Alice Ramazzotti Les Yeux sont le miroir de l âme 2
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C avait toujours su qu elle était différente des autres Elle était assise sur un banc avec vue sur le lac. Par ce jour d hiver, l eau glaciale fouettait les rochers le délimitant. Elle était paisible, assise sur ce banc, regardant au loin Mais elle ne voyait pas le lac, elle regardait avec attention les enfants jouant près des rochers. Trop près des rochers. Elle aurait voulu avertir les parents de ces enfants : Attention! Ils risquent de tomber dans le lac! Mais elle ne le fît pas. Elle avait déjà servi son rôle dans sa vie. Elle repensait maintenant à tous les moments marquants de sa vie Tout commença lors de son entrée à l école primaire. Elle s en rappelle si bien Malheureusement les anciennes cicatrices ne guérissent que partiellement. Elle tremble encore, envahie par ses troublants souvenirs. Tous les autres enfants s amusaient et riaient dans la cour, mais elle restait assise, toujours sur le même banc. Elle n aimait pas les changements. Elle connaissait bien ce banc, elle l aimait bien. Il était parsemé de griffures, de cicatrices. Le bois maintenant mort et usé restait passif, se faisait 2 3
écorcher par les enfants de l école. Lui aussi souffrait la vie. Elle observait ses meurtriers, mais elle n était pas présente. Elle voyageait dans son esprit. Parfois, elle s imaginait une existence dans un monde parallèle, avec des personnages la comprenant réellement, car dans cette vie elle se retrouvait trop souvent incomprise. La pensée de ce monde utopique lui évoquait un sentiment se rapprochant au bonheur. C est pour cela qu elle se réfugiait dans les livres. Elle y trouvait réconfort, elle pouvait les lire et les relire, l histoire ne changeait jamais! Tout y était si parfait, un monde si parfait ignoré par la plupart des autres Son jardin secret devenait pour elle une bulle protectrice où elle s isolait pour se libérer de ce monde inconfortable Mais malgré cette magnifique bulle et pour faire plaisir à ses parents qui s inquiétaient pour elle, C essaya de s intégrer dans le quotidien sans succès évidemment. Elle tenta d aller jouer avec les autres. Elle courut se cacher derrière un arbre, mais elle tomba et les racines lui écorchèrent le bras. Elle essaya de jouer aux billes, mais elle les perdit toutes en une partie. Les autres changeaient les règles du jeu à leur faveur et pensaient qu elle ne le remarquerait pas! Si C ne répondait pas, c était pour ne pas s abaisser à leur niveau de stupidité. Elle valait mieux, ou peut-être pas Elle essaya de leur parler, mais les mots restaient muets, coincés au fond de sa gorge, inexprimés. Comme si elle suffoquait lorsqu elle voulait créer un n importe quel gémissement. Non seulement elle aurait voulut leur parler, mais elle aurait voulu crier! Crier, crier, crier Mais de sa gorge, aucun son ne s échappa. 42
Resterait-elle donc toujours mise à l écart? C s émerveillait face à la naïveté de ses parents qui croyaient réellement que la situation s améliorerait un jour. Donne leur du temps, essaye de t intéresser plus à eux, fais plus d efforts Ah! Ces phrases que les parents nous disent d un ton réconfortant à chaque malheur! Pour C, son destin était écrit : elle ne serait jamais comme les autres. Elle ne serait jamais entendue. Mais par un beau jour d été, une autre fille s avança vers elle, et après avoir lancé quelques regards appréhensifs vers les autres elle lui demanda timidement de jouer. Après une légère hésitation, C fit d un hochement de tête : l idée de posséder une amie était trop belle pour la renier. Mais lorsqu elle accepta, un froid pressentiment envahit son corps et elle sut subitement que cette fille marquerait à jamais sa vie. Non, pas elle, ses yeux! Ses yeux bleus, beaux, merveilleux. Ce jour là elle découvrit une autre partie cachée de sa personnalité. Elle connut plus profondément la fille aux yeux bleus, elle s appelait S. Elle serait sa meilleure amie jusqu au jour où elle trahirait C pour être aimée par plus de personnes. Simplement. Durant des années, les deux restaient inséparables. Je t aime, dit S. Je t aime aussi, dit C. Mais C. voyait malgré les sourires de son amie, une ombre cachée, dissimulée dans ses sombres yeux bleus maintenant virant au gris. Alors à cause d un vain instinct de survie, elle fit tout ce qu elle pu pour ne pas perdre S, la seule personne à qui elle tenait vraiment. Elle s y attachait comme à une bouée de sauvetage, l empêchant de couler dans les eaux noires du lac. Elle redouble les weekends ensemble, refuse de se lier à d autres 2 5
personnes pour lui montrer sa loyauté (et oui, sa fidélité s apparente souvent à celle d un chien pour son maître), mais rien ne changea son terrible destin. Et un jour d hiver, alors que le gel se faisait sentir, S s approcha lentement de C. La jeune fille sentit ses mains s engourdir et le froid envahir ses membres. Elle frissonnait maintenant. Alors que S lui parlait, le froid se fit plus intense. Ses veines devinrent des fleuves gelés. Je suis désolée, dit S, Je suis désolée mais C sentit son cœur se refroidir. S posa sa main sur celle de C. C sentit la faible chaleur qu elle lui apportait et la saisit. Un frisson d espoir prit le contrôle dans sa tête. Ne me laisse pas S. C pensa ressentir des fissures écorcher son cœur. Elle la regarda, une larme de glace lui brula la joue. Je suis désolée répéta S. Puis elle se retourna et disparut dans le brouillard de l hiver et quitta abruptement la vie de C la laissant seule, sur son banc. Les deux êtres restèrent figés, oubliés. Et le cœur de C se gela. Il devint une statue de glace, marqué par cette première cicatrice du don que l on appelle couramment la vie. Et la solitude recommença. C vit l hiver et le printemps et l été et l automne et l hiver encore. Elle vit le temps s écouler à une vitesse tantôt rapide et tantôt lente. Le temps s accélérait brusquement lorsque l école et le supplice terminaient. Mais reprenait son cours avec un pas bien veillant lorsqu ils recommençaient Étrangement Sa vie serait elle donc une éternelle souffrance? De nouveau, elle 62