameuse «danse de l'abeille» au cours de laquelle la danseuse, à la recherche d'une abeille supposée introduite dans ses vêtements, se dénude complètement. Le commandant est scandalisé. Il écrit dans son journal : «Est-il croyable qu'il y ait un lieu sur la terre où les moeurs soient telles qu'un pareil spectacle puisse être supporté sans danger par les dames qui assistent?» Son second au contraire se réjouit de ce spectacle. Le 19 juillet, le voyage reprend, lentement. Le 14 août 1831, miracle : dans la douce lumière du soleil couchant, les colonnades, les murailles, les pylônes, les obélisques de Louxor apparaissent enfin à l'équipage médusé. Le navire mouille. Les officiers et quelques hommes gagnent la rive. L'émotion est intense. La nuit tombe, noire. Les hommes ne pouvant plus distinguer le monument, «ils en font le tour, ils le palpent de la main». A l'aube ils regagnent le navire. Le Luxor jette l'ancre dans un petit canal, perpendiculaire à la rive du Nil, creusé par Le Bas et ses ouvriers. Bientôt les eaux du fleuve baisseront et le Luxor se retrouvera au sec en face de l'obélisque. L'équipage est épuisé par le voyage et la chaleur. Pourtant, il reste à accomplir un travail considérable. Dès que le navire sera à sec, il faudra démonter son étrave. Puis, pour éviter le dessèchement, le bois de la coque devra être protégé de nattes et mouillé au moins deux fois par jour. A terre, il faut réaliser un chemin incliné, parfaitement nivelé, en pente douce, de l'obélisque jusqu'au bateau. A cet effet, une trentaine de petites maisons indigènes sont détruites, leurs occupants dédommagés et relogés. Enfin l'obélisque doit être emmailloté, avant que soit mis en place l'appareil de 30 mètres de haut, conçu par Le Bas, pour permettre l'abattage du monolithe. Et voilà que le 20 août le choléra fait son apparition dans la région. Les deux chirurgiens du bord édifient un hôpital de fortune dans la colonnade antique. Ils y soignent les matelots atteints, une quinzaine, tous rescapés, et les 800 habitants du village, dont beaucoup meurent malgré tout. En dépit de l'épidémie, des terribles migraines, des nombreux cas d'ophtalmie et de dysenterie, l'équipage accomplit en trois mois un travail exceptionnel. C'est le 31 octobre 1831, par une chaleur de 33 C à l'ombre, que l'opération d'abattage est réalisée : il y faut moins d'une demi-heure. Plus d'un mois sera en revanche nécessaire pour déplacer le monument, couché, entouré de linges, jusqu'à l'avant du navire. Le 15 décembre 1832, l'obélisque, entraîné par un ensemble de cabestans, glisse à l'intérieur de la cale du Luxor. Pour Noël l'étrave est remontée. Il faut maintenant attendre la crue du Nil : huit longs mois que les marins occupent en plantant et en cultivant de petits jardins, en entreprenant des excursions jusqu'en Nubie, en organisant des parties de chasse. Quant à Verninac, il prépare le voyage de retour : il étudie les routes, les escales, il envoie des rapports au ministère de la Marine, il part une fois encore reconnaître le cours du Nil. La crue de 1832 est tardive. Ce n'est que le 18 août, presque un an jour pour jour après l'arrivée à Louxor, que la hauteur d'eau est suffisante pour l'appareillage. La descente vers la mer est une longue épreuve : le Luxor s'échoue à plusieurs reprises, perd ses ancres ; les voiles se déchirent. Le 20 septembre, enfin, les mosquées du Caire sont en vue et, à la fin du mois, le Luxor arrive à Rosette. Mais les eaux du fleuve ont déjà baissé : impossible de franchir la barre qui sépare le Nil de la Méditteranée. L'équipage ne se résigne pas. Il découvre finalement dans une

des branches du delta un petit passage large de 40 mètres et profond de 2,40 mètres qui permet d'accéder à la mer. Le 1er janvier 1833 à midi le Luxor retrouve les eaux de la Méditerranée. Il gagne Alexandrie accompagné du Sphinx. Là, il faut encore attendre. Les tempêtes succèdent aux tempêtes. Ce n'est que le 1er avril 1833 que le Luxor à la remorque du Sphinx peut se mettre en route. Comme le vapeur a besoin de charbon, on escale à Rhodes et à Corfou. Le 4 mai, l'etna est en vue, le détroit de Messine est franchi dans la brume. Le 9 mai, le cap Corse est doublé. Dans la nuit du 10 au 11 mai 1833, le Luxor se présente en rade de Toulon quittée deux ans et vingt-cinq jours plus tôt. Les 120 membres de l'équipage sont sur le pont, 10 sont morts, les uns de maladie, les autres d'accidents. Après ce long séjour en Égypte, la règle de la quarantaine s'applique ; elle sera néanmoins réduite à vingt-cinq jours. C'est à ce moment-là que Verninac apprend la mort de Champollion survenue en 1832. Le 22 juin, par un grand beau temps, les deux navires reprennent la mer pour Paris via Gibraltar et Cherbourg, qui est atteint le 12 août. Une surprise y attend l'équipage : Louis-Philippe s'est déplacé pour l'accueillir, pour remettre personnellement la Légion d'honneur aux officiers et leur annoncer une promotion dans la marine. A bord, le roi se fait raconter les exploits de l'expédition. Celle-ci se poursuit après un mois de fêtes. Abordant l'estuaire de la Seine, l'équipage craint le franchissement du mascaret, forte vague qui remonte le fleuve à grande vitesse lorsque la marée montante rencontre le courant descendant du cours d'eau. Il promet d'offrir un exvoto à l'église de Quillebeuf, dans l'eure, en cas de réussite : aujourd'hui encore cette petite église normande possède de magnifiques modèles réduits du Luxor et du Sphinx, déposés en reconnaissance dans la nef de la collégiale. Arrivé le 14 septembre à Rouen, le navire est démâté pour passer sous les ponts, son tirant d'eau réduit au minimum en débarquant tous les objets inutiles. La Seine est très basse ; il faut attendre le 11 décembre pour se remettre en route, en profitant d'une légère crue du fleuve. Le Luxor ressemble alors à une immense péniche. Il est tiré par seize chevaux de halage fournis par une vieille famille parlementaire normande, les Maillet du Boullay. Enfin, le 23 décembre 1833, vers une heure de l'après-midi, les Parisiens massés sur le pont de la Concorde, le quai d'orsay et les quais de la rive droite aperçoivent le Luxor : «L'obélisque est à Paris!» Le roi, les parlementaires, les membres de l'institut et de l'académie, la foule se précipitent au-devant du bateau. Dans son enthousiasme, l'illustre Geoffroy Saint-Hilaire, doyen du Muséum, qui avait accompagné Bonaparte en Égypte en 1798, tombe dans la Seine! Ce vénérable vieillard, ceint de son épée, revêtu de son habit d'académicien, est sauvé par un matelot du Luxor et réconforté par le chirurgien du bord. Mais l'épopée est loin d'être achevée : elle va durer encore trois ans! Il faut à nouveau construire une cale d'échouage perpendiculaire à la rive de la Seine, y amarrer le navire pour qu'il puisse s'assécher, préparer un chemin de glissement du navire au centre de la Concorde, démonter l'étrave du navire, sortir l'obélisque... Quant au Luxor, une fois remis en état de naviguer, il est chargé d'aller près de Brest chercher un bloc de granit utilisé comme piédestal pour le monument. Certes l'obélisque en possède déjà un, mais orné de babouins dressés, en érection face au

soleil levant. Jugé trop indécent, il rejoint les réserves du Louvre... Le Luxor retrouve sa mâture à Rouen, reprend la mer et gagne sa nouvelle destination. Pour que le bloc de granit soit prêt à temps, l'évêque de Quimper accorde aux ouvriers le droit de travailler le dimanche, pourvu qu'ils assistent à la messe célébrée sur le site de la carrière. Le 1er août 1836 le piédestal est prêt pour accueillir l'obélisque. Celui-ci repose en attendant sur un ber, charpente qui supporte habituellement un navire en construction jusqu'à son lancement. Un dispositif de levage avec mâts, bigues, palans de traction, chaînes de retenue est mis en place. Le 25 octobre 1836, l'érection a lieu. L'ingénieur Le Bas, qui dirige les opérations, en a laissé un récit circonstancié. «Dès le matin plus de 200000 spectateurs répandus sur la place de la Concorde, à toutes les issues sur les terrasses des Tuileries, dans l'avenue des Champs-Élysées attendaient avec une avide curiosité l'érection de l'obélisque. Depuis huit jours elle était annoncée et il semblait que toute la population parisienne voulût assister au dernier acte du drame commencé trois ans auparavant sur les ruines de la Thébaïde.» Le Bas redoute jusqu'au dernier moment une «terrible péripétie», en particulier la rupture d'un cordage pouvant entraîner l'effondrement du monument, sa destruction et la mort de plusieurs centaines d'hommes. En effet, ce sont plus de 300 soldats et marins qui ont en charge de tirer sur les cabestans, assistés pour la première fois d'une petite machine à vapeur. La foule est silencieuse. Le temps sombre. Avant de commencer les opérations de levage, on place au centre du piédestal une boîte de cèdre contenant des monnaies d'or et d'argent et une inscription portant les noms du roi, du ministre de la Marine et de l'ingénieur Le Bas. A 11 h 30, les artilleurs commencent leur marche circulaire et cadencée pour entraîner les treuils. L'obélisque quitte son ber. A 12 heures, le roi, la reine et toute la famille royale arrivent aux fenêtres du ministère de la Marine pour assister à l'événement. Dans un silence oppressant, l'obélisque commence à s'élever vers le ciel. Soudain, un bruit dans les cordes. On craint le pire. Selon la vieille tradition maritime, on mouille les cordages et les bois pour les rendre moins cassants. Et le monument reprend son ascension vers le ciel. A 15 h 12, l'obélisque haut de 23 mètres, lourd de 250 tonnes point son sommet vers le zénith. Ce soir-là, la foule ne quitte pas la place qui reste illuminée toute la nuit. L'histoire de l'obélisque ne s'est pas terminée avec son érection sur la place de la Concorde. Depuis quelques années, le monument connaît un regain d'intérêt. Le président François Mitterrand a achevé de «pharaoniser» le grand axe qui va du Louvre à la place de l'étoile grâce à la fameuse pyramide de l'architecte Pei. Enfin, en 1999, l'obélisque a retrouvé, trente-cinq siècles après, une coiffe dorée : son beau pyramidion. Le jumelage de Paris et de Louxor est assuré pour l'éternité, le voeu de Méhémet Ali, accompli.