La Princesse de Clèves : cours complet. Généralités sur le roman (utile à connaître pour bien aborder le texte)

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La Princesse de Clèves : cours complet Généralités sur le roman (utile à connaître pour bien aborder le texte) Ce court récit est considéré comme le premier roman d analyse de la littérature française et, d une certaine façon, en constitue l archétype (une sorte de modèle). Rompant pour une part avec la tradition des romans précieux et leurs intrigues à tiroirs peu vraisemblables, Madame de La Fayette choisit un cadre référentiel précis et clairement identifié (règne d Henri II) ; elle développe une étude de mœurs mettant au jour les usages, les codes, le langage d une société donnée proche du monde de ses lecteurs ; resserre et dépouille l action principale autour de trois figures centrales (Madame de Clèves, Monsieur de Clèves, Monsieur de Nemours) et sonde la psychologie de ses personnages. Comme la langue, la sobriété dans la conduite du récit est toute classique tandis que les thèmes abordés sont proches de ceux du tragédien Racine que nous étudierons plus tard dans l année : la passion, la jalousie, le renoncement, traités à travers le prisme d une société qui, de plus en plus, régit les consciences, les bride ou les domestique. Son œuvre est ainsi un reflet intéressant des évolutions du temps. Le monde humain que Madame de La Fayette observe est enfermé dans les barrières rigides de la monarchie où les grands du royaume sont réduits à l oisiveté. En cela, la cour d Henri II n est pas si éloignée de celle de Louis XIV. Cette société vit en vase clos et se trouve observée par l œil clinique des écrivains moralistes dont Madame de La Fayette fait partie. On cherche à pointer, derrière la façade et les hypocrisies du «divertissement» (au sens de tout ce qui nous détourne), la vérité c est-à-dire la faiblesse du cœur humain. Le renoncement à l amour pourtant sincère, au dénouement du roman, est à interpréter à la lumière des valeurs chrétiennes qui fondent la morale des élites du temps. Renoncer au vertige de la passion, c est se mettre en quête du «repos» de l âme ; c est, par le sacrifice, se tourner vers l essentiel, vers un possible salut, vers Dieu. Ce choix du «désert», on le retrouve par exemple chez Alceste, à la fin du Misanthrope de Molière. Résumé du roman de Madame de La Fayette Voir sur le site (lien PDF)

FICHE TEXTE NOM ET DATES DE L AUTEUR : Madame de La Fayette (1634 1693 / XVIIe). TITRE ET DATE DE L ŒUVRE : LA PRINCESSE DE CLÈVES (1678). GENRE DE L ŒUVRE : Roman d analyse (le premier dans l histoire de la littérature française). COURANT LITTERAIRE : Classicisme c est-à-dire un courant privilégiant, en art, le souci de la mesure, de l équilibre et de la vraisemblance. Pour le roman, c est la sobriété des intrigues et leur ancrage dans un passé récent qui prévalent. La Princesse de Clèves, roman très court dont l action est située au XVIe siècle sous le règne d Henri II, se constitue en modèle du genre. SITUATION DU PASSAGE DANS L ŒUVRE ET SUJET : le texte est situé dans la première partie du roman. Un bal est organisé à la cour d Henri II en l honneur de fiançailles (Duc de Lorraine). Il correspond à la première rencontre entre Madame de Clèves et Monsieur de Nemours. C est au cours de ce bal qu ils tombent mutuellement amoureux. ORGANISATION DU PASSAGE : Le passage s organise en quatre temps principaux. Le premier paragraphe correspond au lancement du bal et à l arrivée remarquée de Monsieur de Nemours. À la demande du roi, les deux protagonistes dansent ensemble (début du deuxième paragraphe), puis un échange a lieu avec le roi et les reines au sujet de leurs identités réciproques. Enfin, avec les quatre dernières lignes le bal reprend mais le coup de foudre a eu lieu. CENTRES D INTÉRÊT : le topos de la scène de bal doublé du topos de la rencontre amoureuse. Le caractère exceptionnel des deux protagonistes. Le rôle joué par l assistance et notamment les grands du royaume. PROBLEMATIQUE OU PROJET DE LECTURE : Plusieurs sont possibles. Comment est traitée cette scène de première rencontre (problématique très générale)? Comment apparaît le caractère exceptionnel des protagonistes dans cette scène (problématique centrée sur les personnages)? Étudiez le jeu des regards dans cette scène (plus spécifique et plus dirigiste). En quoi peut-on dire que cette scène annonce le caractère fatal de la relation amoureuse et le destin tragique de ses protagonistes (plus complet)? Les axes choisis (deux ou trois pour une bonne lecture analytique) dépendront de la question posée. Ici, on peut proposer : AXES 1 : Une description élogieuse et pourtant peu précise de deux êtres d exception. AXE 2 : Le rôle de l entourage. AXES 3 : Un coup de foudre fatal. ÉLÉMENTS DE CONCLUSION EN LIEN AVEC LA PROBLEMATIQUE : Voir mon cours.

Analyse détaillée du texte Introduction La Princesse de Clèves, œuvre de Madame de Lafayette publiée en 1678, est un roman de l époque classique (XVIIe siècle) considéré comme le premier grand modèle du roman d analyse. Les péripéties sont relativement peu nombreuses. L auteur(e) cherche essentiellement à creuser l analyse des sentiments et des comportements qu elle prêtent à ses personnages placés dans un cadre donné, proche de celui de ses lecteurs : le monde de la cour sous le règne d Henri II (XVIe siècle). Le passage étudié se situe dans la première partie du roman. Un bal est organisé à la cour d Henri II en l honneur de fiançailles du Duc de Lorraine. Il correspond à la première rencontre entre Madame de Clèves et Monsieur de Nemours. C est au cours de ce bal qu ils tombent mutuellement amoureux. Lecture Problématique Le passage correspond à un double topos que nous allons étudier : la scène de bal doublée de la scène de première rencontre amoureuse. Nous allons en examiner les composantes en nous intéressant successivement à la caractérisation des personnages principaux, au rôle joué par les témoins de la rencontre et à la prédestination tragique de ce coup de foudre. Analyse Axe 1 : Une description élogieuse et pourtant peu précise de deux êtres d exception. L évocation des deux protagonistes, dans ce roman classique, n est pas véritablement précise. On ne trouve pas de portrait physique de Madame de Clèves ou de Monsieur de Nemours ; aucune indication sur la taille, l allure, les traits du visage, la couleur des yeux ou des cheveux par exemple. La narratrice privilégie plutôt des formules générales se référant au physique ou au vêtement sans pour autant détailler : «le lui avait dépeint d une sorte», «sa beauté», «Ce prince était fait d une sorte», «l air brillant qui était dans sa personne», «se parer», «sa parure», «le soin qu il avait mis à se parer». On remarque pourtant l importance du champ lexical du regard («voir», «chercher des yeux», aux yeux»). Il indique que l aspect extérieur et la séduction physique sont exceptionnels et jouent un rôle essentiel dans la rencontre. Le récit s attache ainsi à exprimer la séduction qu exercent les deux héros en insistant sur l effet qu ils

produisent. C est la phase de «l effet» dont parle Jean Rousset dans son étude du topos ; elle concerne chacun des protagonistes mais aussi l assistance, saisie d admiration : «Quand ils commencèrent à danser, il s éleva un murmure de louanges». On remarque par ailleurs certaines tournures passives qui montrent que les personnages ne sont pas entièrement maîtres de leurs émotions : «il était difficile de n être pas surprise de», «M. de Nemours fut tellement surpris de». D autres phrases sont à la tournure négative et restrictive : «Il ne put s empêcher de donner des marques de son admiration», «il ne put admirer que Mme de Clèves.» Le verbe «pouvoir» à la tournure négative montre bien que les personnages ne dominent pas leurs sentiments. C est un effet de sidération. Nous sommes donc dans une situation d extrême intensité car les deux personnages sont hors normes. Le texte est très riche aussi en tournures superlatives : «ce qu il y avait de mieux fait et de plus agréable» et en intensifs : «tout le monde» «tant de fois», «tellement», «augmentait encore», etc. Madame de Clèves et Monsieur de Nemours sont des êtres d exception. Bien que non détaillée, leur beauté est constamment mentionnée, elle est un objet d admiration qui ne laisse pas l assistance indifférente. AXE 2 : Le rôle déclencheur de l entourage. Dans cette scène, le rôle de l entourage est très important. Leur couple est légitimé par le public qui assiste à la rencontre et surtout par le roi qui, en quelque sorte, «programme» et encourage la rencontre. Dans les premières lignes, la narratrice évoque la beauté de Mme de Clèves («Lorsqu elle arriva, l on admira sa beauté et sa parure.») avant que ne commence le bal. L héroïne danse alors avec M. de Guise. Mais l arrivée de M. de Nemours rompt ce premier équilibre. Le décalage dans le temps (il arrive alors que le bal a déjà commencé) et le bruit («un assez grand bruit») le font remarquer alors même que Mme de Clèves, qui ne l a pas encore vu, cherche, après M.de Guise, un autre danseur : «Madame de Clèves acheva de danser ; et, pendant qu elle cherchait des yeux quelqu un qu elle avait dessein de prendre.» C est donc l intervention du roi qui décide de la rencontre : «le roi lui cria de prendre celui qui arrivait.» Cette phrase, au discours indirect, déclenche en quelque sorte l action. Elle est suivie immédiatement par le motif du premier regard : «Elle se tourna, et vit un homme qu elle crut d abord ne pouvoir être que M. de Nemours». Nous reviendrons dans la partie suivante sur ce motif. La danse des deux protagonistes voulue donc par le roi soulève, on l a dit, un murmure d admiration : «Quand ils commencèrent à danser, il s éleva dans la salle un murmure de louanges.» Dans ce passage, la narratrice privilégie le point de vue de l assistance. La princesse de Clèves et le duc de Nemours sont sous le feu des regards et impressionnent par leur beauté.

La danse est aussi commentée par le roi et les reines dont la narratrice évoque l étonnement avec un passage en paroles narrativisées : ils «se souvinrent qu ils ne s étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître.» C est ainsi que naturellement le roi et son entourage, après avoir voulu le rapprochement des protagonistes par la danse (muette), les rapprochent par un échange verbal. C est le passage au style indirect, un trilogue entre Madame la Dauphine, Monsieur de Nemours et Mme de Clèves. Dans ce dialogue, à noter que les deux protagonistes échangent indirectement entre eux en répondant aux questions de Madame la Dauphine ; c est une question de décence. De quoi est-il question? De la connaissance qu ils ont ou non de l identité de chacun. Comme le pense le roi et les reines, sans se connaître, ils se reconnaissent car leur réputation de beauté et de mérite les a en quelque sorte précédés. En insistant sur ce point : «Je crois, dit madame la dauphine, qu elle le sait aussi bien que vous savez le sien.» / «et il y a même quelque chose d obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l avoir jamais vu.», Madame la Dauphine impose son point de vue et accorde au couple sa qualité d exception. Sans qu ils se soient directement parlé, cette scène de premier regard et de rencontre met donc en place un premier échange entre les protagonistes. On va le voir, il constitue le point de départ d un véritable engrenage, comme l explique Jean Rousset dans son étude. Le statut de femme mariée de Mme de Clèves devrait en principe tenir éloignés les deux personnages. Mais le «franchissement» de cette frontière (Rousset encore) est permis par l attitude de assistance, du roi et de son entourage. La rencontre est encouragée car, aux yeux de tous, elle s impose entre deux êtres d exception. Les personnages de l âge classique sont des individus sociaux, constamment placés sous le regard d autrui et comme sur «scène» dans «le grand théâtre du monde». Le «couple» d exception qu ils forment suscite l approbation admirative de tous et participe de la qualité de la cour elle-même. Mais la situation porte en germe ce qui condamnera leur amour naissant : la raison, qui est l autre nom du poids du regard social, doit imposer sa loi à la passion. Ces deux êtres que tout devrait rapprocher n ont pas le droit de s aimer. Voilà pourquoi, dès cette première scène de rencontre, la fatalité est en marche. Axe 3 : une prédestination tragique Le motif du regard, très présent dans le texte, souligne les étapes de la rencontre amoureuse, mettant en évidence la réciprocité des effets et l engrenage fatal où sont engagés les personnages. La narratrice, pour souligner la réciprocité, va alterner les points de vue en privilégiant la focalisation interne. Au début du texte, c est d abord le point de vue de Mme de Clèves qui domine : elle cherche du regard (un nouveau danseur), puis elle «se tourna», «vit» et «crut». Nous avons là un premier enchaînement de verbes de perception au passé simple. La fin du premier paragraphe établit par ailleurs un parallèle, lorsque la narratrice opte pour la focalisation zéro (vue d ensemble et englobante) : «Ce prince était fait d une sorte qu il était difficile de n être pas surprise de le voir, quand on ne l avait jamais vu ; ( )

mais il était difficile aussi de voir madame de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement.» La similitude entre les deux personnages semble indiquer qu ils sont destinés l un à l autre. Enfin, c est le point de vue de M. de Nemours qui est mis en avant (retour à la focalisation interne) : il «fut surpris», «il ne put s empêcher de donner des marques de son admiration» ainsi que celui de l assistance, comme nous l avons vu plus haut. La scène est présentée comme un moment décisif, riche de conséquences. Comme l explique Jean Rousset, «l événement raconté est à la fois inaugural et causal.» La scène «pose un commencement et détermine des choix qui retentiront sur l avenir du récit et sur celui des personnages ; ceux-ci la subissent le plus souvent comme un ouragan et une rupture ( ) ils l éprouvent toujours (du moins l un d entre eux) comme une naissance et comme un engagement qui les entraine malgré eux.» Dans La Princesse de Clèves, la prédestination tragique se manifeste dans une variante du motif du premier regard : celui de la reconnaissance. L intérêt particulier de la situation réside alors dans le paradoxe. Mme de Clèves et M. de Nemours ne se sont jamais vus mais se reconnaissent! Le mot est d ailleurs employé par M. de Nemours au cours de l échange avec la Dauphine : «Madame de Clèves n a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j ai pour la reconnaître, je voudrais bien que votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom.» Comme on l a dit plus haut, les personnages sont précédés par leur réputation. Il n est pas nécessaire de les présenter l un à l autre, si ce n est par le biais d un échange mondain soumis à la bienséance. La rencontre amoureuse, au delà de la rencontre mondaine, semble, elle, voulue par le destin. Cette idée est rendue sensible par la remarque de M. de Nemours : «je n ai pas d incertitude (sur l identité de ma cavalière)» et par la phrase clé du premier paragraphe : «Elle se tourna, et vit un homme qu elle crut d abord ne pouvoir être que M. de Nemours». La restriction «ne que» dit l exception. Au-delà de la perception visuelle, c est donc comme un regard intérieur qui semble guider les héros l un vers l autre. L intervention du roi ne fait que faciliter ce qui relève d une sorte de prédestination mystérieuse qui réunit les deux êtres «victimes» du coup de foudre fatal. Conclusion Première rencontre, coup de foudre, scène de bal, scène d aveu, scène de jalousie, scène de rupture, etc. La Princesse de Clèves offre une sorte de réservoir de situations et de topos que déclinera à l infini la production romanesque. Ici, à la fois scène de première rencontre, de coup de foudre et de bal. À noter l importance du regard dans cette scène. Le lecteur est à la fois placé dans la position des spectateurs, témoins de la rencontre, dans la position de Madame de Clèves et dans la position de Monsieur de Nemours (alternance). La narration ne donne pas accès directement aux sentiments des

personnages mais on peut les deviner. La surprise de Madame de Clèves est visible par tous ceux qui la regardent au moment de la «première vue». On remarque également que l étonnement qui frappe les deux protagonistes est aussi celui des spectateurs. Enfin, la dernière phrase du passage («mais, de tout le soir, il ne put admirer que madame de Clèves) montre par le restrictif «que» le caractère exclusif de la passion en train de naître. Tension évidente entre surprise et reconnaissance qui annonce le caractère fatal de cet amour, sa prédestination tragique. Abondance du lexique du regard, de la surprise, de l étonnement. Alors qu ils ne se sont encore jamais vus, la reconnaissance a lieu en raison des propos tenus à la cour sur chacun des deux protagonistes. C est la volonté du roi qui les amène à se rapprocher ; c est l assistance qui consacre la beauté du couple dansant qu il forme ; et c est la reine qui souligne encore l exceptionnalité de leur rencontre. Comme «parrainée» par la cour, cette rencontre ne pourra cependant aboutir au bonheur. La Princesse de Clèves est à la fois un roman sur la passion et sur le renoncement.