Faut-il supprimer la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes?



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Transcription:

Centre d Études Supérieures de la Marine Faut-il supprimer la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes? Juliette DECOLLAND Master de droit Lauréate du prix Daveluy 2011 cesm.etudes@marine.defense.gouv.fr

Faculté de Droit Faut-il supprimer la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes? Mémoire pour le Master 2 «Droit et sécurité des activités maritimes et océaniques» Présenté par Juliette DECOLLAND Soutenu le 9 septembre 2011 Sous la direction de Monsieur Arnaud MONTAS Année 2010-2011

Les opinions exprimées dans ce mémoire sont propres à leur auteur et n engagent pas l Université de Nantes. 2

REMERCIEMENTS Je souhaiterais chaleureusement remercier Maître Luc Piéto, ainsi que Messieurs Arnaud Montas et Patrick Chaumette pour leurs précieux conseils. 3

TABLE DES SIGLES ET ABRÉVIA TI ONS CA : Cour d appel CC : Conseil constitutionnel Cass. : Cour de cassation Civ. 1 ère : Cour de cassation, 1 ère chambre civile Ch. Mixte : Cour de cassation, chambre mixte Com. : Cour de cassation, chambre commerciale Crim : Cour de cassation, chambre criminelle D : recueil Dalloz DMF : revue du Droit Maritime Français DTS : droit de tirage spécial JO : Journal Officiel de la République Française JCP : Juris-Classeur périodique Lebon : recueil Lebon OMI : Organisation Maritime Internationale TC : Tribunal de commerce REDE : Revue Européenne de Droit de l Environnement RCA : Responsabilité civile et assurances RTD Civ. : Revue Trimestrielle de droit civil Soc. : Cour de cassation, chambre sociale 4

SOMM AIRE INTRODUCTION...6 PARTIE I : RESTREINDRE LE CHAMP D APPLICATION DE LA LIMITATION DE RESPONSABILITE... 17 TITRE I: RESTREINDRE LE CHAMP D APPLICATION DE LA LIMITATION DE RESPONSABILITE A L AUNE DU RISQUE MARITIME... 18 Chapitre 1 : Une limitation de la réparation fondée sur le risque de mer couru par le navire.... 18 Chapitre 2 : Persistance injustifiée du droit à limitation en l absence de risque maritime.... 28 TITRE II : RESTREINDRE LE CHAMP D APPLICATION DE LA LIMITATION DE RESPONSABILITE A L AUNE DE L INTERET GENERAL... 37 Chapitre 1 : Une limitation de la réparation justifiée par le caractère d intérêt général des activités maritimes... 37 Chapitre 2 : Persistance injustifiée du droit à limitation en présence d un intérêt supérieur ou exclusif de l intérêt général.... 46 PARTIE II : PARVENIR A UNE MEILLEURE REPARTITION DU RISQUE MARITIME... 53 TITRE 1 : LE DESAVEU D UN SYSTEME INEGALITAIRE DE LIMITATION... 53 Chapitre 1 : Une répartition déséquilibrée du risque de mer... 54 Chapitre 2 : Tentatives jurisprudentielles de neutralisation du système.... 58 TITRE 2 ESQUISSE D UNE NOUVELLE REPARTITION DU RISQUE MARITIME... 63 Chapitre 1 : Assurer la responsabilité en matière de créances maritimes.... 63 Chapitre 2 : Refondre l instrument de mesure de la limitation... 67 CONCLUSION GENERALE... 71 BIBLIOGRAPHIE... 72 ANNEXES... 76 1. CONVENTION DU 19 NOVEMBRE 1976 SUR LA LIMITATION DE RESPONSABILITE EN MATIERE DE CREANCES MARITIMES... 77 2. PROTOCOLE MODIFICATIF DU 2 MAI 1996... 90 3. TABLEAUX COMPARATIFS DES PLAFONDS D INDEMNISATION... 97 4. DIRECTIVE DU 23 AVRIL 2009 RELATIVE A L'ASSURANCE DES PROPRIETAIRES DE NAVIRES POUR LES CREANCES MARITIMES... 98 5. EXTRAITS DU CODE DES TRANSPORTS... 102 5

Introduction 1. A Christian Lapoyade-Deschamps qui déclarait que «par principe, la réparation du préjudice économique pur est gouvernée, tout comme les autres, par la règle d'or de l'équivalence entre la réparation et le dommage» 1, Antoine Vialard s indignait : «Tout comme les autres??? Heureux civiliste pour qui les choses sont simples. La règle d'or du droit maritime est, bien au contraire, le principe de la responsabilité limitée du propriétaire ou de l'armateur ou de l'exploitant du navire» 2. 2. Or, la responsabilité civile se définit comme l obligation de réparer le préjudice résultant de l inexécution d un contrat ou de la violation du devoir général de ne causer aucun dommage à autrui par son fait personnel ou par le fait des personnes dont on répond, ou encore par le fait des choses que l on a sous sa garde 3. Les conditions de fond de la responsabilité contractuelle ou délictuelle étant remplies, le préjudice préalablement évalué devrait donner lieu au versement de dommages et intérêts compensatoires, censés replacer la victime dans l état où elle se serait trouvée si le dommage ne s était pas produit. 3. Mais, le droit maritime français dispense l affréteur, l armateur, l armateur-gérant, le propriétaire, le capitaine, ou leurs autres préposés terrestres ou nautiques, de réparer intégralement certains dommages, matériels ou corporels, survenus à l occasion de l utilisation d un navire 4, et qui donnent naissance à des créances maritimes. Ce droit à limitation est en revanche écarté en présence d une faute intentionnelle ou inexcusable de la part du bénéficiaire. 4. Si l indemnisation est partielle, il n'en est pas de même de la responsabilité qui, dans tous les cas, reste entière. Par conséquent, au lieu de limitation de responsabilité, peut être vaudrait-il mieux parler de limitation de la réparation. Mais cet abus de langage s'avère très fréquent en 1 Christian Lapoyade-Deschamps, Revue de droit comparée, 1988, p.368. 2 Antoine Vialard, in Études à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps, Presses universitaires de Bordeaux, 2003. 3 Article 1382 et suivants du Code civil 4 Article L5121-2 et suivants du Code des transports. 6

droit des sociétés dont certaines sont dites, précisément, à responsabilité limitée. Ainsi, malgré une possible confusion entre les notions de réparation et de responsabilité, nous avons estimé qu'il était plus commode de continuer à utiliser l'expression consacrée par l'usage. 5. Ce mécanisme particulier n affecte pas le droit à réparation du créancier même si son quantum est plafonné à un montant exprimé en droits de tirage spéciaux (DTS). L indemnisation peut finalement être entière si le juge déchoit le débiteur de son droit à limitation en raison de sa faute intentionnelle ou inexcusable. Il s agirait donc plus d une obligation restreinte 5 de dédommager ou encore d une réduction de la contribution à la dette. 6. Quelle est la justification contemporaine de la limitation de réparation accordée au propriétaire de navire? Est-il toujours pertinent de maintenir cette institution propre au droit maritime quand le droit commun (i.e. le droit terrestre) ne connaît que le principe la réparation intégrale? 7. La difficulté pour répondre à cette question réside dans le fait que la limitation a acquis une très grande autorité pour deux raisons : une raison temporelle d abord puisqu elle trouve ses origines dans l Antiquité ; une raison juridique puisqu elle a été consacrée en droit international. Contester une institution si ancienne suppose donc le déploiement d'un ensemble argumentaire relativement fourni. 8. Dès lors, pour savoir si cette dérogation au droit commun qui prive la victime du préjudice d une partie des dommages et intérêts auxquels elle aurait pu prétendre se justifie toujours, il apparaît indispensable de rappeler dans un premier temps d où elle vient et pourquoi elle a été instituée. Martine Rémond-Gouilloud écrivait à juste titre que «combattre l archaïsme ne signifie pas négliger l histoire [qui] explique les règles et leurs modulations au fil des siècles. [ ] On ne saborde pas une institution vieille de mille ans sans s interroger sérieusement sur ses raisons d être» 6. S ensuivra l examen du contexte dans lequel s inscrit sa remise en cause. 5 Walter Muller, Obligation restreinte ou responsabilité limitée?, DMF 1964, p.195. 6 Martine Rémond-Gouilloud, Droit maritime, Etudes internationales, Pédone, 1988. 7

9. La limitation de responsabilité prend source dans le droit romain 7 : en effet, si en principe, le propriétaire de navire, l exercitor navis, était indéfiniment tenu par les actes passés par son capitaine, l on notait déjà quelques exceptions. La première est tirée du droit commun : l actio de peculio, action accordée par le préteur et dirigée contre l exercitor navis, limitait l'obligation de celui-ci à raison des dettes contractuelles, nées lors de l expédition maritime, à la valeur du pécule reconnu au capitaine (l alieni juris, fils de famille ou esclave, sous l autorité du pater familias). La deuxième tient à l idée qu une chose n est pas censée causer plus de dommages qu elle n a de valeur. Ainsi, par l abandon noxal, l exercitor navis pouvait remettre au créancier le navire et sa cargaison et éteindre par la même la dette extracontractuelle qu il avait envers lui. A l inverse, et c est la troisième exception au principe, le navire faisant partie de la dot de la femme était tenu à l abri des créanciers de son mari. 10. Bien qu une partie de la doctrine nie toute filiation entre ces atténuations connues en droit romain, et le droit médiéval, de nouvelles techniques contractuelles apparaissent vers le XIè siècle, perpétuant l idée d une limitation de la responsabilité du propriétaire de navire, en marge de l abandon du navire et du fret. On citera le contrat de commande (qui s apparente cette fois au prêt nautique athénien 8, et qui se muera en société par commandite) par lequel des investisseurs, les commanditaires, confiaient leurs marchandises à des patrons de navire, commandités pour les revendre à destination et réaliser une plus value. Ils ne risquaient ainsi que leur apport, le propriétaire du navire n ayant pas à les rembourser en cas d échec de l expédition maritime. Si au contraire, elle réussissait, les capitalistes recevaient une part importante du gain. Mais, il s agissait surtout, dans l esprit des associés, de contourner l interdiction papale de l usure (prêt à intérêt à des taux excessifs). 7 Antoine Vialard, Historique de l organisation de la responsabilité des propriétaires de navires de mer, in La limitation de responsabilité des propriétaires de navires de mer, thèse, université de Bordeaux, 1969. 8 Il passera dans le droit français sous le nom de prêt à la grosse aventure, aux articles 311 et suivants du Code de commerce de 1807. 8

Se dessine alors progressivement la notion de fortune de mer, qui apparaît comme une universalité de droits et d obligations, distincte du patrimoine personnel du propriétaire de navire, destinée à un but particulier : l'expédition maritime. Matériellement, sa reconnaissance est facile puisque ses éléments sont tangibles. Les biens isolés sont le navire et ses accessoires, les marchandises embarquées ; les créances et dettes sont celles inscrites sur le journal de bord. La justification se trouve dans le fait que le capitaine est soustrait à la surveillance du propriétaire, tout à fait libre de ses décisions prises en mer et dans les ports étrangers. Ses initiatives sont donc incontrôlables. En outre, il convient d admettre que les risques pris et les charges assumées par l armateur sont démesurés, le navire, sa cargaison et son équipage pouvant se perdre en mer au cours du voyage. Mais, en contrepartie de cette responsabilité réelle, les créanciers de l'expédition ont un droit préférentiel voire exclusif sur la fortune de mer. Alors que le concept de limitation de la responsabilité a gagné toute l Europe au XIVème siècle, l ordonnance de Charles Quint promulguée en 1415 retient que le propriétaire abandonne le navire et le fret pour les délits et quasi délits du capitaine, mais reste indéfiniment obligé par les actes accomplis dans l exercice de ses fonctions. 11. Puis, selon l Ordonnance de la marine de 1681, les propriétaires de navire sont responsables des faits du maître mais en sont déchargés par l abandon du navire et du fret. De même, l article 216 du Code de commerce de 1807 dispose que: «tout propriétaire de navire est civilement responsable des faits du capitaine, pour ce qui est relatif au navire et à l expédition. La responsabilité cesse par l abandon du navire et du fret». Ce qui est certain c est que le propriétaire est responsable pour tous les faits du capitaine, contractuels, quasi délictuels ou délictuels commis dans le cadre de ses fonctions, conformément au cinquième alinéa de l article 1384 du Code civil relatif à la responsabilité du commettant du fait de ses préposés. Une controverse surgit alors quant à la possibilité laissée au propriétaire de se libérer dans tous les cas de ses obligations par l'abandon du navire et de sa cargaison. 12. Ce régime de responsabilité, que le Code napoléonien avait reconduit, est aboli par la loi du 3 janvier 1967 relative au statut des navires et autres bâtiments de mer. Elle restreint également la limitation aux seules dettes de responsabilité, c est-à-dire nées de la réalisation d un dommage, à l exclusion des dettes contractuelles nées de l inexécution fautive des obligations du débiteur comme la non rémunération d une prestation (le non paiement d une réparation effectuée sur le navire par exemple). 9

13. Le droit germanique avait préféré un système de limitation en valeur : les créanciers du capitaine et de l armateur n avaient plus à craindre que le navire sombre et qu ainsi leur gage soit réduit à néant par le mécanisme de l abandon d un navire à l état d épave. Le propriétaire pouvait limiter la réparation à hauteur de la valeur du navire au début de l expédition, estimée après l événement qui donne lieu à responsabilité, et augmentée de la valeur du fret. En Angleterre où l abandon en nature avait toujours été ignoré mais où la possibilité d abandonner une somme d argent avait été reconnue dès le XVIIIè siècle, le Merchant Shipping Act de 1894 opta pour la constitution d un fonds en livres sterling, calculé proportionnellement au tonnage du navire. 14. En raison de la diversité des régimes de limitation de responsabilité, le besoin d un harmonisation des législations s est fait sentir. L œuvre du Comité maritime international a donc été d élaborer un système renonçant à l abandon de tradition continentale, s inspirant largement des principes britanniques de responsabilité limitée. Trois Conventions internationales se sont succédées : la Convention de Bruxelles du 25 août 1924 pour l unification de certaines règles relatives à la limitation de responsabilité des propriétaires de navires de mer ; la Convention de Bruxelles du 10 octobre 1957 sur la limitation de responsabilité des propriétaires de navires de mer ; la Convention de Londres du 19 novembre 1976 sur la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes (LLMC : Limitation of Liability for Maritime Claims) 9, révisée par le Protocole du 2 mai 1996. La loi française n 67-5 du 3 janvier 1967 incorpore la Convention de 1957 dans l ordre juridique interne ; puis, la loi n 84-1151 du 21 décembre 1984 qui intègre la Convention LLMC est modifiée par les lois n 86-1272 du 15 décembre 1986 et n 87-444 du 26 juin 1987. De même que la loi n 2006-789 du 15 juillet 2006 qui a ratifié le Protocole modificatif, elles sont dorénavant codifiées dans le Code des transports par l Ordonnance n 2010-1307 du 28 octobre 2010. C est dire la force de la tradition, l autorité acquise par la limitation de responsabilité, et le poids que lui a donné l Organisation maritime internationale. Selon Georges Ripert, «cette 9 Entrée en vigueur en France le 1 er décembre 1986 (Décret n 86-1371, 23 déc. 1986, JO 1er janv. 1987). 10

unanimité [des législations] nous avertit que nous touchons à un des principes fondamentaux du droit maritime [ ] C'est pourquoi on a pu dire que la limitation de responsabilité est la clé de voûte du droit maritime» 10. 15. Pour s en affranchir, il faudra démontrer l obsolescence de certains des fondements classiques régulièrement invoqués au soutien de la limitation érigée en institution : la soustraction du capitaine à la surveillance de son commettant, la fortune de mer et la solidarité face au risque de mer. 16. C est le doyen Rodière 11 qui est le plus sceptique à l idée que la limitation de responsabilité soit instituée pour éviter au propriétaire de navire d être ruiné par la «mauvaise foi» et les «étourderies» du capitaine, justification avancée par Valin dans son commentaire de l ordonnance sur la Marine de 1681. Il explique en premier lieu que, dans les faits, l absence de contrôle effectif du commettant sur son préposé se retrouve dans bien d autres situations que dans le domaine maritime. Nous ajouterons que le développement des télécommunications présentes à bord permet au capitaine d être en relation directe avec son commettant, de sorte qu il n est plus autant isolé et indépendant que par le passé. Ainsi, aussi éloigné de son port d attache soit-il, le capitaine peut «se conformer aux instructions des gérants», comme le prescrit l article L5114-37 du Code des transports. En deuxième lieu, cette argumentation serait aussi erronée en droit puisqu elle ferait irréfragablement présumer une «faute de choix» du capitaine par son commettant, alors que le cinquième alinéa de l article 1384 du Code civil pose au contraire que le commettant endosse entièrement la responsabilité de ses préposés «dans les fonctions auxquelles il les a employés» et pour lesquelles ils sont censés avoir été choisis d après leurs qualifications particulières. Si ce choix a été mal fait, alors le commettant doit en assumer seul les conséquences et ne saurait se soustraire à sa responsabilité au prétexte que son préposé présentait des compétences techniques et nautiques auxquelles il n avait qu à s en remettre. 10 Georges Ripert, Droit maritime, tome II, n 1228 et s, Rousseau 1952. 11 René Rodière, La limitation de responsabilité du propriétaire de navires passé, présent et avenir, DMF 1973, p259. 11

En troisième et dernier lieu, René Rodière ne voit aucun lien entre la modalité choisie pour la limitation (à l origine l abandon du navire et du fret) et la méfiance du propriétaire à l égard du capitaine. 17. Pour ces raisons, le statut du capitaine n a jamais pu et ne pourra jamais justifier la limitation, même en contrepartie d une jurisprudence qui facilite la reconnaissance de la responsabilité du gérant de navire pour le fait d autrui, marquant ainsi la perte d autonomie du droit maritime par rapport au droit commun. On en veut pour preuve la jurisprudence Lamoricière de la Première chambre civile de la Cour de cassation qui considère le capitaine comme un préposé, qualité incompatible avec celle de gardien de navire qui revient à l armateur. Prenant appui sur l ancien article 3 de la loi du 3 janvier 1969 12 énonçant que «L'armateur répond de ses préposés terrestres et maritimes dans les termes du droit commun» (soit l article 1384 alinéa 5 du Code civil), cet arrêt de principe en date du 15 juin 1951 anéantit les dispositions de l article 5 de la même loi, selon lesquelles «le capitaine est responsable de toute faute commise dans l exercice de ses fonctions». Depuis la consécration de l immunité procédurale 13 du préposé par l arrêt Costedoat 14, sa responsabilité ne peut être directement recherchée par la victime s il a agit dans le cadre de ses fonctions, sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant. Dans ce cas de figure, l impunité du préposé ne cède que devant la commission d une faute civile intentionnelle ou d une infraction pénale (qui pourrait être assimilée à une faute inexcusable) 15. L action du créancier contre le préposé est également ouverte dans deux autres hypothèses : celle de l abus de fonction 16, et celle où il a outrepassé les limites de sa mission, dans le cadre de ses fonctions. Le demandeur se tournera donc en général vers le commettant, vraisemblablement plus solvable. Quant au maître, il ne dispose d aucune action récursoire contre le capitaine à moins qu il se prévale d une subrogation dans les droits de la victime, eux-mêmes circonscrits aux hypothèses susmentionnées 17. 12 Loi n 69-8 du 3 janvier 1969 relative à l armement et aux ventes maritimes, abrogée par l ordonnance n 2010-1307 du 28 octobre 2010. 13 Civ. 1 e, 12 juill. 2007, n 06-12.624 et 06-13.790, obs Patrice Jourdain, L immunité du préposé ne serait pas une irresponsabilité, RTD Civ. 2008, p. 109. 14 Cass., ass. plén., 25 févr. 2000, Costedoat, RTD Civ. 2000, p. 582. 15 Civ. 2 e, 21 févr. 2008, obs Laydu, Retour sur l immunité restreinte du préposé, D 2008, p. 2125. 16 Cass, ass. plén., 19 mai 1988, Bull. civ. n 5 : exonération de la responsabilité du commettant dont le préposé a agit hors des fonctions auxquelles il était employé, sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions. 17 Civ. 2 e, 20 déc. 2007: Bull. civ. II, n o 274. 12

Même dans ces quatre éventualités où sa responsabilité peut encore être reconnue, on doute que le capitaine ait encore l occasion d invoquer la limitation de responsabilité, que repousse la faute intentionnelle ou inexcusable (sauf à considérer qu il ne s est pas rendu coupable d une telle faute à l occasion du dépassement de pouvoirs). Cette possibilité lui avait pourtant été offerte par la Convention LLMC de 1976, tandis que, sous l empire de la législation antérieure 18, ce bénéfice était réservé aux seuls propriétaires de navires. En définitive, citer le capitaine et les autres préposés terrestres et nautiques (dont les membres de l équipage) au titre des personnes qui «agissant dans l exercice de leurs fonctions» peuvent bénéficier de la limitation, est pratiquement inutile 19. 18. René Rodière, recherchant toujours le véritable fondement de l institution, évoque la fortune de mer, tenue à l écart de la fortune de terre. Il explique que «si le propriétaire voyait sa responsabilité limitée et si la modalité de cette limitation résidait dans l abandon du navire et du fret, c est parce que l armateur, à chaque nouveau voyage de son bâtiment, mettait en risque ce navire, comme les marchands mettaient en risque leurs cargaisons, les matelots leur vie et leurs loyers». Ainsi, pour une expédition maritime, «chacun n engageait qu une partie de ses biens, soit comme limite de ses engagements envers les tiers, soit comme limite de ses pertes directes» 20. Seulement, le trafic maritime s est intensifié et fragmenté (notamment avec le tramping) si bien que le patrimoine affecté à la réparation des victimes doit se renouveler après chaque événement dommageable et non pour chacun des voyages, ceux-ci étant difficilement identifiables et mettant en concurrence de trop nombreux créanciers. La fortune de mer ne correspond donc plus aux structures commerciales du monde maritime actuel. A ces difficultés pratiques vient s ajouter le fait que l abandon en nature, permis par la Convention internationale de Bruxelles de 1924, a été remplacé en 1957 par un système de limitation dégressif ne tenant même pas compte de la valeur du navire mais de son volume total intérieur, c est-à-dire son tonnage brut exprimé en unités de jauge 21. En outre, la Convention de 1957 assimile aux propriétaires de navires les armateurs, les exploitants, et leurs préposés, si bien que bénéficient de la limitation des personnes qui n engagent au- 18 Convention de 1957 sur la limitation de responsabilité des propriétaires de navires. 19 Si ce n est qu il figure en tant que représentant de l armateur et peut à ce titre être assigné. 20 Voir note 9. 21 L article L5000-5 du Code des transport renvoie à la Convention internationale sur le jaugeage des navires, signée à Londres le 23 juin 1969, qui établit des principes et des règles uniformes relatifs à la détermination de la jauge des navires effectuant des voyages internationaux. 13

cun bien leur appartenant, à l exception éventuellement du fret escompté. Cette tendance est accentuée par la Convention de 1976 qui s affranchit totalement de la référence à la propriété du navire en parlant de limitation de responsabilité en matière de créances maritimes, dont jouissent désormais les assistants et les assureurs. 19. En définitive, le seul fondement classique qui ne soit pas tombé en désuétude est celui de la solidarité des Hommes face aux périls de la mer, à laquelle tient toute l originalité du droit maritime. La mer est un milieu dangereux et hostile, un élément naturel quelque peu imprévisible, qui ne pardonne aucune erreur humaine et ne tolère aucune défaillance technique. C est pourquoi le risque de mer est supporté par tous ceux qui ont un intérêt au succès de l expédition : les armateurs d une part et les créanciers maritimes d autre part, dans des proportions évidemment différentes. Il n en demeure pas moins qu une partie du dommage causé par les premiers reste à la charge des seconds. La limitation de responsabilité n est d ailleurs pas la seule institution du droit maritime qui mette en œuvre la solidarité des Hommes, lesquels ont pris conscience de l interdépendance étroite existant entre les marins et les terriens, et qui les incite à se porter mutuellement secours. Ainsi, l assistance et le sauvetage procèdent également de cette idée et, à leur sujet, on parlera de solidarité externe, puisque celle-ci intervient entre usagers de la mer. Quant à l avarie commune, elle tient à une solidarité interne en ce qu elle unit ceux qui ont un intérêt dans l expédition maritime. Cette solidarité, que traduit le particularisme du droit maritime et qui ne doit pas être confondue avec l obligation in solidum, explique la survie des activités maritimes qui sont pour la plupart d intérêt général. Sans elle, les investisseurs ne miseraient que sur des activités terrestres dont ils seraient quasiment sûrs de retirer un important profit. 20. Mais la spécificité du droit maritime a pu avoir un impact politique négatif. D une part, la faible indemnisation allouée aux ayants droits des naufragés peut paraître injuste aux yeux de l opinion publique qui a parfois le sentiment que la limitation de responsabilité ignore la protection due aux victimes. C est pourquoi Yves Tassel propose de «retrouver l esprit du droit maritime : la mise en commun du risque dans le respect des intérêts légitimes de chacun» 22. 22 Yves Tassel, Le droit maritime, un anachronisme?, revue juridique en ligne Neptunus, 1995, vol 1-2. 14

D autre part, le principe de la limitation n a pas été toujours été accepté par l ensemble des opérateurs maritimes eux-mêmes. Les chargeurs des pays en voie de développement, producteurs de matières premières, souffraient de se voir opposer la limitation de responsabilité par les transporteurs occidentaux, perçue dans les années 1960 comme un moyen de domination. Mais s étant progressivement dotés d une flotte commerciale, leur attitude à l égard de la limitation a changé : ils s y sont même montrés favorables lors de la rédaction de la Convention internationale de 1976. Cette évolution «est fondamentale, eu égard au rôle essentiel qu ils jouent aujourd hui dans la création des normes maritimes, à travers leur action à l intérieur des institutions spécialisées de l ONU» dont l OMI 23. On imagine donc leur attachement à l institution qui accompagne leur essor économique, et qu ils sont désormais carrément réfractaires à l idée de sa suppression. 21. Les limitations de responsabilité spécifiques, du fait de la pollution par le déversement d hydrocarbures 24, de substances nucléaires 25 ou dangereuses 26, n échappent pas non plus à la critique : c est l argument de la défense de l environnement qui est cette fois avancé lors de catastrophes écologiques au premier rang desquelles les marées noires provoquées par des navires sous-normes. Il est par exemple reproché à la première de limiter la responsabilité du propriétaire de navire au coût des mesures raisonnables de remise en état du milieu dégradé par la pollution 27. 22. Alors faut-il supprimer le principe même de la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes, en perte de cohérence et de légitimité? Selon le professeur Yves Tassel, «personne ne peut le penser et personne ne le dit» 28, du moins parmi les opérateurs maritimes 23 Pierre Bonassies et Christian Scapel, Traité de droit maritime, LGDJ, éd 2006, p 9. 24 Convention de Bruxelles sur la responsabilité pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures, signée le 29 novembre 1969 (Civil Liability Convention -CLC-), entrée en vigueur le 19 juin 1975 ; Protocole modificatif du 27 novembre 1992 ; article L160-1 du Code de l environnement ; article L5122-25 Code des transports. 25 Convention relative à la responsabilité des exploitants de navires nucléaires, signée le 25 mai 1962 à Bruxelles (pas entrée en vigueur) ; Convention du 17 décembre 1971 dans le domaine du transport maritime de matières nucléaires ; art. L5122-1 Code des transports. 26 L entrée en vigueur de la Convention de 1996 sur la responsabilité et l indemnisation des dommages liés au transport par mer de Substances Nocives et Potentiellement Dangereuses -SNPD- (Angl. International Convention on liability and compensation for damage in connection with the carriage of Hazardous and Noxious Substances by sea -HNS-), modifiée par le protocole de 2010, est attendue pour avril 2012. 27 Karine Le Couviour, «Après l Erika, réformer d urgence le régime international», JCP 2008, I, 126. ; Antoine Vialard, Responsabilité limitée et indemnisation illimitée en cas de pollution par hydrocarbures, in L Europe des transports, La documentation française 2005, 749 ; Elizabeth Terzic, Les alternatives à l exclusivité du système CLC / FI- POL, REDE 1/2009, 5. 28 Yves Tassel, La spécificité du droit maritime, allocution à l Académie de Marine, le 6 décembre 2000. 15

qui la perçoivent comme la condition sine qua none de la rentabilité et de l assurabilité de leur activité. 23. Mais, a priori réservée à ceux qui bravent le danger de se perdre en mer dans l intérêt général, l institution a été dévoyée. Il apparaît donc urgent d en restreindre le champ d application à l aune de ces deux critères : le risque de mer et l intérêt général (partie I). Les modalités de sa mise en œuvre trahissent également la vocation de cette institution en ce qu elle répartit inégalement le risque maritime entre les bénéficiaires de la limitation de responsabilité et leurs créanciers (partie II). 16

Partie I : restreindre le champ d application de la limitation de responsabilité La limitation de responsabilité ne se justifie pleinement que si ses bénéficiaires affrontent le risque de mer (Titre I) dans l intérêt général (Titre II). 17

Titre I: restreindre le champ d application de la limitation de responsabilité à l aune du risque maritime. La limitation de responsabilité devrait être écartée quand le risque de mer, qui justifie ce régime exorbitant (chapitre 1), n a pas pris une part déterminante dans la survenance du dommage (chapitre 2). Chapitre 1 : Une limitation de la réparation fondée sur le risque de mer couru par le navire. L omniprésence et l importance du risque de mer justifient toujours que la réparation des créances maritimes soit plafonnée. Il vaut donc mieux accentuer la prévention des dommages que supprimer la limitation de responsabilité (section 1) dont le bénéfice doit impérativement être réservé aux navires, et c est là toute la difficulté qu ont les juges à délimiter la notion d engin capable d affronter les périls de la mer (section 2). 18

Section 1 Accentuer la prévention du risque maritime justifiant le maintien de la limitation de responsabilité. 1. Des différents arguments, plus ou moins périmés, que l on a pu avancer pour justifier la limitation de responsabilité, on ne retiendra pour l instant que le risque de se perdre en mer, élément naturel invariablement capricieux. 2. Le risque de mer est inhérent à la navigation maritime. L article L5000-1 du Code des transports, issu de l ordonnance du 28 octobre 2010, en donne une conception relativement large puisqu il considère comme maritime «la navigation de surface ou sous-marine pratiquée en mer, ainsi que celle pratiquée dans les estuaires et cours d eau en aval du premier obstacle à la navigation des navires. La liste de ces obstacles est fixée par voie réglementaire». Les périls de la mer guettent le navire jusque dans les estuaires, les fleuves et les rivières qu il fréquente. Mais, au-delà de ces obstacles qui constituent les limites des affaires maritimes, il y est soustrait. 3. Certes augmentés par de rudes conditions climatiques qui éprouvent la robustesse du navire et de son équipage, ils perdurent sur une mer d huile. On en veut pour preuve le naufrage du Titanic, paquebot soit disant insubmersible dont la coque se déchira sur un iceberg, une nuit de calme plat. La mer reste un milieu dangereux par tous les temps, car elle amplifie les conséquences des avaries et des erreurs humaines. Elle ne laisse aucune chance de survie à ceux qui s y trouvent en détresse : si le navire s abîme, l Homme suit inéluctablement son triste sort. 4. Cette dernière remarque est également valable pour la navigation aérienne mais certains auteurs refusent de pousser plus loin la comparaison. René Rodière, qui insiste pour que ne soient pas minimisés le risque de mer, prétend que «les dommages causés par les aéronefs sont dus en majorité à des fautes de l équipage ; les sinistres maritimes aux forces de la nature» 1. Cette analyse, qui témoigne d une certaine résignation, est dépassée pour deux raisons. 5. D une part, les évènements de mer sont moins dus à la fatalité qu à la négligence du propriétaire ayant fourni un navire en état d innavigabilité, qu à la mauvaise décision prise par le capitaine, qu à la fatigue ou à l incompétence de l équipage. 1 René Rodière, La limitation de responsabilité du propriétaire de navires passé, présent, avenir -, DMF 1973. 19

L Organisation Maritime Internationale, émanation de l Organisation des Nations Unies, l a bien compris. C est pourquoi elle a adopté une réglementation très fournie en matière de sécurité maritime. La convention STCW (International Convention on Standards of Training, Certification and Watchkiping for seafarers) sur les normes de formation des gens de mer, de délivrance des brevets, et de veille, signée le 7 juillet 1978 et amendée en 1995, prend en compte le facteur humain. De même, le code ISM (International Safety Management), pour la gestion de sécurité de l exploitation du navire et la prévention de la pollution, tend à éviter ou limiter la portée des accidents en mettant en place des procédures d urgence, des audits, des stages de remise à niveau des marins, un système de déclarations des dysfonctionnements, des inspections des navires par l Etat du port Ce code, intégré à la Convention SOLAS (Safety Of Life At Sea) pour la sauvegarde de la vie humaine en mer, fait suite au naufrage du ferry Herald of Free Enterprise, le 6 mars 1987, à la sortie du port belge de Zeebrugge. Cette règlementation a vu le jour en 1993 et est entrée en vigueur en 1998. Bien d autres textes internationaux ou régionaux comme les directives européennes, notamment les trois paquets Erika Prestige, pourraient encore être cités, qui tous ont été pris en réaction à des catastrophes maritimes dont ils tirent les leçons. 6. La prise de conscience collective que l Homme participe au moins autant que le risque de mer à la réalisation du dommage remet-elle en cause la limitation traditionnelle de responsabilité? Tous les propriétaires et exploitants de navires méritent-ils cette protection? 7. Ce privilège est une arme à double tranchant. D un côté, il constitue un soutien économique indispensable à l activité maritime. De l autre, les armateurs, sachant qu ils n engagent dans l expédition qu une partie de leur patrimoine, se contentent de respecter les prescriptions minimales (mais insuffisantes) de sécurité. L affaire du navire allemand Heidberg 2 aurait mis en évidence le caractère «criminogène» 3 de la limitation de responsabilité, les moyens du bord et l équipage ayant été réduits à l extrême pour tirer un profit maximal. La multitude des traités internationaux ne viseraient donc qu à contrecarrer la perversité du système. Mais, la compensation intégrale des dommages inciterait-elle vraiment les armements à investir davantage pour 2 TC Bordeaux, 23 septembre 1993 (DMF, décembre 1993, n 533), confirmé par CA Bordeaux, 31 mai 2005 (DMF, 2005, n 663, p. 839). 3 Yves Tassel, La spécificité du droit maritime, allocution à l Académie de Marine, le 6 décembre 2000. 20

renforcer la sécurité? On pourrait le penser puisque la sanction infligée au bénéficiaire de la limitation qui se rend coupable d une faute inexcusable consiste justement à lui faire supporter la totalité des dommages et intérêts dus à la victime. Ce privilège ne serait-il pas plutôt curatif? La limitation de responsabilité aurait des vertus thérapeutiques que ne possède pas la responsabilité civile. En effet, on peut d abord considérer qu elle encourage indirectement les efforts de ses bénéficiaires en les déchargeant d une partie non négligeable de la dette de réparation. Elle leur permet ensuite de trouver un assureur, lequel n accepte de couvrir le risque (à hauteur des plafonds de la limitation) que si le navire présente une certaine fiabilité. Au final, et dans l idéal, l économie réalisée grâce au taux préférentiel de la prime devrait être réinjectée dans des mesures concrètes de prévention du risque, remède bien plus efficace que la suppression pure et simple de la limitation de responsabilité. Celle-ci opère finalement un bon «compromis entre la [nécessaire protection] de ceux qui bravent le risque de mer et l impératif de sécurité maritime» 4. 8. D autre part, (et c est la seconde raison pour laquelle nous désapprouvons la remarque du doyen Rodière, et qui est étroitement liée à la première), le risque de mer est de plus en plus prévisible et maîtrisable, bien que rien ne puisse totalement l anéantir. Mais, anticiper les situations critiques permet généralement d y faire face. De même, si les progrès techniques n ont pas fait disparaître le danger, on ne peut nier que la météorologie, les télécommunications, les nouvelles méthodes de transport (comme la conteneurisation qui non seulement facilite la manutention des marchandises mais en assure également la conservation), repoussent toujours plus loin le spectre de la perdition. 9. Mais, comme toute médaille a son revers, le perfectionnement des navires, sur lesquels s exercent les pressions de la concurrence, est accusé d avoir fait muter le risque de mer : la technologie, le gigantisme, la vitesse et l automatisation, comptent parmi les nouveaux facteurs d insécurité 5. Si le nombre des accidents maritimes a chuté, il n en demeure pas moins qu ils sont très destructeurs. Ainsi, le risque de mer, qui menace des capitaux toujours plus importants, justifie encore et toujours le maintien de la limitation de responsabilité. 4 Arnaud Montas et Yohann Ortiz de Zarate, La force créatrice de droit du fait de la nature - Le risque de mer, fondement du droit maritime -, Revue de la Recherche juridique (RRJ / Droit prospectif) 2010/1, Presses Universitaires d Aix-Marseille (PUAM). 5 Barham Toure, L insécurité en mer et le droit : mutation, prévention et sanction, thèse, université de Lille II, 2000. 21

10. Pierre angulaire du droit maritime, le risque de mer commande presque à lui seul un régime dérogatoire de responsabilité. Le fait que l article L5132-13 du Code des transports accorde le bénéfice de la limitation à l assistant, même lorsque celui-ci n intervient pas depuis un navire, prouve la supériorité du risque de mer sur la considération de l objet soumis à ce risque. On peut cependant regretter l omission de ce bénéficiaire à l article L5121-2 qui n opère pas non plus de renvoi à l article L5132-12 réglant sa responsabilité, et que l objet auquel se rapporte la limitation ne soit pas clairement déterminé. Section 2 Redéfinir l objet soumis au risque de mer - l engin éligible au statut de navire. 11. La limitation de responsabilité se rapporte aux dommages survenus à bord du navire ou «en relation directe avec la navigation ou l utilisation de celui-ci», ainsi qu aux «mesures prises afin de prévenir ou réduire ces dommages» et aux «dommages causés par ces mesures» (article L5121-3 du Code des transports). 12. Or, «il est patent que le droit des transports avait jusqu à présent éludé la question de l identification juridique de l engin de transport. Le cas du navire est à cet égard remarquable puisqu il jouit d un statut juridique particulièrement riche identifiant ses éléments d individualisation, lui conférant la nationalité et déterminant les droits réels et le régime de responsabilité exorbitant du droit commun qui lui sont attachés, sans bénéficier d une définition générique 6 ( ). Inversant la situation actuelle qui, selon la démarche adoptée par les conventions internationales maritimes, propose une définition circonstancielle du navire étroitement conditionnée aux caractéristiques techniques ou aux conditions de navigation ciblées par chaque texte, une définition de portée générale est proposée en introduction à la partie relative à la navigation et au transport maritimes [du Code des transports], qu il convient de restreindre au cas par cas» 7. 6 Loi n 67-5 du 3 janvier 1967 relative au statut des navires et autres bâtiments de mer 7 Rapport au Président de la République relatif à l ordonnance n 2010-1307 du 28 octobre 2010 portant création de la partie législative du Code des transports, publié au Journal officiel de la République française n 0255 du 3 novembre 2010. 22

13. Ainsi, en vertu de l article L5000-2 du Code des transports et «sauf dispositions contraires, sont dénommés navires tout engin flottant, construit et équipé pour la navigation maritime de commerce, de pêche ou de plaisance et affecté à celle-ci, [ ] ou affectés à des services publics à caractère administratif ou industriel et commercial». Indubitablement, la limitation de responsabilité peut donc se rattacher à tous types de navires, quelque soit leur affectation, si ce ne sont les navires de guerre français ou étrangers. 14. Certains auteurs regrettent cependant que cette définition du navire, qui n est pas impérative, «crée des doutes» sur ce qu il convient d entendre par le terme d «engin» 8. Alors qu elle donnait son avis sur le projet de loi de codification du droit des transports, l Association Française du Droit Maritime déplorait que ne soit pas repris le critère jurisprudentiel d «engin capable d affronter les périls de la mer». Ainsi, jugeant l article L5000-2 du Code des transports trop descriptif, elle soulignait que des engins, comme certaines barges, peuvent avoir été construits et équipés pour naviguer mais pas pour résister à l assaut des vagues et des vents, la capacité à les affronter tenant à l autonomie (la voile ou le moteur) 9. Mais, on peut objecter que les barges qui ne peuvent se déplacer seules, ne sont justement pas armées pour la navigation maritime. 15. Ainsi, le gabarit, la hauteur du franc-bord, la résistance aux forces naturelles et la propulsion comme gage d autonomie, sont autant d éléments à prendre en compte dans la définition du navire. Dans un arrêt du 12 septembre 1991, il a d ailleurs paru évident pour la Cour d appel de Caen de refuser la qualité de navire à un canot pneumatique (de type Zodiac) et par conséquent de l exclure du champ d application de la limitation de responsabilité au motif qu étant «une embarcation frêle, construite en matériau léger», elle «n est pas conçue pour effectuer des expéditions maritimes», et que «son rayon d action est nécessairement limité en raison de l impossibilité de stocker du carburant à bord» 10. 16. En réalité, l aptitude permanente de l engin à surmonter les périls de la mer est contenue dans la définition légale, consolidant ainsi la jurisprudence : naviguer c est s exposer aux aléas de la mer et cette navigation maritime nécessite une construction et un équipement adéquats. Ainsi, la 8 Stéphane Miribel, La codification du droit des transports dans le domaine maritime : les modifications introduites par la codification sont-elles opportunes?, compte-rendu de l assemblée générale du 27 janvier 2011 de l Association du Droit Maritime (AFDM), DMF 2011, n 722, février 2011, p.182. 9 Communiqué de l Association Française du Droit Maritime, DMF 2011, n 723 10 CA Caen, 3 ème ch, section civile, n 1250-89, site Internet Lamyline ; Cass., com., 6 décembre 1976, n n 75-12.057, canot Poupin sport. 23

description apparemment lacunaire du navire n autorise pas les juges du fond à s affranchir de ce critère fondamental dont ils ont la libre interprétation. Mais cette précision, qui ne repose pourtant pas sur des données techniques objectives, aurait toutefois permis de lever toute ambiguïté quand aux conditions d application de la limitation de responsabilité. 17. On dit également la jurisprudence hésitante quant à la détermination du statut de certaines embarcations de plaisance telles que les planches à voile, kite surf, pédalos, avirons, canoës, kayaks, scooter des mers, tantôt considérés comme de simples flotteurs ou véhicules nautiques à moteur, tantôt érigés au rang de navire. La première interprétation est fréquemment donnée lorsqu un baigneur a été blessé. D une part, la planche à voile, qui illustrera notre propos, évolue généralement à proximité immédiate du rivage. D autre part, il ne peut être porté atteinte aux droits des tiers à l activité maritime qu au profit de l intérêt général qui, en l occurrence, n est pas défendu. Le véliplanchiste est donc propriétaire d un engin de plage et ne peut bénéficier de la limitation de responsabilité. Dans la seconde hypothèse où elle vient à heurter un navire, elle emprunte la qualité et le régime juridiques de celui-ci : elle se verra donc appliquer les règles spécifiques et favorables de l abordage 11, puis la limitation de responsabilité. Fléchissant la rigueur du droit maritime, les magistrats ont le souci de mettre les propriétaires à égalité. On ne peut reprocher à cette jurisprudence humanitaire de classer l engin en fonction du régime juridique qui en découlera et de l opportunité de la solution, tant que la limitation de responsabilité joue entre participants à «l aventure» maritime. 18. Mais, si le raisonnement suivi devait s éloigner de ce schéma et le contentieux se multiplier, il serait bienvenu que le législateur règle définitivement le sort de ces engins à la structure légère en allant dans le sens de la suppression de la limitation de responsabilité à leur égard. La limitation de responsabilité n a pas été initialement pensée pour ce type d engins mais pour des navires de transport de marchandises ou des navires de pêche. Autrement dit, elle a peut-être été inconsidérément étendue à diverses embarcations auxquelles elle n était pas destinée. Ainsi, pour reprendre les propos d Yves Tassel, le «sentiment d insatisfaction» face à ces règles 11 La responsabilité pour abordage a pour fondement la faute prouvée -loi du 7 juill. 1967 relative aux événements de mer- et non le fait des choses que l'on a sous sa garde - art. 1384, al. 1 er C.civ.- (Com, 5 oct. 2010: Dalloz actualité, 19 oct. 2010, obs. Delpech) 24

exorbitantes vient, entre autres, des excès que leur application a pu entraîner. «Une définition trop large des concepts qui déterminent leur champ d application pervertit l institution pourtant justifiée» 12. 19. La même interrogation se pose au sujet des aéroglisseurs, véhicule amphibie à portance aérostatique (sur coussin d air) et à propulsion aérienne (assurée par des hélices). Mis à l écart de la limitation de responsabilité par la Convention de 1976 13, la France n a pas usé de la possibilité offerte aux Etats signataires d adopter la solution contraire. Ainsi, dans le silence du Code des transports, la qualification de ce genre d engins en navires, alors qu ils ne sont pas en contact avec l eau, n est pas forcément exclue. Ils figurent en effet au titre des navires à sustentation, à l article 240-1.02 annexé à l Arrêté du 11 mars 2008 14 modifiant celui du 23 novembre 1987 relatif à la sécurité des navires. Surtout, leur qualité de navire a déjà été reconnue par le Conseil d Etat dans un arrêt Hoverlloyd du 19 décembre 1979, rendant possible l extension de la limitation de responsabilité à leur encontre. 20. Ces fluctuations autour de la première condition de fond de la limitation de la responsabilité (l existence d un navire) est source d insécurité juridique. L indétermination de l objet auquel elle se rapporte affaiblit considérablement la limitation traditionnelle de responsabilité, comme le droit maritime dans son ensemble, qui apparaît aujourd hui comme «le droit des contradictions» 15. 21. Enfin, dernière incertitude que l on relèvera, comment articuler la législation française avec le droit international? Faut-il comprendre, au terme d une interprétation fastidieuse 16, que seules les dettes extracontractuelles envers des personnes de droit privé qui ont «renfloué, enlevé, détruit ou rendu inoffensif un navire coulé, naufragé, échoué ou abandonné, y compris tout ce qui se trouve ou s est trouvé à bord» 17 sont limitées? Créances extracontractuelles d abord car, l article 2 de la Convention de 1976 admet à limitation les seules créances qui ne constituent pas la rémunération d un contrat conclu avec le res- 12 Yves Tassel, La spécificité du droit maritime, allocution à l Académie de Marine, le 6 décembre 2000. 13 Article 15 de la Convention LLMC de 1976. 14 L arrêté du 11 mars 2008 a été publié au Journal officiel de la République française du 8 avril 2008. 15 Yves Tassel, Le droit maritime Un anachronisme?, Revue juridique Neptunus. 16 Cette interprétation de la Convention soulève le problème tout aussi épineux de son applicabilité (est-elle d effet direct?) et invocabilité par les sujets de droit interne que sont les particuliers. 17 Article L5121-4 du Code des transports 25

ponsable, disposition que ne reprend pas le droit interne. Mais, cette hypothèse est théorique car, en pratique, ces interventions donnent toujours lieu à la conclusion d un contrat. Personnes privées ensuite car, cette fois, la loi française est encore plus réductrice que la Convention en ce qu elle exclut expressément les créances dont sont titulaires l Etat et les autres personnes morales de droit public qui seraient intervenus, «au lieu et place du propriétaire» 18. Or, c est l hypothèse la plus fréquente. Au vu de ces deux restrictions, on s aperçoit que, de fait, ces créances particulières ne subiront généralement pas la limitation. 22. Cependant, ne faudrait-il pas supprimer le principe de la limitation de responsabilité à l égard de ces créances d extraction et de destruction des navires? En effet, un «navire coulé, naufragé, échoué ou abandonné» ne serait-il pas plutôt une épave? En réalité, la règle ne recouvre pas totalement la notion d épave, statut qui résulte de «la non-flottabilité, de l absence d équipage à bord et de l inexistence de mesures de garde et de manœuvre» (article L5142-1 du Code des transports). Or, ces conditions qui sont cumulatives doivent ici s apprécier dans le temps. A notre avis, la mauvaise posture dans laquelle se trouve l engin doit être définitive, ce qui ne peut être évalué sur le moment. En effet, un navire naufragé, coulé, échoué ou abandonné mais qui peut être renfloué pourra éventuellement flotter à nouveau. Et même s il devait être détruit, rien ne dit qu il ne pouvait pas encore flotter. Par conséquent, quel régime juridique appliquer? L état de l engin révèle-t-il son inaptitude à affronter le risque de mer d une manière permanente et continue? Non, car la mer a pu avoir raison du navire alors que celui-ci était équipé pour la navigation maritime. En définitive, le terme de «navire» paraît adéquat et «devrait inciter les juges à assimiler l épave de navire à un navire» 19, de sorte que la limitation de responsabilité demeure justifiée pour ce genre de créances maritimes, maladroitement baptisées par la doctrine de «créances de travaux sur épaves». 23. En outre, pourquoi le système de la limitation inclut-il ces créances qui a priori ne correspondent pas à des dettes de responsabilité (nées de la réalisation d un dommage)? Se poser cette question, c est perdre de vue que la limitation de responsabilité concerne également les «mesures prises en vue de prévenir» les dommages «en relation directe avec la navigation ou l utilisation du navire» 20. Or, si le navire naufragé venait à être considéré comme une épave et 18 La réserve émise par la France, lors de la ratification de la Convention LLMC, a valeur de déclaration unilatérale et non de simple déclaration d intention (Civ 1 ère, 11 juillet 2006, n 20-389, navire Jerba, Bull. 2006 I N 378 p. 325). 19 Pierre Bonassies et Christian Scapel, Traité de droit maritime, LGDJ, éd 2006, p.271, 416. 20 article L5121-3 du Code des transports 26

présentait un danger pour la navigation, la pêche, l environnement, l accès ou le séjour dans un port, l obligation de procéder à son enlèvement ou à sa destruction incomberait à son propriétaire 21. 24. Enfin, bien que les dommages causés par les épaves (lesquelles ont irrémédiablement cessé d être un navire) relèvent en principe des articles 1382 et suivants du Code civil, il pourrait exister un «lien de causalité suffisant» entre le dommage et l exploitation du navire pour que la limitation de responsabilité puisse être étendue «aux accidents causés par une épave dans les heures qui suivent le naufrage d un navire» 22. Cette extension serait fondée sur le premier alinéa de l article L5121-3 du Code des transports qui exige que les préjudices soient «en relation directe avec la navigation ou l utilisation du navire». 25. D une manière générale, la logique de la solidarité des Hommes face aux périls de la mer veut que l activité maritime soit soutenue jusqu au bout, surtout lorsqu elle trouve sa limite : le naufrage du navire. Mais, lorsque, en revanche, le risque de mer a disparu, la persistance du droit à limitation se justifie plus difficilement. 21 article 5 du décret n 61-1547 du 26 décembre 1961. 22 Pierre Bonassies et Christian Scapel, Traité de droit maritime, LGDJ, éd 2006, 413, p. 270. 27

Chapitre 2 : Persistance injustifiée du droit à limitation en l absence de risque maritime. La considération du danger induite par la navigation maritime ne gouverne plus la mise en œuvre de la limitation de responsabilité. Celle-ci devrait pourtant être exclue lorsque le risque de mer n a pas pris une part déterminante dans la survenance du dommage mais qu il a été occulté par le comportement fautif du bénéficiaire (section 1). De la même manière, la limitation de responsabilité devrait être circonscrite aux créances nées de l utilisation purement maritime du navire (section 2). Section 1 - Le risque de mer ignoré : la faute du bénéficiaire comme cause exclusive du dommage. 26. «En droit maritime, la responsabilité doit être appréhendée sous le prisme particulier du risque de mer, qui par son action causale, vient modifier la perception juridique d un événement» 23. On démontrera pourtant que telle n est pas tout à fait la réalité. La justification doctrinale de la limitation de responsabilité ne serait-il pas qu un mensonge? Le risque de mer n entre en jeu qu au stade de la réparation (qui est plafonnée) quand on aurait pu s attendre à ce qu il joue un rôle causal au stade de la détermination de la responsabilité. Notre démonstration commande inévitablement de revenir sur les conditions de la responsabilité. 27. L omniprésence des risques de la mer n exonère pas le propriétaire de navire de sa responsabilité, à moins qu ils présentent les traits de la force majeure (imprévisibilité, irrésistibilité et extériorité) et occasionnent directement le dommage. Le cas échéant, l exonération ne peut être que totale et non plus partielle comme le permettait la jurisprudence Lamoricière (la responsabilité du gardien du fait des choses étant édulcorée par le cyclone qui avait mené le navire à sa perte). Arnaud Montas et Yohann Ortiz de Zarate observent que «si l on considérait exagérément le fait de la mer comme revêtant en toute hypothèse les caractéristiques de la force majeure, il y aurait alors une absorption maritime totale de la causalité du dommage : la 23 Arnaud Montas et Y. Ortiz de Zarate, La force créatrice de droit du fait de la nature - Le risque de mer, fondement du droit maritime -, Revue de la Recherche juridique (RRJ / Droit prospectif) 2010/1, Presses Universitaires d Aix- Marseille (PUAM). 28

aurait alors une absorption maritime totale de la causalité du dommage : la mer produirait son effet exonératoire» 24. C est pourquoi la jurisprudence exige que les circonstances naturelles qui s interposent entre le fait générateur et le préjudice rompent irrésistiblement le lien de causalité qui les unissait. Dans un arrêt inédit, en date du 2 avril 2009, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a ainsi décidé, dans une espèce où une barge amarrée s était détachée et avait heurté un ponton sous l effet d une tempête, que celle-ci ayant été annoncée par Météo France, la condition d imprévisibilité constitutive de la force majeure n était pas caractérisée. 28. Si la responsabilité de l armateur est donc engagée et sa dette de réparation limitée, c est que le sinistre maritime n est pas dû «aux forces de la nature» comme le soutenait le doyen Rodière 25, mais bien à la faute personnelle du bénéficiaire ou au fait du navire qu il a sous sa garde (le navire jouant alors un rôle instrumental) 26. Ainsi, hormis l hypothèse extrêmement rare où les tribunaux reconnaissent le cas fortuit, la responsabilité de l armateur reste entière. Elle ne pourrait pas non plus être partagée entre les co-auteurs que seraient d une part les phénomènes naturels ou anonymes, notion abstraite et intangible, et d autre part le bénéficiaire. 29. Le risque de mer, qui trouble les rapports de causalité, n apparaît finalement que comme la cause aggravante du dommage, en ce qu elle accentue les défaillances humaines et techniques. Ce concept que nous introduisons ici et qui n a aucune existence juridique, ne doit pas être confondu avec les circonstances aggravantes qui ajoutent à la gravité d une faute pénale. En revanche, ses effets emprunteraient aux circonstances atténuantes qui entraînent une modulation de la peine dans le sens de la clémence et qui ne diminuent en rien la valeur du fait générateur 24 Arnaud Montas, Droit maritime et force majeure, DMF 2009, n 709, observations sous l arrêt Cass, civ 2 ème, 2 avril 2009, inédit. 25 Cf nos observations au paragraphe n 8, et la note attachée. 26 Pour contourner les clauses limitatives du contrat de transport de passagers, les ayant droits des victimes d un naufrage ont invoqué la responsabilité du fait des choses de l'art 1384 al 1 er du Cciv à l encontre de l armateur. La Haute juridiction a accepté: arrêt Lamoricière du 18 juin 1951. Aujourd hui, une telle action dirigée contre le transporteur (également propriétaire du navire ou affréteur) ne serait plus recevable depuis que l'article 32 de la loi de 1966 repris à l article L5422-18 al 3 du Code des transports) dispose que quelque soit son fondement, l'action en resp contre le transporteur à raison de pertes ou de dommages ne peut être exercée que dans les conditions et limites fixées à la présente section". Au final, le jeu de l'article 1384 al 1 er est très rare dans la mesure où la responsabilité du fait du navire est souvent liée à l'abordage. Les situations où il s'applique encore sont les suivantes : collision avec autre chose qu'un navire (ouvrage terrestre) ; dommages causés par la vague d'étrave d'un navire faisant route à grande vitesse (civ 2, 10 juin 2004) ; dommages subis par les personnes à bord non liées contractuellement (transport bénévole par ex; civ 2, 5 mars 1965) ; dommages subis par les tiers (chute d'une pièce du navire par exemple). 29

mais en réduisent la portée (en effet, la prise en compte des évènements qui entourent la commission d une infraction ne la disqualifient pas pour autant) 27. 30. La théorie de l équivalence des conditions (dont toutes sont censées être la cause du dommage), n est ici pas pertinente. C est la théorie de la causalité adéquate qui expliquerait le mieux que le fait de l Homme ou de la chose gardée soit l unique source de la responsabilité : tous les évènements concourant au dommage étant d une importance inégale, il faut n en retenir qu un seul. Autour de lui gravitent des éléments fortuits, comme les périls de la mer. La gravité de la faute qui constitue la cause efficiente rendant à elle seule le dommage probable, et qui est mesurée à l aune des standards sociaux ou professionnels, n a pas d incidence sur la détermination de la responsabilité. En bref, la faute, quelque soit sa gravité, génère la responsabilité de son auteur (article 1382 du Code civil), à l exclusion du risque de mer qui, bien qu ayant contribué au dommage, n en est pas la cause juridique (sauf force majeure). La gravité de cette faute affectera cependant le quantum de la réparation : celle-ci ne sera intégrale que si le bénéficiaire a été déchu de son droit à limitation en raison de sa faute intentionnelle ou inexcusable. 31. La considération du risque de mer justifie-t-elle alors toujours la limitation de la réparation? La Chambre commerciale de la Cour de cassation répond par la négative dans un arrêt Melissa en date du 18 novembre 1980 28. En l espèce, en raison d une erreur commise dans la manipulation d une vanne pendant le déchargement, de l huile avait été souillée par du suif transporté simultanément. Le capitaine dont la responsabilité a été recherchée tant à titre personnel qu à titre de représentant de l armateur, a sollicité la limitation de responsabilité prévue par la Convention de Bruxelles de 1957. La Cour d appel de Rouen a rejeté sa prétention le 3 mai 1977, considérant que l avarie dont réparation est demandée n a pas été causée ou aggravée par un risque de mer dès lors que la navigation du Melissa avait pris fin lorsqu elle s est produite. La Cour de cassation casse la décision des juges du fond au motif que la faculté pour l armateur et le capitaine de limiter leur responsabilité n étant pas subordonnée à l exigence d un risque de mer, ils ont violé le texte susvisé par refus d application. Aux dires de l article premier de la Convention de 1957, il suffit en effet que le dommage aux biens et aux personnes soit survenu à bord du navire, ou qu il ait été provoqué par une personne depuis le navire et qu il se rapporte à l administration, 27 A priori, nous ne sommes donc pas d accord avec l idée de «faute atténuée» du propriétaire de navire, évoquée par Georges Ripert, Droit maritime, Tome II, 1952, Paris, p.144. 28 Cass, com, 18 novembre 1980, pourvoi n 77-13.205, Bull. civ. IV, n 382. 30

au transport, au chargement/déchargement de la cargaison, ou à l embarquement/débarquement des passagers. 32. La jurisprudence précitée est très respectueuse de la lettre du texte, mais l est-elle de son esprit? Pour la Cour d appel de Rouen, la navigation ayant cessé, le risque de mer avait disparu. C est dire implicitement que toutes les utilisations du navire ne l exposent pas aux périls de la mer, a fortiori lorsqu il est à quai. Faut-il supprimer la limitation de responsabilité quand le fait de la mer ne s est pas ajouté à la faute ou à la négligence du bénéficiaire, et qui deviennent alors la cause exclusive du dommage en fait et en droit? 33. Tel n a pas été l opinion du Comité Maritime International lors de l adoption de la Convention de 1976 qui reconduit le schéma de la Convention de 1957. Restent en effet couvertes par la limitation de responsabilité les créances pour dommages «survenus à bord du navire ou en relation directe avec l exploitation de celui-ci» (Conv. LLMC, art. 2 ; Code des transports, art. L5121-3). Part-on du postulat que toutes les opérations menées depuis le navire sont soumises aux aléas de la mer? Il ne serait donc pas nécessaire de rapporter la preuve de la concomitance du risque de mer, irréfragablement présumée. 34. De même, dans l affaire Melissa, la Cour de cassation élude la question de savoir si les dangers de la mer guettaient vraiment le navire lorsque le capitaine a commis une erreur de manipulation de la vanne et souillé l huile par du suif. Elle évite donc soigneusement de définir ces périls. Nous n approuvons pas la manière dont est rédigée la motivation de la Chambre commerciale car elle laisse penser que le risque de mer n interfère en rien dans la détermination de la responsabilité. Mais, il faut avouer que l interprétation stricte du texte débouche au fond sur une solution pragmatique. Celle-ci permet en effet une application quasi-automatique de la limitation de responsabilité, épurée de toute considération subjective relative à la simultanéité du risque de mer, comme le lui impose la Convention internationale. Tout compte fait, la jurisprudence respecte à la fois la lettre et l esprit de la Convention internationale que nous accusons ouvertement de dévoyer l institution traditionnelle de limitation de responsabilité. 35. Pour que le régime de la limitation de responsabilité retrouve sa raison d être et sa légitimité, de deux choses l une : soit on fait de la coexistence du risque de mer un élément de la qualification de la créance maritime ; 31

soit on précise que l utilisation du navire, au cours de laquelle s est produit l accident, est purement maritime. C est cette dernière solution qui nous semble la meilleure (la plus simple) et que nous allons désormais développer. Section 2 : Supprimer la limitation de responsabilité relative aux créances qui ne sont pas nées de l utilisation purement maritime du navire 36. Comme le rappelle Martin Ndendé, «les créances sont maritimes par le lieu de survenance du dommage -à bord du navire- ou par la relation de causalité existant entre le dommage et l exploitation du navire. Pour autant, le caractère maritime de la créance n est pas lié au risque de mer» 29, ce que nous regrettions déjà à la section précédente. Le recentrage de la limitation de responsabilité autour de la notion de risque de mer, plutôt que de celle d exploitation, est à notre avis souhaitable. 37. L article L5121-3 du Code des transports pourrait être amendé comme suit: «Les personnes mentionnées à l article L. 5121-2 peuvent limiter leur responsabilité envers des cocontractants ou des tiers, même s il s agit de l Etat, si les dommages se sont produits à bord du navire [lors de la navigation ou de l utilisation maritimes] ou s ils sont en relation directe avec [cellesci]». Cette disposition, dont nous proposons une correction, distingue entre les dommages qui se sont produits à bord du navire et ceux qui se sont produits à l extérieur du navire. o Pour les dommages survenus à bord du navire, serait-il justifié que le débiteur oppose la limitation de responsabilité à ses créanciers alors que le navire est par exemple en réparation dans un chantier naval et qu il n a pas à craindre les périls de la mer? A notre avis, la réponse est négative et la créance de réparation ne doit être admise à limitation que si le préjudice s est produit lors de la navigation ou de l utilisation maritime du navire, c est-àdire lorsqu il est à flot. o S agissant des dommages survenus à l extérieur du navire, il semble que le caractère maritime de la navigation et de l utilisation doive également être spécifié. 29 Martin Ndendé, Droits maritimes, oeuvre collective sous la direction de Jean-Pierre Beurier, Dalloz Action, éd 2009-2010, n 364.41, p.534. 32

Dans les deux cas, nous suggérons donc de circonscrire la limitation de responsabilité aux créances pour dommages survenus à l occasion de la navigation ou de l utilisation maritimes du navire. 38. La limitation de responsabilité renouerait ainsi avec son fondement (le risque de mer), tandis que pour l instant elle est essentiellement gouvernée par son objet (le navire), quelque soit l usage auquel on l emploie. En effet, le droit positif, à l instar de la loi du 3 janvier 1967, ne précise pas le type de navigation ou d utilisation du navire, ce qui laisse la porte ouverte à une interprétation jurisprudentielle extensive, illustrée par l arrêt Laura 30 daté du 4 octobre 2005. La Chambre commerciale de la Cour de cassation confirme le jugement au motif que «l article 58 de la loi du 3 janvier 1967, qui permet au propriétaire d un navire de limiter sa responsabilité si les dommages sont en relation directe avec son utilisation, n excluant pas ceux qui se sont produits à l occasion d une navigation fluviale, la Cour d appel qui a retenu que le Laura, qui se livrait habituellement à la navigation maritime, devait être qualifié de navire, et qui a constaté que les dommages avaient eu lieu tandis qu il naviguait sur la Saône, en a déduit exactement que son propriétaire était en droit de limiter sa responsabilité». Contrairement à ce que nous préconisons, il n est pas tenu compte du milieu dans lequel le navire évolue, ce qui revêt son importance même quand le dommage a lieu à bord 31. 39. Le risque de mer est omniprésent lors de la navigation maritime, c est-à-dire pendant la phase de transport. Lorsque le navire ne navigue pas mais qu il est utilisé à d autres fins (ce sont les autres phases de l exploitation maritime, comme le chargement et le déchargement au port maritime), il peut être plus difficile de caractériser le risque de mer, c est pourquoi il doit être présumé (dans un souci de simplification on choisira même une présomption irréfragable). 40. Ce n est pas parce que l institution est «techniquement organisée autour de la notion d exploitation» 32 que le risque de mer ne pourrait pas être intégré à la logique de la limitation de responsabilité. Tous ses bénéficiaires ne participent d ailleurs pas à l exploitation. Ne peuvent être qualifiés d exploitants les propriétaires eux-mêmes, les assureurs, les assistants/sauveteurs, tandis qu ils assument le risque de mer ou s y confrontent. Cette multiplication 30 Cass, com, 4 octobre 2005, n 02-18.201, navire Laura, Bull. civ. IV, n 189 ; DMF, hors série n 10 de juin 2006, P. Bonassies, n 45. 31 Voir aussi le cas particulier des forfaits touristiques vendus par un organisateur de voyage et comprenant un transport fluvial de passagers : CA Paris, 1 er juin 2001, 25 ème ch B, obs Philippe Delebecque, Quel est le droit applicable aux croisières maritimes?, D 2002, p.1319 ; Yves Tassel, DMF juin 2002, hors-série n 6, n 106. 32 Pierre Bonassies et Christian Scapel, Traité de droit maritime, LGDJ, éd 2006, n 428, p.276. 33

des bénéficiaires est due à la substitution des intitulés des Conventions : la limitation de responsabilité des propriétaires de navires (1957) s est muée en limitation de responsabilité en matière de créances maritimes (1976). Pourquoi les trois intérêts engagés dans l expédition maritime (le navire, le fret et la cargaison) ne bénéficieraient-ils pas de la limitation de responsabilité? Ne se trouvent-ils pas dans la même situation : exposés au risque de mer? Doivent-ils subir un traitement différent en fonction de l intérêt de leur activité pour la collectivité? Par exemple, Pierre Bonassies verrait d un bon œil que les chargeurs 33 jouissent de ce «privilège de caste» 34. De son côté, la Cour d appel de Paris en a refusé le bénéfice à un commissionnaire pris en sa qualité de transporteur, dans un arrêt du 17 octobre 2007 (affaire Alemania) 35. La solution se comprend par le fait que ces opérateurs -ni propriétaires ni exploitants du navire- ne mettent pas en péril leur fortune de mer mais leur activité qui, du reste, n est pas d intérêt général. La limitation de responsabilité devrait être réservée à ceux qui à tout le moins contrôlent ou ont un intérêt sur le navire dans sa totalité. Quid du consignataire et des autres débiteurs terrestres? Il est également malaisé de répondre à la question de savoir si tous les affréteurs (affréteur coque nue, à temps ou au voyage, affréteur d espace) ont droit à limitation 36, la Loi se contentant d employer le terme générique d «affréteur» 37. Antoine Vialard en vient à dénoncer «la tendance à l extension inconsidérée des bénéficiaires» : «De proche en proche, on voit toutes les professions qui gravitent autour du commerce maritime prétendre bénéficier à leur tour de la limitation de leur responsabilité, alors qu elles ne tâtent du risque maritime que d une manière tout à fait tangentielle». En effet, «ce que les victimes craignent de manquer en s adressant à un débiteur potentiellement «limité», elles cherchent à le récupérer auprès de débiteurs qui, pour l heure, ne bénéficient pas (encore) de ladite limitation» 38. 33 Pierre Bonassies, Chargeur et limitation de responsabilité, DMF février 2008, n 689. 34 Antoine Vialard, La limitation de responsabilité, clé de doute pour le droit maritime du 21 ème siècle, DMF 2009, n 699. 35 CA Paris, 5 ème Ch. Sec. A, 17 oct. 2007, n o 05-15651, navire Alemania. Obs Bertrand Courtois et Frédéric Le Berre, La limitation de responsabilité peut-elle être invoquée par le commissionnaire de transport? L affaire Alemania, DMF 2009, n 707. 36 Henri de Richemont, L affréteur d espace peut-il bénéficier de la limitation?, DMF 2002, n 632. 37 Article L5121-2 du Code des transports et article 1-2 de la Convention LLMC. 38 Voir note n 33. 34

Aussi, la notion d utilisation maritime est-elle suffisamment large et les opérateurs bénéficiaires déjà très nombreux pour qu on tolère plus longtemps que la limitation de responsabilité de droit maritime couvre en plus la navigation et l exploitation fluviales du navire. Il conviendrait finalement de supprimer la limitation de responsabilité à l égard des créances qui ne sont pas nées de la navigation ou de l exploitation maritime du navire, seules réputées assujetties au risque de mer. 41. Lorsque le navire navigue au-delà du «premier obstacle à la navigation maritime» 39, obstacle qui n est pas infranchissable (il ne s agit pas forcément d un écueil, d une entrave, mais assurément d une limite administrative qui détermine la compétence des affaires maritimes), le risque de mer s efface derrière le risque fluvial (qui à l évidence est moindre). Dans ce cas de figure, le droit maritime devrait être écarté au profit du droit fluvial qui connaît également des régimes de responsabilité limitée. Le plus bel exemple en est la Convention de Strasbourg sur la Limitation de responsabilité en Navigation Intérieure (CNLI), du 4 novembre 1988 qui reproduit à l identique le système de la Convention LLMC. Mais ce traité, entré en vigueur le 1 er septembre 1997, n a pas encore été ratifié par la France qui attend certainement que soit achevée sa révision, attendue pour 2012. Il est notamment prévu que ses plafonds d indemnisation soient rehaussés et que son champ d application, actuellement limité au Rhin et à la Moselle, soit étendu à toutes les voies navigables d importance internationale. En revanche, la réécriture de son article 1 er n est pas à l ordre du jour. Celui-ci, établissant un parallélisme parfait avec l article 1 er de la Convention de 1976 qui concerne les propriétaires de navire, réserve la limitation de responsabilité aux propriétaires de bateaux de navigation intérieure. 42. On aurait pu espérer qu à l occasion de cette réforme, la distinction relative aux engins (navire ou bateau) et l affectation habituelle de celui-ci à telle ou telle navigation soient abandonnées au profit d un critère spatial : eaux marines ou fluviales. De nouveau, nous proposons une autre version de l article 2 de la CNLI : seraient «soumises à limitation les créances pour mort, lésions corporelles, pertes ou dommages à tous biens survenus à bord du bateau [ou du navire pendant la navigation ou l utilisation fluviales] ou en relation directe avec [celles-ci]». On pourra objecter que la similitude des régimes de limitation de responsabilité de droit fluvial et maritime relativise le débat. Mais ce serait faire abstraction des montants des plafonds 39 Cf l introduction, point n 2. 35

d indemnisation qui diffèrent sensiblement. Tandis que ceux de la CNLI sont en passe d être actualisés, ceux fixés par la Convention LLMC modifiée en 1996 datent de plus de quinze ans. Toute autre est la question de savoir ce qui justifie une telle limitation de responsabilité en droit fluvial 40. C est à se demander si la motivation de l intérêt général n est pas devenue prédominante au point d occulter le risque de mer. 40 Cécile Tournaye, La révision de la Convention sur la limitation de la responsabilité en navigation intérieure, DMF juillet 2011, n 727. 36

Titre II : Restreindre le champ d application de la limitation de responsabilité à l aune de l intérêt général Le fait que le principe de la limitation de responsabilité donne satisfaction à des intérêts privés n est pas nécessairement exclusif de l intérêt général, justification contemporaine de l institution (chapitre 1). Celle-ci devrait logiquement être écartée lorsque l intérêt général s estompe et que triomphent l individualisme ou un intérêt économique supérieur (chapitre 2). Chapitre 1 : Une limitation de la réparation justifiée par le caractère d intérêt général des activités maritimes. Le principe de la réparation intégrale du préjudice ne peut souffrir d exception que si celle-ci est motivée par l intérêt général (section 1), lequel se présente comme le fondement actuel et suffisant de la limitation de responsabilité (section 2). 37

Section 1 : Atteinte au principe de la réparation intégrale, proportionnée au but d intérêt général poursuivi par les activités maritimes. 43. Si le législateur est particulièrement bienveillant à l égard des opérateurs maritimes c est qu ils mènent une activité d intérêt général, dans un environnement à hauts risques. En droit positif, toutes les dettes de responsabilité sont donc indistinctement admises à limitation. L article L5121-3 du Code des transports permet en effet aux personnes mentionnées à l article L. 5121-2 de limiter leur responsabilité «envers des cocontractants ou des tiers, même s il s agit de l Etat». Cette disposition contrarie franchement les principes qui gouvernent le droit de la responsabilité (quasi) délictuelle et contractuelle. 44. Le concept d intérêt général est le seul à pouvoir justifier qu il soit fait échec au principe de la réparation intégrale, dont nous allons brièvement retracer la genèse. De l article 1382 du Code civil, selon lequel «Tout fait quelconque de l homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer», la Cour de cassation en a tiré la conclusion suivante: «Vu l article 1382 du Code civil. Attendu que le propre de la responsabilité civile est de rétablir aussi exactement que possible l équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime, aux dépens du responsable, dans la situation où elle se serait trouvée si l acte dommageable n avait pas eu lieu» 41. Et comme tout principe général du droit visé a pris jadis la «forme initiatique» 42 d un attendu de principe, c est désormais au seul visa du principe de la réparation intégrale que des arrêts de cassation retiennent que les dommages et intérêts alloués ne peuvent ni excéder le montant du préjudice 43 ni lui être inférieure 44. Le dédommagement dû par le responsable doit donc couvrir tout le dommage (et uniquement le dommage), sans qu il en résulte un enrichissement ou un appauvrissement de la victime. Mais, le principe de la réparation intégrale n ayant qu une valeur législative, le législateur français ou international (les Conventions ayant une autorité supérieure à celle des lois) peut y apporter des restrictions justifiées par l intérêt général. C est ce qu a rappelé le Conseil constitutionnel dans une décision en 41 cass, civ 28 octobre 1954, Gaz. Pal. 1955 I.10. 42 Patrick Morvan, Les principes généraux du droit et la technique des visas dans les arrêts de la Cour de cassation, Cycle de conférences Droit et technique de cassation 2005-2006, 5 ème conférence, 4 avril 2006, consultable sur le site : www.courdecassation.fr/img/file/intervention_morvan.pdf 43 Civ. 1 re, 9 nov. 2004: Bull. civ. I, n o 264 44 Civ. 2 e, 12 mai 2011, pourvoi n 10-17.148, Legifrance. 38

date du 6 mai 2011, relative à l indemnisation forfaitaire des accidents et maladies professionnelles 45. 45. En droit de la responsabilité contractuelle, l exigence d une entière indemnisation découle de l article 1149 du Code civil : «Les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu il a faite et du gain dont il a été privé, sauf les exceptions et modifications ciaprès». Ainsi, aux termes de l article 1150, autre disposition maîtresse du Code civil, «le débiteur n'est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n'est point par son dol que l'obligation n'est point exécutée». Les clauses limitatives ou élusives de responsabilité sont donc licites tant qu elles ne contredisent pas «la portée de l obligation essentielle souscrite par le débiteur» 46. Bien que le créancier n y ait jamais consenti, la réparation de ces dommages prévisibles subit parfois une double limitation. Par la volonté unilatérale du débiteur, les plafonds tirés de la Convention LLMC viennent s ajouter aux clauses stipulées au contrat ou, à défaut, aux dispositions spécifiques qui le régissent de plein droit (s il en existe). Les mécanismes de limitation fonctionnement pourtant différemment, notamment quant aux causes d exclusion (faute simple, lourde, dolosive -intentionnelle-, inexcusable). Il y a donc quelque chose de choquant à ce que le débiteur oppose a posteriori les articles L5121-1 et suivants du Code des transports alors que les énonciations contractuelles ou particulières ont été déjà été écartées en raison de sa faute lourde. Ne serait-ce pas méconnaître l article 1134 du Code civil que de superposer les limitations de responsabilité? Ne serait-ce pas violer la commune intention des parties, anéantir la force obligatoire du contrat et surtout trahir la confiance du créancier? Tel avait été l analyse de la Cour d appel de Paris, dans un arrêt très critiqué en date du 31 octobre 1984 47. En l espèce, la responsabilité de l appelant était recherchée sur le fondement du contrat de transport de marchandises, soumis au régime impératif de la Convention du 25 août 1924 pour l unification de certaines règles en matière de connaissement (dite Règles de La 45 CC, 6 mai 2011, n 2011-127 QPC, obs Patrick Chaumette, Du recours en faute inexcusable de l armateur en cas d accident du travail maritime, DMF juillet 2011, p.623. 46 Cass, com, 29 juin 2010, pourvoi n 09-11.841, arrêt Faurecia. 47 CA Paris, 31 octobre 1984, osb Pierre Bonassies, DMF 1985, n 668 (arrêt consultable sur la base de jurisprudence en ligne wwww.lamyline.fr) 39

Haye), à laquelle faisait d ailleurs référence la clause Paramount. Il a été jugé que, même si le transporteur avait eu la qualité de propriétaire de navire, il n aurait pas pu se prévaloir des dispositions de la Convention du 10 octobre 1957 sur la limitation de responsabilité des propriétaires de navires, car il ne les avait pas fait entrer dans le champ contractuel. Il en découle que les dettes de responsabilité dont le règlement n avait pas été contractuellement limité étaient exclues du régime conventionnel et supplétif de 1957. Dans une affaire similaire, celle du navire Alemania, le transporteur n ayant pas non plus prétendu être le propriétaire du navire, la Cour d appel a écarté la Convention LLMC de 1976, sans qu on sache vraiment si a contrario elle aurait accepté le principe du cumul 48. Celui-ci n est pourtant pas exclu par les Règles de La Haye (article 8) et la Convention d Athènes du 13 décembre 1974 relative au transport par mer de passagers et de leurs bagages (article 19) 49 qui précisent ne modifier en rien les droits et obligations du transporteur tels qu ils résultent des conventions internationales sur la limitation de responsabilité des propriétaires de navires. Cette décision laisse donc pendante la question de savoir si la limitation de responsabilité ne devrait pas être supprimée pour les dommages prévisibles et ne concerner que les dommages imprévisibles. La Convention LLMC aurait-elle pour effet d autoriser le juge judiciaire à modifier le contrat en raison du changement radical des circonstances qui l entourent (spécialement la survenance d une catastrophe donnant brusquement naissance à une multitude de créances auxquelles le bénéficiaire ne peut faire front sans mettre en péril son activité)? Certainement pas car non seulement il leur est défendu de prendre en compte l imprévision, par exemple en ajoutant ou substituant des clauses nouvelles à celles qui ont été librement négociées ; mais en plus il n est pas touché ici au contenu du contrat dont seuls les effets seront éventuellement modulés par le jeu de la mise en concurrence des créanciers sur le fonds de limitation. Ainsi, une fois la constitution du fonds autorisée par ordonnance du Président du Tribunal de commerce, le montant de la créance maritime qui aura d abord été calculé suivant les clauses limitatives de réparation, sera payé au prorata des sommes à distribuer sur le fonds si celui-ci est insuffisant pour désintéresser tous les créanciers. 48 Voir note 35. Obs Olivier Cachard, Le commissionnaire de transport face aux «limitations» des Conventions maritimes de 1924 et de 1976, DMF 2008, n 690. 49 La Convention d Athènes n a pas été ratifiée par la France. 40

Ce mécanisme n est pas sans rappeler les procédures collectives auxquelles empruntent beaucoup l esprit et la technique de la limitation. Sauf que d une part, à l occasion de la sauvegarde (ouverte à la demande du débiteur justifiant de difficultés qu il n est pas en mesure de surmonter), du redressement ou de la liquidation judiciaire (obligatoires dès la cessation des paiements), il peut être réellement dérogé au principe d intangibilité des contrats, et que d autre part le droit à limitation n est pas conditionné par l insolvabilité prévisible ou avérée du bénéficiaire. 46. La limitation de responsabilité opposée aux créanciers maritimes porte également atteinte à leurs «droits naturels et imprescriptibles» que sont notamment l égalité et la propriété 50. Garantits par la Déclaration des Droits de l Homme et du Citoyen de 1789 (DDHC), ils ont leur pendant dans de nombreux textes, au premier rang desquels la Convention de sauvegarde des Droits de l Homme et des Libertés fondamentales de 1950, ratifiée par la France en 1974. L article 1er de la DDHC déclare en effet que «les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l utilité commune». Il interdit donc toute forme de discrimination, et ce quelque soit la situation sur laquelle elle se base, sauf exception tenant à l intérêt général. L article 17 de la DDHC spécifique à l expropriation relève de son côté que «la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité». Il en résulte -en extrapolant- qu'une personne ne peut être privée de son droit à réparation qu'à condition que soit respecté le juste équilibre entre l'intérêt général et les impératifs de la sauvegarde du droit au respect des biens (lesquels auraient par exemple subi des dégradations à bord du navire ou en relation directe avec son exploitation). La limitation de responsabilité porte-t-elle une atteinte disproportionnée à ces droits à valeur constitutionnelle? A notre avis, non car la réparation n est pas exclue mais simplement limitée. Bien au contraire, elle est proportionnée à l assurabilité du risque de mer. 47. Mais comment définir cet intérêt supérieur pour lequel la limitation de responsabilité a été instituée? La notion a évolué : initialement attachée au domaine, travaux et service publics, elle 50 Article 2. Dans l esprit de la DDHC, il s agit surtout de la propriété immobilière. 41

s est considérablement élargie au point d embrasser désormais tout ce qui peut avoir une utilité collective. Ainsi, qu elle accomplisse ou non une mission de service public, une activité maritime peut être reconnue d utilité sociale. Il résulte en effet de la combinaison des articles L5000-2 51 et L5121-3 52 du Code des transports que presque tous les navires sont éligibles à la limitation de responsabilité, quelque soit leur affectation. En effet, répondent à la définition de navire tous les engins flottants construits et équipés pour la navigation maritime et affectés soit au commerce ou à la pêche, soit à des services publics à caractère administratif, industriel ou commercial -nous mettons sciemment de côté la plaisance-. 48. Dans le domaine économique, les lois qui protègent l intérêt général contiennent généralement des dispositions impératives, relevant d un ordre public de direction. Or, tel n est pas le cas de d un régime de limitation supplétif de la volonté, lequel traduit plutôt un ordre public de protection qui tend à la défense d intérêts particuliers estimés primordiaux. En est-il même question? Rien n empêchent les propriétaires, armateurs, affréteurs (pour ne citer qu eux) de renoncer par avance, dans un contrat, à user de leur prérogative, dont ils ont la libre disposition. Ils décident en effet, d une manière discrétionnaire, de constituer ou non un fonds de limitation. Ce n est qu une fois qu ils ont choisi, au vu de l ampleur des dommages, d exercer cette faculté que les créanciers sont assujettis à la procédure obligatoire mise en œuvre qui les privera d une partie de l indemnisation à laquelle ils auraient pu légitimement prétendre. Mis à part ce troublant paradoxe, il faut bien voir que personne ne conteste, dans le fond, le caractère d intérêt général de certaines activités maritimes. Section 2 : L intérêt général défendu par les activités maritimes, fondement alternatif au risque de mer. 49. L intérêt général est-il le fondement le plus solide de la limitation de responsabilité? Le risque de la mer pourrait être jugé insuffisant car il est aujourd hui largement maîtrisable par un armateur compétent. En revanche, le fait qu il n existe pas de limitation de responsabilité dans d autres situations périlleuses n explique en rien, à notre avis, la remise en cause du risque de 51 Définition du navire 52 Droit à limitation opposable aux créances pour dommages survenus à bord du navire ou en relation directe avec la navigation ou l utilisation. 42

mer. En effet, le législateur a peut-être mal évalué le risque couru à l occasion de la navigation aérienne ou de l exploitation d une usine de produits chimiques, pour reprendre les illustrations de Pierre Bonassies. Celui-ci voit dans l intérêt général le fondement inébranlable de l institution qu il promet à un bel avenir 53. 50. Mais en quoi certaines activités maritimes sont-elles d intérêt général? La voie maritime est empruntée par 72% des importations et exportations françaises et 90% des marchandises transportées dans le monde (soit environs 35 000 milliards de tonnes-milles ramenés à 8 milliards de tonnes si on ne prend pas en compte les milles nautiques parcourus ; donc en moyenne une tonne de marchandises parcourt 4.375 milles ou 8100 kilomètres ce qui correspond à des trajets intercontinentaux). La rupture du trafic maritime signifierait pour la France «non seulement la faillite immédiate de nombreuses industries mais également à moyen terme l asphyxie totale de l économie du pays» 54. Le trafic maritime n a eu de cesse de s intensifier en raison de la libéralisation des échanges, de la délocalisation de la production et de la conteneurisation. Transitent par mer toutes sortes de marchandises : les biens manufacturés en provenance d Asie, les matières premières (telles que les métaux, le charbon, les hydrocarbures) et les denrées alimentaires, généralement maintenues sous froid. Le secteur du transport maritime a pourtant traversé une crise sans précédent, déclenchée par la faillite de la banque américaine Lehman Brothers le 15 septembre 2008, faisant littéralement chuter la demande. Elle survient alors que les armateurs, encouragés par la croissance de ces dernières années avaient commandé et réceptionné de nouveaux navires menant à la surcapacité des flottes 55. Ce n est qu à partir du printemps 2010, au moment de la reprise de la consommation, que le transport maritime a pu de nouveau remplir son office d approvisionnement des marchés, notamment européens 56. Pareillement, on ne peut nier le caractère d intérêt général du transport maritime de passagers. Cette activité n est plus aussi florissante que par le passé car elle a été détrônée par l avion dès la moitié du XXe siècle pour les longues distances. Elle subsiste donc sur des courts trajets à 53 Pierre Bonnassies, Rapport de synthèse, DMF 2002, n 632 (9 ème journée Ripert dédiée à la limitation de responsabilité). 54 Martine Rémond-Gouilloud, Avant-propos, Droit maritime, Etudes internationales, Pédone, éd 1988. 55 Paul Tourret, La crise maritime internationale, note de synthèse n 120 de l Institut supérieur d économie maritime (ISEMAR), décembre 2009, consultable sur Internet à l adresse suivante : www.isemar.asso.fr/fr/pdf/note-de-syntheseisemar-120.pdf 56 Paul Tourret, Quelle reprise pour le transport maritime international?, note de synthèse n 130, ISEMAR, décembre 2010, consultable sur Internet à l adresse suivante : www.isemar.asso.fr/fr/pdf/note-de-synthese-isemar-130.pdf 43

destination des îles (dont la desserte constitue parfois même un service public) ou pour le passage des détroits. Le transport maritime est présenté comme le moyen d acheminement le plus sûr pour les marchandises et les passagers. Selon les statistiques, la réalisation du risque de mer reste donc exceptionnelle, mais le cas échéant, elle a des retombées financières très lourdes pour les armateurs. Le risque subsiste donc et justifie au moins autant la limitation de responsabilité que le caractère d intérêt général de certaines activités maritimes. Le transport maritime est évidemment le moins coûteux et le plus écologique comparé au transport routier et aérien. Ainsi, sachant que pour déplacer une cargaison de trente milles tonnes, il faut affréter sept cents cinquante camions ou vingt barges ou un seul navire, démonstration est faite qu il conviendrait de développer le transport maritime à courte distance, notamment en Europe. Dernier élément qui achèvera de convaincre les éventuels détracteurs, le transport maritime se fait très discret, contrairement à l aérien et au routier qui sont sources de nuisances : un ensemble de facteurs techniques comme le bruit, la pollution, l encombrement des réseaux, nuisent en effet à la qualité de vie. L intérêt général commande également le maintien des emplois générés par ces activités maritimes. Autour des gens de mer gravitent de multiples professions para-maritimes dans le secteur secondaire (construction navale, ) et tertiaire (logistique, assurance, sécurité, entretien des navires et des infrastructures, services portuaires, bancaires et juridiques, équipements technologiques, formation, ). En France, mis à part les 10.000 navigants de la Marine marchande, on dénombre près de 447 000 postes en relation directe avec les activités maritimes. 51. La limitation de responsabilité concourt-elle à la défense de l intérêt général? Oui, car, derrière le soutien économique indispensable à l industrie maritime qu elle constitue, se profile toujours en toile de fond la volonté de renforcer la sécurité. Il s agit d abord d attirer les capitaux qui font cruellement défaut. Ainsi, selon Yves Tassel «la course aux quirats 57, investissement dans lequel celui qui n exploite pas le navire peut limiter sa responsabilité, montre la nécessaire pérennité de la limitation. La constitution des pools et des 57 part de copropriétaire. En France, la société de quirataire a disparu depuis la loi de finances de 1998, au profit d un GIE fiscal (groupement d intérêt économique). 44

consortiums le manifeste : la construction et l exploitation des navires actuels dépassent souvent les possibilités d une seule société. Le vieillissement des flottes et la difficulté de les renouveler prouve que la situation économique est défaillante» 58. Doté d un pouvoir de régulation, l Union européenne, surveille de près ces pools et consortiums accusés de fausser la concurrence, objectif qu elle s efforce de concilier avec celui d intérêt général. En revanche, c est la sanction de l abus de droit qui pèse comme l épée de Damoclès sur certains montages sociétaires qui fractionnent le patrimoine de l armateur en autant de sociétés que de navires dont il est propriétaire (c est le phénomène des single ship companies qui mettent à l abri de la saisie les navires des autres sociétés). A moins que les créanciers parviennent à démontrer la fictivité de la filiale qui s interpose, ces artifices rendent parfois impossible l identification du propriétaire qui élude sa responsabilité. Supprimer la limitation de responsabilité encouragerait-il cette inclinaison des opérateurs maritimes à diluer au maximum le risque? A ces considération économiques, un argument politique vient s ajouter : il n y a pas que la situation économique qui soit défaillante, il y a également certains Etats comme le Libéria et le Panama, qui n exercent pas de contrôle de sécurité effectif sur leurs navires, certainement faute de moyen. C est toute la problématique des pavillons de complaisance, accordés en l absence de lien substantiel entre le navire et l Etat. Ils entretiennent la vétusté de la flotte mondiale (si on peut se permettre cet oxymore), obligeant les Etats côtiers et les Etats du port à redoubler d efforts pour d une part lutter contre le dépavillonement (en allégeant les charges sociales et fiscales voire en créant un pavillon bis) et d autre part pour pallier les carences des Etats du pavillon par l adoption d un cadre juridique les autorisant à imposer le respect de leurs propres normes 59. Ainsi, pour nuancer les propos de Martine Rémond-Gouilloud, la liberté des mers affirmée par Grotius ne «signifie [plus tout à fait] la jungle» 60. Pour développer le commerce maritime, en concurrence avec d autres modes de transports, plus rapides, il faut donc s évertuer à attirer les capitaux, encourager les investissements. Mais il y a t-il d autres activités maritimes que le transport de marchandises et de passagers qui méritent protection au nom de l intérêt général? Indéniablement, il y a la pêche dont il n est pas besoin de vanter les mérites et qui est généralement organisée en coopératives dont toutes ne poursui- 58 Yves Tassel, Le droit maritime, un anachronisme?, revue juridique en ligne Neptunus, 1995, vol 1-2. 59 Voir par exemple le Memorendum of understanding (Mou), Paris, 1982. 60 Martine Rémond-Gouilloud, Droit maritime, Etudes internationales, Pédone, 1988, avant-propos, IV. 45

vent pas un but lucratif. Elle bénéficie par ailleurs d aides structurelles positives, issues de la Politique commune des pêches (PCP) et c est ici qu on mesure toute la portée du caractère d intérêt général de cette activité. De même, les navires câbliers, sabliers, remorqueurs, navires de recherche sont indubitablement armés pour servir l intérêt général. Au sommet de l édifice, se placent les assistants et sauveteurs en mer. 52. Au terme de cette étude, la limitation de responsabilité apparaît pleinement justifiée pour le propriétaire et les exploitants de navires qui misent sur des activités maritimes d intérêt général. Mais à l égard des intérêts particuliers qu elle satisfait également, et des intérêts économiques supérieurs auxquels elle se heurte, la limitation de responsabilité ne se justifie plus. Chapitre 2 : Persistance injustifiée du droit à limitation en présence d un intérêt supérieur ou exclusif de l intérêt général. Deux excroissances de la limitation de responsabilité devraient être éliminées : d une part, les créances auxquelles donnent naissance les activités qui ne sont pas d intérêt général et qui sont détenues par des tiers au monde maritime (section 1) ; d autre part, les créances pour dommages causés aux installations portuaires dont la réparation représentent un intérêt supérieur (section 2). Section 1 : Extension déraisonnable de la limitation à ceux qui bravent le risque de mer dans leur intérêt propre et exclusif - le triomphe de l individualisme 53. Il est régulièrement rappelé que la limitation de responsabilité se justifie par le risque de mer et le caractère d intérêt général des activités maritimes. Or, on s est aperçu au fil de nos développements que l admission de la créance à limitation tenait parfois à la seule réalisation du risque de mer (navigation de plaisance) ou à la seule considération du but poursuivi par l expédition (l intérêt général -navigation fluviale-). Il n est pas exigé de répondre cumulativement à ces 46

deux critères. On imagine même en théorie que la limitation de responsabilité puisse s appliquer à un navire de plaisance naviguant dans les eaux fluviales! La raison en est que le droit maritime s est au fur et à mesure détaché de ses fondements. Ceux-ci n ont manifestement pas guidé son évolution : dans un souci de simplification, la notion de navire a toujours prédominé alors qu elle est longtemps restée indéfinie. Par son imprécision 61, le législateur a laissé se bâtir une jurisprudence qui ne pouvait refuser à certains propriétaires de navires le bénéfice de la limitation de responsabilité sans ajouter aux textes ou les dénaturer, et qui dans un élan d équité préférait disqualifier le navire plutôt que de limiter la réparation de la victime d un préjudice corporel. Mais au bout du compte, une fois les solutions prétoriennes entérinées 62, les tentatives pour remettre en cause des acquis égoïstement arrachés avortent le plus souvent. 54. Or, il est évident que la plaisance n est pas d utilité commune, qu elle soit commerciale, sportive, touristique, professionnelle ou amateur, que le navire soit utilisé à des fins privées ou collectives 63. Par ailleurs, les navires de plaisance sont le plus souvent de petites unités très vulnérables 64, surtout lorsqu elles n ont qu un moteur pour moyen de propulsion. Les statistiques sont formelles : les assistants et sauveteurs portent essentiellement secours à des plaisanciers, lesquels s aventurent parfois inconsciemment en mer. 55. Comment ce loisir particulièrement dangereux pourrait-il servir le bien-être collectif? On ne voit que l exposition du navire de plaisance au risque de mer pour justifier la diminution de la contribution à la dette des plaisanciers. Il existe certainement d autres moyens, plus directs, d encourager la construction navale que de priver les victimes d une partie de la réparation à laquelle elles pouvaient légitimement prétendre. En définitive, lorsque la limitation de responsabilité n est pas liée à une activité d intérêt général, il faudrait soit la supprimer soit veiller à ce qu elle ne concerne que les créanciers qui ont aussi accepté, en connaissance de cause, de courir le risque de mer. 61 «Tout propriétaire de navire» peut invoquer les dispositions de la Convention de 1976, «chaque propriétaire d un navire» pour celles de la loi du 3 janvier 1967. Application de l adage selon lequel il n y a pas lieu de distinguer là où la loi ne distingue pas. 62 Première définition légale du navire donnée par l article L5000-2-I du Code des transports : «Sauf dispositions contraires, sont dénommés navires pour l application du présent code : 1 Tout engin flottant, construit et équipé pour la navigation maritime de commerce, de pêche ou de plaisance et affecté à celle-ci». 63 Martine Rémond-Gouilloud, Droit maritime, Etudes internationales, Pédone, 1988, p.175, n 313 (Yachts de plaisance). 64 Tandis que la Convention de 1976 ne s applique qu aux navires de plus de 500 tonneaux, le droit français 47

56. De même, parce que les accidents qu ils provoquent peuvent entraîner une pollution touchant divers intérêts, dont certains sont étrangers à l exploitation du navire, les transports d hydrocarbures, de substances nocives ou nucléaires ont été eux-mêmes soustraits au régime général de responsabilité pour subir un traitement plus sévère. Ainsi, malgré le caractère d intérêt général de ces activités, les plafonds de limitation ont été relevés par rapport à ceux de la Convention de 1976. Le principe de la limitation a toutefois été maintenu car il se présente comme la contrepartie de la responsabilité de plein droit des propriétaires et exploitants de ce type de navires. Ce mécanisme différent s explique par l impérieuse nécessité d avoir un responsable qui réponde au moins en partie du dommage causé, l autre partie étant prise en charge par un fonds d indemnisation (le FIPOL, fonds d indemnisation des victimes de pollution par les hydrocarbures est par exemple alimenté par l industrie pétrolière). 57. Il faut donc renforcer ce qu il reste de la limitation traditionnelle de responsabilité, qui s applique déjà par défaut, afin qu elle ne devienne pas un régime résiduel sans cohérence d ensemble. A l instar de René Rodière, nous nous demandons donc «s il ne faut pas émietter davantage encore le tronc commun de la responsabilité des propriétaires de navires ( ). On peut redouter le pire, (c est-à-dire) l oubli de tout ce qui peut justifier en matière maritime et seulement sous l angle des navires un système de limitation». Les remarques que nous formulons valent également pour la croisière, même si l on peut craindre la vive réaction des lobbies à l annonce de la perte partielle de leur privilège de limitation (nous supposons que les croisiéristes acceptent de courir le risque de mer). Mais l impact politique est négligeable à côté de l impact économique du système, et qui préside seul à la nécessité de le réformer (quid de l assurabilité du risque notamment?). C est pourquoi, faute de données suffisantes, nous nous contentons de ranimer le débat qui avait été ouvert en 1992 65. 58. Cette année là, un projet de loi avait été déposé sur le bureau de l Assemblée nationale, dont la teneur était la suivante : la responsabilité des propriétaires de navires d une jauge inférieure à trois cents tonneaux, et des engins de plaisance, est illimitée en ce qui concerne les créances pour mort ou lésions corporelles. A contrario, la limitation de responsabilité subsiste pour les dommages aux biens. Ce compromis qui n a pas abouti posait toutefois deux problèmes soulignés par Pierre Bonassies. Le premier avait trait au champ d application matériel de la disposition qui excluait tous les navires de moins de trois cents tonneaux sans distinguer entre 65 Projet de loi déposé le 2 janvier 1992 ; Obs Pierre Bonassies, Problèmes et avenir de la limitation de responsabilité, DMF 1993, n 524. 48

les navires de plaisance, les navires de pêche, les navires pilote ou encore les navires de recherche. Le second tient à la compatibilité et à l effectivité de cet amendement en droit international : serait-il opposable à tous les navires, qu ils battent pavillon français ou étranger (y compris d un Etat non signataire de la Convention)? 59. On pressent bien la difficulté qu il y a à distinguer non pas selon les chefs de préjudice mais selon que les créanciers tirent ou ne tirent pas directement avantage des activités maritimes. Ainsi, quand elle joue au profit exclusif d intérêts particuliers, la limitation de responsabilité ne se maintient que par des artifices. Le système n est viable que s il fonctionne en vase clos 66, c est-à-dire entre armateurs, tous étant appelés un jour à en souffrir et à jouir. En revanche, lorsqu elle a vocation à assurer la pérennité des activités maritimes d intérêt général, elle peut légitimement être opposée à tous créanciers, contractants ou tiers, à moins de se heurter à un intérêt qui lui est encore supérieur. Section 2 : Incompatibilité de la limitation de responsabilité avec l intérêt économique supérieur des ports maritimes. 60. Les navires et les ports maritimes sont interdépendants. Ces derniers (lieux de refuge et d avitaillement, abris aménagés pour le chargement des cargaisons et l embarquement des passagers) constituent le complément indispensable des activités maritimes. 61. Les ports français subissent également de plein fouet la mondialisation et l ouverture à la concurrence, malgré la décentralisation progressive de leur gestion. Manquant de compétitivité, ils n ont pas su retenir une partie du trafic maritime approvisionnant le marché français, qui s en est allé à l étranger : Rotterdam, Anvers, La loi n 2008-660 du 4 juillet 2008 portant réforme portuaire a notamment permis le transfert de la propriété de l outillage des grands ports maritimes, du secteur public au secteur privé. Le 29 juin 2011, la Commission a approuvé la procédure de cession aux prix du marché des grues et engins en tous genres, qui ne constitue donc pas une aide d Etat au profit des entreprises de manutention. On espère, du même coup, assainir les finances publiques et relancer la productivité des ports. Dans ce contexte, une amélioration de 66 Martine Rémond-Gouilloud, Droit maritime, Etudes internationales, Pédone, 1988, p171, 306. 49

leur performance ne pourrait-elle pas être le fait de la révision du principe de la limitation de responsabilité? Si le principe de la limitation est écarté pour les créances d enlèvement et de destruction des épaves par l Etat 67, ce n est pas le cas des créances de responsabilité que les ports maritimes, victimes de dégradations incessantes de leurs ouvrages, détiennent contre les propriétaires et exploitants de navires. 62. En effet, selon la convention LLMC de 1976 (article 2 1a) sont notamment soumises à limitation les créances dont sont titulaires les personnes morales de droit public, pour «dommages à tous biens (y compris les dommages causés aux ouvrages d art des ports, bassins, voies navigables et aides à la navigation)». Cette précision n est pas reprise en droit français, l article L5211-3 du Code des transports limitant les créances pour dommages qui se sont produits à bord du navire ou qui sont en relation directe avec la navigation ou l utilisation du navire. Mais il ne fait aucun doute que la limitation de responsabilité demeure pleinement opposable aux créances pour dommages causés par le navire à un port, «chose contre laquelle les ports français protestent vainement depuis de nombreuses années, en observant que leur responsabilité à l égard des navires ne connaît, elle, aucune limitation» 68. Cette absence de réciprocité, de solidarité de part du monde maritime dans le partage du risque, en cas de dommage causé par l installation portuaire au navire est très mal supportée. Conviendrait-il alors de supprimer la limitation de responsabilité relative aux créances pour dommages aux ouvrages d art des ports ou d en accorder le bénéfice à ces derniers? 63. La thèse de la suppression de la limitation de responsabilité n est pas ouvertement soutenue par Robert Rézenthel qui invite juste le législateur à «remédier [à] la situation» qu il décrit 69. Ainsi, l opposabilité de la limitation de responsabilité aux autorités portuaires affecteraient directement plusieurs principes de valeur constitutionnelle au nombre desquels : la protection du domaine public maritime artificiel (dont les atteintes sont sanctionnées par une contravention de grande voirie 70 prononcée par le juge administratif, ayant la particularité d entraîner à la fois une peine d amende et une indemnité compensatrice, et pour lesquelles il peut être désormais transigé 71 ) ; 67 article L5121-4 du Code des transports 68 Pierre Bonassies et Christian Scapel, Traité de droit maritime, LGDJ, éd 2006, p 273, n 416 in fine. 69 Robert Rézenthel, Les autorités portuaires face aux privilèges des propriétaires de navires, DMF 1996, n 560. 70 Article L2132-2 et s. du Code général de la propriété des personnes publiques, article L331-1 du Code maritime. 71 Article L2132-25 Code général de la propriété des personnes publiques. 50

le principe de la continuité du service public compromise par l impossibilité financière de remettre en état les infrastructures endommagées ; enfin, celui de l égalité de tous devant les charges publiques. L auteur invoque en dernier recours qu une limitation de la réparation pourrait entraver les importations et exportations, au sens du Traité de Rome. 64. La thèse de l extension de la limitation de responsabilité au bénéfice des «gestionnaires de terminaux ou d installations portuaires quel que soit leur statut public ou privé» est, elle, ostensiblement défendue par Laurent Fedi 72. Il faudrait d après lui rééquilibrer les rapports de force en leur reconnaissant formellement la limitation de responsabilité. «Considérant leur rôle dans le commerce maritime mondial, cette revendication, qui appartient déjà au siècle passé, semble plus que jamais légitime». Mais, pour que la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes s applique, il faudrait encore que les installations portuaires répondent à la définition de navire, ou que le droit international et interne s affranchissent de cette condition exclusive tenant à la qualité de l engin. 65. Il existe encore une troisième voie, sans aucun doute financièrement la plus intéressante pour le port : seuls les propriétaires des infrastructures pourraient limiter la réparation due aux armateurs. 66. Quel schéma adopter : celui de la réparation intégrale pour tous ou de la limitation pour tous? Vaut-il mieux radicalement privilégier le port ou au contraire conserver la solution de droit positif qui favorise les armateurs? Pour répondre à cette question, il faudrait être en possession de tous les éléments qui permettent de mesurer l économie de chaque figure, de mettre en balance ses avantages et inconvénients. Dans l immédiat, nous nous tournons vers la suppression de la limitation pour les dommages causés au domaine public ou privé portuaires, autrement dit vers leur réparation intégrale. Le bon état des installations est un gage supplémentaire de sécurité pour les navires. La contribution des armements au maintien de la qualité du service profitera au port lui-même comme à tous ses usagers. Cependant, tandis que la jurisprudence n a aucune exigence quant à l affectation de l indemnité reçue 73, il pourrait être mis à la charge de l opérateur portuaire une obligation de procéder aux réparations de l ouvrage détérioré. 72 Laurent Fedi, Le cadre juridique international de l exploitation des installations portuaires ou comment passer d une législation atomisée spécifique à un régime universel reconnu, DMF 2008, n 694. 73 CE, 9 avril 1954, Cie générale de navigation, Lebon, 231. 51

Conclusio n de la première partie 67. S achève ici la première partie de notre étude consacrée aux fondements d une institution dévoyée. Nous confirmons la nécessité de restreindre son champ d application à l aune du risque maritime et de l intérêt général, deux critères à notre avis cumulatifs, sans quoi l atteinte au principe de la réparation intégrale est disproportionnée. Dans la seconde partie, nous montrerons que la technique de limitation de responsabilité doit être perfectionnée. 52

Partie II : Parvenir à une meilleure répartition du risque maritime. Opérant une répartition inégalitaire du risque maritime entre les personnes concernées par la limitation de responsabilité, le système actuel est désavoué par la jurisprudence française (titre 1). Il appelle donc plusieurs correctifs (titre 2). Titre 1 : Le désaveu d un système inégalitaire de limitation Par une appréciation souple de la faute de nature à déchoir le bénéficiaire de son droit à limitation (chapitre 2), la jurisprudence tente d atténuer les effets d un mécanisme inégalitaire de répartition du risque de mer (chapitre 1). 53

Chapitre 1 : Une répartition déséquilibrée du risque de mer Le mécanisme institué répartit inégalement le risque de mer entre les personnes concernées par la limitation, c est-à-dire entre les bénéficiaires eux-mêmes (section 1), entre les créanciers maritimes (section 2) et, à l évidence, entre bénéficiaires et créanciers (section 3). Section 1 - Répartition inégalitaire entre bénéficiaires : limitation dégressive liée à la capacité du navire. 68. Les propriétaires et exploitants de navires ne demandent au Président du Tribunal de commerce l autorisation de constituer un fonds que dans l hypothèse où l ensemble des créances nées d un même événement dépasse les limites de réparation fixées par la Convention LLMC de 1976 telle qu amendée par le Protocole du 2 mai 1996. Il n est donc plus possible de faire abandon du navire en guise de réparation (et ce depuis la Convention de 1957). Désormais, le bénéfice de la limitation de responsabilité doit être invoqué après chaque manifestation majeure du péril de mer. Par conséquent, le fonds est susceptible d être constitué plusieurs fois pour un même voyage (si tant est que celui-ci ait pu se poursuivre et que les évènements puissent être isolés les uns des autres). C est dire d une part l obsolescence du concept de fortune de mer, celle-ci ne se renouvelant pas pendant l expédition, et d autre part l augmentation de la contribution à la dette du responsable puisque la perte maximale n est plus liée au navire. 69. Mais, en cas de dommages causés aux biens ou aux personnes autres que les passagers, la part de cette contribution n est pas la même pour tous les bénéficiaires, la limitation étant calculée en fonction du tonnage brut du navire, selon un système dégressif. En effet, le poids de la responsabilité a tendance en proportion à s alléger au fur et à mesure que le tonnage du navire augmente, si bien que le tonnage marginal (ou le tonneau de gros navire, comme un vraquier) coûte moins cher que le tonnage initial (ou le tonneau d un petit navire tel que le roulier). Cette inégalité de traitement entre armateurs est-elle acceptable? La clé de répartition du risque de mer n est pas linéaire, comme si les petits navires de moindre dimension étaient plus exposés 54

aux périls de la mer que ceux de grande dimension. Quand bien même ce serait le cas, on oublie que l ampleur des dommages est généralement liée à la taille du navire. Ainsi, serait-il plus juste de calculer les limitations n ont par tranches, mais par détermination d un coefficient appliqué au tonnage (cf. n 102). Section 2 Répartition inégalitaire entre créanciers : limitations générales et limitations spéciale opposable aux passagers. 70. L inégalité dans la répartition ne touche pas que les armateurs entre eux ou les créanciers dans leurs rapports avec les bénéficiaires. Elle joue également entre créanciers, selon leur qualité et la nature du préjudice qu ils subissent. 71. S agissant spécifiquement des créances résultant de la mort ou des lésions corporelles des tiers, pour obtenir le montant de la réparation, il faut additionner : - d une part une somme préétablie d un million de droits de tirage spéciaux (DTS) 74 pour les navires de moins de trois cents tonneaux ou, pour les autres, de deux millions d unités de compte; - et d autre part une somme proportionnelle au tonnage du navire avec un taux dégressif : ainsi il faut ajouter huit cents DTS par tonneau au-delà du cinq centième tonneau, puis six cents DTS au-delà du trente millième tonneau, enfin de quatre cents DTS au-delà du soixante-dix millième tonneau. 72. S agissant des créances pour dommages matériels, les sommes ont été respectivement portées à cinq cents DTS pour les navires d une jauge inférieure à trois cents unités 75 ou à un million pour les autres, puis quatre cents, trois cents et deux cents DTS par palier franchi. Tandis que les valeurs planchers avaient été multipliées par six par le Protocole de 1996, les autres valeurs avaient été affectées d un coefficient moyen de deux et demi 76. 74 Au 16 septembre 2011, 1 DTS équivaut environ à 1,58$ ou 1,14. 75 Pour une application en jurisprudence : TGI Sables d Olonne, 7 janv. 2011, navires L Athineas et Black Sambucca, n 09.01007. Obs Jérôme De Sentenac, DMF, 2011, n 727. 76 Cf annexe, tableaux comparatifs des plafonds de la Convention de 1976 et du Protocole de 1996. 55

73. En outre, l article 6 2 de la Convention de 1976 énonce que si la partie du fonds réservée à l indemnisation des dommages corporels subis par les tiers ne suffit pas à désintéresser les créanciers, alors ceux-ci peuvent venir en concours sur la partie affectée au règlement des créances pour dommages matériels. Il y a donc fongibilité des sous-ensembles au profit exclusif des tiers blessés ou de leurs ayant droits. Depuis un arrêt de la Cour d appel d Aix-en-Provence, en date du 21 octobre 1993, même si l événement n a donné naissance qu à des créances pour mort ou lésions corporelles, le fonds doit être constitué dans son intégralité 77. Cette solution a été récemment confirmée par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans l affaire de La Licorne, jugée le 16 novembre 2010 78. 74. Concernant les préjudices corporels subis par les passagers au cours du même évènement, le Protocole de 1996 a porté la réparation à cent soixante-quinze milles DTS par personne, multiplié par le nombre de passagers que le navire est autorisé à transporter (contre environs quarante-six milles DTS en 1976) et sans plafond global (autrefois fixé à vingt-cinq millions d unités de compte). Cela reste insuffisant si l on compare aux deux cents cinquante milles DTS (sur la base de deux milles tonneaux) accordés par la Convention d Athènes du 13 décembre 1974 modifiée en 2002, relative au transport par mer de passagers et de leurs bagages, qui n a pas été ratifiée par la France. Mais, le Règlement n 392/2009 du Parlement et du Conseil du 23 avril 2009 entré en application depuis l Ordonnance n 2010-1307 du 28 octobre 2010, et qui s inscrit dans le cadre de la politique commune des transports, incorpore certaines dispositions du Protocole révisant à la Convention d Athènes à laquelle la Communauté et les États membres devraient adhérer. Section 3 Répartition inégalitaire entre bénéficiaires et créanciers : les plafonds de réparation à l épreuve de l érosion monétaire 75. Le Protocole modificatif de 1996 a plus revalorisé les plafonds de réparation qu il ne les a augmentés. L unité de compte (le droit de tirage spécial) a l inconvénient d être définie en fonction d un panier de devises. Les quatre monnaies courantes (qui subissent l inflation et la déflation, contrairement à des monnaies constantes dont la valeur théorique est corrigée par un indice des 77 CA Aix, 21 oct. 1993, DMF 1993, p.386, obs Yves Tassel. 78 Cass, com, 16 nov. 2010, navire La Licorne, pourvoi n 09-71.285, DMF 2011, n 723, obs Pierre Bonassies, Bordage du droit de la limitation de responsabilité. 56

prix) sont le dollar EU, l euro, la livre sterling et le yen. Par conséquent, en raison de l érosion monétaire, la réparation allouée aux victimes est devenue dérisoire. Antoine Vialard donne l explication de ce déséquilibre quantitatif : «Le protocole de 1996 ne fait que reproduire à l identique, en monnaie constante, les montants, déjà très insuffisants, prévus vingt ans auparavant. Et comme la France a attendu douze ans avant de ratifier ce protocole, les montants ainsi fixés en 1996 ont déjà perdu, en monnaie constante, à peu près le quart de leur valeur (si l on part de l hypothèse optimiste d une érosion monétaire limitée à 2% l an)» 79. 76. Comment y remédier? Le protocole de 1996 a institué une procédure simplifiée de révision des montants qui ne peuvent être augmentés à raison de plus de 6% par an et ce tous les cinq ans. La compétence revient au Comité juridique de l OMI qui, saisi par au moins la moitié des Etats parties à la Convention de 1976, adopte une proposition de modification à la majorité qualifiée. Le dernier réexamen du DTS a eu lieu fin 2010. Mais, de l avis d Antoine Vialard, ce mécanisme est encore trop compliqué 80 ; et Pierre Bonassies préconise une indexation automatique des plafonds de limitation tous les deux ou trois ans 81. Pour obvier à la dépréciation du DTS, l auteur suggère également que le fonds de limitation porte intérêt. L article 68 du décret n 67-967 du 27 octobre 1967 relatif au statut des navires et autres bâtiments de mer prévoit au contraire que «Les créances cessent de produire intérêt à compter de l'ordonnance» du président du tribunal de commerce qui constate la constitution du fonds à la demande du requérant (i.e. le bénéficiaire de la limitation). Il convient d ailleurs de remarquer que si un même événement met en cause la responsabilité de plusieurs bénéficiaires, le fonds est réputé constitué pour tous, ce qui n a pas pour effet d en accroître la valeur et pose des difficultés d ordre pratique (qui alimente le fonds et fournit la garantie bancaire, comment s effectue le règlement des créances?). 77. C est pourquoi les créanciers tentent systématiquement de démontrer que le bénéficiaire a commis une faute de nature à le déchoir de son droit à limitation et que la jurisprudence est si réceptive à leur argumentation. 79 Antoine Vialard, La limitation de responsabilité, clé de doute pour le droit maritime du 21è siècle, DMF 2009, n 699 80 Ibid. 81 Pierre Bonassies, Problèmes et avenir de la limitation de responsabilité, DMF 1993, n 524. 57

Chapitre 2 : Tentatives jurisprudentielles de neutralisation du système. Afin de rétablir l équilibre rompu, les tribunaux donnent une interprétation large de la faute privative du droit à limitation (section 1), si bien qu on peut se demander si elle revêt toujours un caractère intentionnel ou inexcusable (section 2). Section 1 - Une jurisprudence d une sévérité exemplaire : appréciation souple de la faute inexcusable. 78. L attitude répréhensible du bénéficiaire est susceptible de priver celui-ci de son droit à limitation. Précisément, sous l empire des Conventions internationales de 1924 et de 1957, il s agissait de la faute personnelle du propriétaire de navire, à l exclusion de celle du capitaine ou d un autre préposé. Quant à la première version de l article 58 de la loi du 3 janvier 1967, elle accordait la limitation de responsabilité au propriétaire de navire sauf si une faute prouvée lui était personnellement imputable. A partir de cette rédaction qui insistait fortement sur la preuve du caractère personnel de la faute simple, les juges tiraient deux conséquences, l une bienveillante à l égard du propriétaire de navire, l autre au contraire très rigoureuse. D abord, cette formulation empêchait les victimes de diriger leur action contre l armateur sur le fondement de la responsabilité objective du fait des choses dont on a la garde (l article 1384 alinéa 1 er du Code civil). Mais sur le terrain de la responsabilité subjective, la jurisprudence ne lui reconnaissait finalement le droit à limitation qu en présence d une faute exclusivement imputable au capitaine 82. 79. Pour renverser cette situation où le principe de la limitation était devenu l exception et contrebalancer l augmentation des plafonds, les rédacteurs de la Convention de 1976 ont substitué la faute intentionnelle ou inexcusable à la faute simple, dans l espoir que la limitation de respon- 82 Pierre Bonassies et Christian Scapel, Traité de droit maritime, LGDJ, éd 2006, n 428, p.280. 58

sabilité soit quasiment incontournable. Ainsi, selon l article 4 de la Convention LLMC 83, le propriétaire, l armateur, l armateur-gérant, le capitaine, ou leurs autres préposés terrestres et nautiques ne sont pas en droit de limiter leur responsabilité «s il est prouvé que le dommage résulte de leur fait ou de leur omission personnels et qu il a été commis avec l intention de provoquer un tel dommage ou commis témérairement et avec conscience qu un tel dommage en résulterait probablement». Autrement dit, ne pouvant être retiré qu en cas de faute intentionnelle ou inexcusable, le bénéfice de la limitation de responsabilité est conservé lorsque l action est fondée sur la responsabilité du fait des choses inanimées, ce qu ont admis les arrêts Lamoricière 84, Champollion 85, France 86 et La Licorne 87. Cette analyse n est pas choquante quand on sait que les régimes spécifiques de limitations se présentent comme la contrepartie de la responsabilité objective du bénéficiaire. 80. Les problèmes théoriques se focalisent sur la notion de faute inexcusable de l armateur, appréciée différemment par les juges selon qu elle est commise par un transporteur maritime de marchandises ou un armateur. Comme l indique Pierre Bonassies, «peut-être peut-on exiger plus d un armateur dont les erreurs mettent en jeu la sécurité des tiers ou celle de l environnement que d un transporteur, dont les fautes n ont d effet qu à l égard d un cocontractant, engagé comme lui dans une aventure maritime dont il ne peut ignorer les dangers spécifiques» 88. Ceci expliquerait que la faute inexcusable commise par le transporteur s apprécie in concreto, c est-à-dire en fonction de ses compétences personnelles 89, tandis que les juges français ont une conception abstraite de la faute inexcusable du propriétaire de navire, se référant à l attitude qu aurait dû avoir un bon professionnel. 81. L appréciation in abstracto de la faute inexcusable dont s est rendu coupable l armateur est facilitée par la multiplication des réglementations en matière de sécurité maritime. Mais il ne suffit pas de se conformer au minimum requis pour être au-dessus de tout soupçon. Ainsi, la faute inexcusable est caractérisée chaque fois que l armateur a fourni un navire en état 83 Transcription à l article 58 de la loi du 3 janvier 1967, modifié par la loi du 21 décembre 1984, devenu l article L5121-3 du Code des transports. 84 Cass, civ., 15 juin 1951, navire Lamoricière, D. 1951, 717. 85 Cass, civ., 23 janv. 1959, navire Champollion, D. 1959, 281. 86 Cass, ch mixte, 4 déc. 1981, paquebot France, pourvoi n 79.14-207, DMF 1982, 140, obs R. Achard. 87 Cass, com, 16 nov. 2010, navire La Licorne, pourvoi n 09-71.285, DMF 2011, n 723, obs Pierre Bonassies, Bordage du droit de la limitation de responsabilité. 88 Pierre Bonnassies, Rapport de synthèse, DMF 2002, n 632 (9 ème journée Ripert dédiée à la limitation de responsabilité). 89 Cass, ch com, 19 octobre 2010, navire Rosa Delmas, DMF 2011.155, obsv Stéphane Miribel. 59

d innavigabilité, ou l a doté d un équipage insuffisant quoique régulièrement composé (comme dans l affaire du Heidberg) 90, ou qu il n a pas personnellement veillé au respect des prescriptions du Code ISM entré en vigueur en juillet 2002. C est à se demander si cette jurisprudence n aurait pas mis à sa charge une obligation de sécurité de résultat 91, semblable à celle qui pèse sur l employeur en droit du travail 92, dont le manquement rend la survenance du dommage non plus seulement probable mais possible et constitue ipso facto une faute inexcusable. Il ne serait donc plus nécessaire d'établir une faute d'une gravité exceptionnelle dérivant d'un acte ou d'une omission volontaires. 82. C est surtout le recours à une théorie hautement critiquable, dégagée par la Cour d appel de Montpellier dans un arrêt du 7 décembre 1999 93 confirmé le 3 avril 2002 par la Chambre commerciale 94, dans l affaire Stella Prima, qui annonce la radicalisation de la jurisprudence. En effet, le droit à limitation de l armateur a été rejeté au motif que la carence et la négligence dont il a fait preuve revêtaient «l apparence d une faute inexcusable». 83. La sévérité de la jurisprudence se traduit également par le recul du caractère personnel de la faute, puisqu elle ne cherche pas à identifier précisément son auteur : peu importe le véritable responsable (service technique ou direction générale), l entreprise d armement apparaît comme un tout. La faute inexcusable est même comparée à la faute de service commise par l agent public qui n engage sa responsabilité civile ni envers l Administration ni envers les administrés. En revanche, c est à raison que la Cour de cassation n assimile plus la faute inexcusable du capitaine à celle de l armateur, bien que celui-ci demeure civilement responsable du préposé agissant dans le cadre de ses fonctions 95. 90 TC Bordeaux, 23 sept. 1993, navire Heidberg, DMF 1993, 533. Obsv : - Antoine Vialard, L affaire «Heidberg» : gros temps sur la convention de Londres de 1976 sur la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes ; - Timothy Clemens-Jones, Heidberg, malfaiteur ou victime d une injustice?. Jugement confirmé par CA Bordeaux, 31 mai 2005 : obs Antoine Vialard, DMF 2005, Faute inexcusable : la marée monte. 91 Isabelle Corbier, La faute inexcusable de l armateur ou du droit de l armateur à limiter sa responsabilité, DMF 2002, n 626. 92 Cass, soc, 28 fév. 2002, arrêts «amiante». 93 CA Montpellier 7 décembre 1999, DMF 2000, n 608, Obs Antoine Vialard, L apparence de la faute inexcusable comme cause de déchéance provisoire du droit à la limitation de responsabilité. 94 Cass, com, 3 avril 2002, navire Stella Prima, DMF 2002, n 626. 95 Cass, com. 20 mai 1997, navire Johanna Hendrika, DMF 1997, p. 976, obsv Pierre Bonassies ; CA Aix, 5 nov. 1998, navire Zulu Sea, et 8 juin 2000, navire Moldavia, DMF 2002, 623, Les affaires Zulu Sea et Moldavia : deux exemples du droit de l armateur à limiter sa responsabilité. 60

Section 2 - L insaisissable nature de la faute privative du droit à limitation 84. La faute inexcusable correspondrait-elle parfois à la faute lourde telle qu elle était jadis définie? Ce problème est soulevé par un arrêt du 2 octobre 2008 rendu par la Cour d appel de Rouen 96 qui se réfère au manquement à une obligation essentielle. Si en l espèce, la faute personnelle des armateurs du navire Darfur ayant consisté à ne pas afficher les consignes permettant à l équipage de prendre les mesures urgentes en cas de panne du moteur principal, ne peut être qualifiée de faute inexcusable, il en aurait été autrement si elle avait été «commise avec témérité et en violation d une obligation essentielle au sens de la Convention de Londres». Mais, depuis le revirement de jurisprudence du 22 avril 2005 97, la faute lourde est caractérisée en droit terrestre par la négligence d'une extrême gravité confinant au dol et dénotant l'inaptitude du débiteur de l'obligation à l'accomplissement de sa mission contractuelle. «La faute lourde de nature à tenir en échec la limitation d indemnisation prévue par le contrat-type ne saurait résulter du seul manquement à une obligation contractuelle, fût-elle essentielle, mais doit se déduire de la gravité du comportement du débiteur». Dans l affaire du Darfur, les juges du fond opèrent au contraire une objectivation quasi totale de la faute inexcusable en passant sous silence la conscience du bénéficiaire qu un dommage résulterait probablement de son fait ou de son omission personnels. Ils ne retiennent en effet aucune des deux interprétations possibles : ni l approche subjective à la recherche de la conscience que l armateur avait réellement des risques pris, ni l approche objective et absolue selon laquelle l armateur aurait dû en avoir conscience. Il faut cependant garder à l esprit que l «obligation essentielle au sens de la Convention de Londres» évoquée en 2008 se distingue de l obligation essentielle du contrat dont il est question en 2005. 85. Comment revenir à plus de rigueur juridique? Pierre Bonassies et Christian Scapel auraient préféré que la déchéance du droit à limitation emprunte une voie médiane, celle de la faute lourde, puisque les conditions d indemnisation des créanciers ne se sont pas améliorées, le droit de tirage spécial n ayant cessé de se dévaluer 98. Gilles Savary suggère au contraire d élargir la notion de faute inexcusable, toujours appréciée in abstracto, «afin de laisser la possibilité au 96 CA Rouen, 2è ch, n 04-02.830, navire Darfur. 97 Cass, ch mixte, 22 avril 2005, Chronopost 3, pourvoi n 02-18.326, Bull. civ. n 3 et 4. 98 Pierre Bonassies et Christian Scapel, Traité de droit maritime, LGDJ, éd 2006, p304, n 454. 61

juge de lever le plafond de limitation de responsabilité lorsque les responsables auraient dû avoir conscience de la probabilité d'un dommage, s'ils avaient agi en bons professionnels» 99. 86. Tous s accordent à penser que la limitation de responsabilité est un privilège qui se mérite. A partir de quand les bénéficiaires ne sont-ils plus dignes de la faveur accordée : d une faute simple, grave, lourde ou inexcusable? Cette dernière ne constitue plus le seuil infranchissable imaginé par le législateur international en raison de la pratique des tribunaux qui ont toujours promu la sécurité de la navigation. Ces atermoiements autour du degré de gravité de la faute de nature à priver le bénéficiaire de son droit à limitation conduisent inéluctablement à la recherche d un système de réparation plus efficace, idéalement complété par une assurance. 99 Gilles Savary, rapport sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la responsabilité civile et aux garanties financières des propriétaires de navires, 6 mars 2007 (cette proposition qui avait vocation à intégrer le Paquet Erika-Prestige 3 n a pas été retenue). 62

Titre 2 Esquisse d une nouvelle répartition du risque maritime L obligation faite aux bénéficiaires d assurer leur responsabilité en matière de créances maritimes amorce les réflexions autour de l objectif d une meilleure répartition du risque de mer (chapitre 1) ; il conviendrait également de refondre l instrument de mesure des plafonds de réparation (chapitre 2). Chapitre 1 : Assurer la responsabilité en matière de créances maritimes. La limitation de responsabilité permet de diluer le risque maritime entre créanciers, bénéficiaires et assureurs (section 1). Doit-on également envisager que ces derniers offrent leur garantie en cas de faute intentionnelle ou inexcusable de leurs assurés (section 2)? Section 1 : La limitation de responsabilité, condition d assurabilité du risque maritime 87. L assurance maritime occupe le devant de la scène depuis que l armateur ne peut plus limiter sa responsabilité par l abandon du navire. Elle est désormais présentée comme le fondement économique de la limitation de responsabilité, selon le raisonnement suivant : sans assurance, aucune activité maritime ne peut être entreprise en raison de l importance des dommages susceptibles d être causés par l exploitation d un navire. Si on s en tenait à cette explication, on ferait jouer à l assurance le rôle déjà tenu par la limitation de responsabilité. Il convient donc de préciser que, même plafonnée, la réparation des dommages exceptionnels reste une charge financière extrêmement lourde pour les propriétaires et exploitants de navires. Ceux-ci ont donc recours aux assureurs dont aucun n accepterait de couvrir un risque illimité, sauf à réclamer le versement de primes exorbitantes (le poids de la réparation étant supporté par la collectivité des assurés). 63

88. On décèle ici deux indices révélateurs de l opportunité de supprimer la limitation en matière de navigation de plaisance : d une part, le risque est entièrement assurable, et d autre part elle n entre pas dans le champ d application de l assurance maritime 100. 89. Abstraction faite de ce détail, l assureur peut-il invoquer la limitation de responsabilité en cas d action directe de la victime 101? Seul l article 1er 6 de la Convention LLMC de 1976 lui accorde expressément le droit de se prévaloir de la limitation à laquelle sont soumises les créances dont il couvre la responsabilité, «dans la même mesure que l assuré lui-même». Le droit français ne connaît pas de disposition analogue. Ne pouvant constituer un fonds en son nom propre, il s expose à l action directe des créanciers qui visent à mettre en jeu la garantie prévue au contrat d assurance 102. Pour parer à cette éventualité, la police stipule généralement que la garantie n excède pas les plafonds fixés à la Convention de 1976. En revanche, la constitution du fonds éteint l action directe contre l assureur qui peut enfin invoquer la limitation de responsabilité 103. Par conséquent, soit l indemnité d assurance sera directement affectée à la constitution du fonds, soit l assureur remboursera ultérieurement l assuré de la somme que celui-ci aura versé aux tiers lésés 104. 90. La limitation de responsabilité est-elle réellement la condition d assurabilité du risque? La directive 2009/20/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 avril 2009 105, relative à l assurance des propriétaires de navires pour les créances maritimes, exige que les propriétaires de navires (navires battant pavillon des Etats membres ou navires étrangers ayant l intention de faire escale dans un port européen) contractent une assurance dont le montant par événement est égal aux plafonds de limitation de la Convention LLMC de 1976 modifiée. L existence de l assurance sera attestée par une certificat émis par l assureur et conservé à bord du navire. Si, à l occasion d une inspection, il ne pouvait être présenté, le navire serait expulsé et son accès refusé dans tous les ports de l Union européenne. Cette directive, adoptée dans le cadre du 3 ème Paquet sur la sécurité maritime, ne remet donc pas en cause les équilibres fondamentaux de la limitation de responsabilité. 100 Article L.171-5 du Code des assurances 101 Christian Hübner, L assureur peut-il invoquer la limitation de responsabilité?, DMF 2002, n 632. 102 ces créanciers prennent alors la qualité de bénéficiaires de la prestation d assurance 103 Article L.173-24 du Code des assurances 104 Article L.173-23 du Code des assurances. 105 Cf annexe 64

Néanmoins, on s étonne qu il se trouve encore des navires d une jauge brute ou égale à trois cents unités (puisque tel est le champ d application du texte) qui ne font pas l objet d une assurance alors que celle-ci est présentée comme la condition de survie des activités maritimes. A cela plusieurs explications possibles : soit le navire est trop délabré pour qu un assureur accepte de couvrir des créances de responsabilité y afférentes, soit certains gros armateurs répartissent eux-mêmes le risque grâce à l importance de leur flotte et l interposition de nombreuses filiales qui sont autant de sociétés à responsabilité limitée, soit le propriétaire et l exploitants de navires sont de véritables «irresponsables». Transposée en droit français à l article L5123-1 du Code des transports par l Ordonnance n 2011-635 du 9 juin 2011, la directive européenne renforce l idée que la limitation de responsabilité conditionne l assurabilité du risque. On en veut pour preuve qu elle définit les créances maritimes et les montants de l assurance obligatoire par simple référence à la Convention LLMC de 1976, intégrée au droit communautaire. Il avait pourtant été proposé d abaisser le seuil au-delà duquel le propriétaire de navire battant pavillon d'un Etat non contractant perd le droit de limiter sa responsabilité (dès la caractérisation d une faute grave) ; d imposer une couverture d assurance à hauteur du double des plafonds du Protocole de 1996 ; ainsi que de créer un Fonds de solidarité alimenté par l industrie navale en cas de dommages causés par un navire non assuré. On prête à l assurance obligatoire de nombreuses vertus. Elle est en effet censée responsabiliser davantage les opérateurs qui pensait pouvoir défier les lois de la statistique et faire l économie de primes ; renforcer la protection des victimes et contribuer à éliminer les navires sous-normes. Enfin, la généralisation de l assurance tend à rétablir une saine concurrence entre armateurs. Section 2 : Pérenniser l inassurabilité de la faute intentionnelle ou inexcusable 91. Dans l hypothèse où il se voit reprocher une faute intentionnelle ou inexcusable, le principe veut que l assuré compense lui-même intégralement le dommage causé aux créanciers. En effet, «l assureur ne répond pas des fautes intentionnelles ou inexcusables de l assuré» (article L.172-13 al. 2 du Code des assurances, à moins que l article L452-4 al.3 du Code de la sécurité sociale qui permet à l employeur de s assurer «contre les conséquences financières de sa pro- 65

pre faute inexcusable ou de ceux qu il s est substitués dans la direction de l entreprise ou de l établissement» trouve à s appliquer. Faut-il alors pérenniser cette impossibilité de principe d'assurer la faute intentionnelle ou inexcusable du bénéficiaire de la limitation de responsabilité? Antoine Vialard critique vertement cette solution qui, selon lui, affecte plus les intérêts des victimes confrontées à l éventuelle insolvabilité du bénéficiaire que la situation du propriétaire de navire. Pour l auteur, «il serait plus juste d ouvrir l action directe contre l assureur à la victime de la faute inexcusable, en autorisant le recours de celui-ci contre son assuré si lourdement fautif» 106. Par humanité pour la victime, l indemnité d assurance serait versée chaque fois que la responsabilité de l assuré est engagée. Mais c est là le seul mérite de cette proposition. En raison du jeu systématique de la garantie, assurer la faute intentionnelle ou inexcusable implique une augmentation exponentielle des primes qu aucun armateur ne voudrait payer. Or, l assureur ne peut non plus assumer seul ce surplus de coût. L inassurabilité de la faute inexcusable apparaît donc comme la condition de l existence de l assurance maritime, elle-même indispensable à la survie du commerce maritime. En outre, la faute intentionnelle supprime automatiquement l aléa (qui constitue l essence même du contrat d assurance) puisque la survenance de l événement procède de la volonté exclusive de l assuré. La faute inexcusable produit le même effet si elle est la cause exclusive de la réalisation du risque, le responsable ayant rendu par sa conduite la réalisation du dommage probable voire prévisible ou inéluctable. C est donc à tort qu Antoine Vialard soutient que l aléa à prendre en compte est celui qui existe au moment de la souscription et que la faute intentionnelle ou inexcusable se présente comme l événement incertain prévu au contrat. Ensuite, alors qu elle recherche une compensation intégrale du préjudice subi depuis que l armateur a été déchu de son droit à limitation, la victime se verrait encore opposer les limitations contractuelles de la police, tout bonnement calquées sur celles de la Convention LLMC de 1976. Du côté de l assureur, la solution n est pas non plus opportune car son recours contre le souscripteur peut être perdu par le jeu de la prescription ou se heurter à l insolvabilité du débiteur. Enfin, assurer la faute intentionnelle ou inexcusable des propriétaires et exploitants de navires conduirait à déresponsabiliser ces derniers. 106 Antoine Vialard, Droit maritime, Presses Universitaires de France (PUF), 1997, p.124, n 147. 66

Chapitre 2 : Refondre l instrument de mesure de la limitation. Est-il plus judicieux de limiter la réparation à la valeur du navire (section 1), à sa capacité (section 3), ou bien à l assurabilité de la responsabilité de l armateur, (section 2)? Section 1 La réparation limitée à la valeur du navire : une théorie inconsistante 92. La limitation de la réparation à la valeur du navire était déjà connue du droit germanique qui entendait contourner les conséquences inéquitables de l abandon du navire en nature, en cas de naufrage. Dès le XIXè siècle, l armateur pouvait donc abandonner à ses créanciers la somme correspondant à ce que valait le navire au début de l expédition, approximativement estimée après l événement de mer. Il risquait ainsi de perdre deux fois sa mise initiale : le navire coulé et la valeur de celui-ci. 93. A la même époque, le droit anglo-saxon avait quant à lui opté pour la constitution d un fonds en livres sterling, calculé proportionnellement au tonnage du navire. D une grande simplicité, ce système ne s était pas éloigné du concept de la fortune de mer puisqu il était censé représenter la valeur moyenne de construction des navires. 94. Puis la Convention de Bruxelles du 25 août 1924 mit sur pied une technique de limitation extrêmement compliquée, si bien qu elle ne fut ratifiée que par neuf Etats dont la France. Elle laissait le choix entre l abandon en nature et l abandon de la valeur du navire, du fret et des accessoires. Le fret était estimé au commencement du voyage, à 10% de la valeur du navire, laquelle s appréciait d après son état au moment de son arrivée au premier port. Si le navire faisait naufrage avant de toucher le premier port, la réparation était réduite à la valeur du fret soit 10% de celle du navire. Les victimes de dommages corporels ou leurs ayants droits recevaient en plus huit livres sterling par tonneau. 67

95. Elle fut donc abrogée par la Convention du 19 novembre 1957 qui s inspira largement du système britannique. Mais, en 1972, René Rodière, insatisfait du système de limitation en vigueur (basé sur le tonnage du navire) et qui allait être reconduit, soumit l idée de revenir à une technique épurée d abandon en valeur. «Puisque l idée ancienne que l armement maritime est une entreprise à responsabilité limitée reste, on est naturellement conduit à reprendre le système de l abandon, mais en le dépouillant de modalités qui étaient devenues mauvaises, et à proposer un système d abandon en valeur, la valeur en risque se renouvelant à tout événement» 107. 96. L auteur ne donnant pas plus de précisions, nous nous contenterons de formuler quelques réserves d ordre général. Certes, le retour à un tel système d abandon permettrait de limiter la réparation à la valeur réelle des navires. Ceux-ci sont en effet trop différents pour qu on puisse se référer au coût moyen de construction d un tonneau (un vraquier et un paquebot d un volume similaire sont néanmoins incomparables). Mais, cette doctrine est en porte à faux avec la politique actuelle tendant à désavantager les propriétaires de navires en mauvais état qui, par hypothèse ne valent rien ou plus grand chose, et à l inverse à soutenir ceux qui entretiennent leur flotte. Pourquoi les bons armateurs contribueraient-ils plus à la dette que les autres? La question se pose dans les mêmes termes pour les affréteurs qui, recherchant à réaliser un profit maximal, affrètent des navires «poubelles» (l affaire de l Erika l a bien montré). A notre avis, la solution est donc ailleurs. Tiendrait-elle à l assurabilité du risque? Section 2 - Limiter la réparation à l assurabilité : un projet insensé 97. Alors que la révision de la Convention de 1957 était préparée au Comité maritime international, Mr Rhein, qui présidait en novembre 1972 les séances de la Commission, suggéra de limiter la réparation à l «assurabilité» de la responsabilité de l armateur. Or, que recouvre cette notion? «Au sens strict, un risque est dit assurable si on peut s'en protéger au moyen de contrats financièrement viables, permettant de recevoir une indemnisation en cas de réalisation effective du risque, moyennant le paiement d'une cotisation» 108. Autrement dit, l assuré se protège plus ou moins bien contre le risque en fonction des moyens financiers dont il dispose. Peut-on alors limiter la réparation à la garantie que pourrait souscrire l armateur? René Rodière dont nous par- 107 René Rodière, La limitation de responsabilité du propriétaire de navires passé, présent et avenir, DMF 1973, p264. 108 Pierre Picard, Les frontières de l assurabilité du risque, consultable sur le site www.ffsa.fr 68

tageons l avis ne l admet pas. «Dire qu un armateur est responsable à la mesure de ce qu il peut assurer, c est substituer l assurance à la responsabilité» 109 et juger les Hommes à l aune de leurs ressources et non plus de leur conduite. Cela conduirait même à favoriser les armateurs négligents dans la gestion de leurs comptes. Cette solution n est finalement opportune que pour les victimes dont les dommages seraient réparés jusqu à épuisement de la couverture d assurance potentielle. Mais, au fond, pourquoi s en tenir à l assurabilité s il reste encore de l actif disponible? On en viendrait presque à douter de la légitimité de la limitation de responsabilité. 98. Limiter la réparation à l assurabilité du risque ferait également peser la menace d une objectivation de la responsabilité de l armateur, alors engagée de plein droit. Mais, la crainte du doyen Rodière peut être repoussée. En effet, si tel est le cas en matière de responsabilité civile des exploitants de navires nucléaires ou des propriétaires de navires pour les dommages résultant de la pollution par les hydrocarbures, la responsabilité en matière de créances maritimes est pour l instant épargnée. Personne n entend renoncer au régime de responsabilité pour faute. Section 3 Pertinence de la réparation limitée à la capacité du navire. 99. La limitation actuelle des créances pour dommages aux tiers (dommages corporels ou matériels) est calculée sur la base du volume intérieur du navire. René Rodière réprouve également cette détermination du fonds par le tonnage du navire, que l on tienne compte de la jauge nette (i.e. le volume commercialisable) comme la Convention de 1957, ou du tonnage brut (i.e. le volume comprenant les espaces dédiés au fonctionnement du navire ou au logement de l équipage) comme la Convention de 1976. Il ne voit pas en effet comment défendre ce système qui «ne soutient techniquement aucun rapport avec son fondement», le risque de mer. 100. Certains avancent que les plafonds correspondent à la valeur moyenne des navires, ce qui est faux pour les raisons que nous avons déjà évoquées. En premier lieu, les plafonds de réparation ne sont pas uniformes. Le fonds se décompose en sous-ensembles dont les limites sont différentes selon la nature du dommage causé aux tiers : celui qui aura subi un dommage corporel sera 109 René Rodière, La limitation de responsabilité du propriétaire de navires passé, présent et avenir, DMF 1973, p259 ; Voir aussi Philippe PIERRE, Vers un droit des accidents-contribution à l étude du report de la responsabilité civile sur l assurance privée, thèse, université de Rennes 1, 1992. 69

mieux indemnisé que celui dont les biens auront été détériorés. En second lieu, des navires de même tonnage brut n ont pas forcément la même valeur. 101. Faut-il pour autant supprimer le critère de la capacité du navire comme mesure de la réparation? Nous ne le pensons pas, car ce système ne présente pas les inconvénients de l abandon en valeur et de l assurabilité. Il est cependant critiqué pour faire supporter par les propriétaires de petits navires une réparation proportionnellement plus importante, le tarif d un tonneau allant en diminuant. 102. Nous proposons de combattre cette injustice par l affectation d un coefficient renfermant une constante (un multiple par unité de jauge) et une variable : la cote de fiabilité du navire, donné par la société de classification. Dans un premier temps, la contribution à la dette serait comparativement identique pour tous les armateurs. Elle serait ensuite réduite ou augmentée en fonction de l état du navire avant accident, tel qu il a été classé lors de la dernière inspection périodique ou visite par la société de classification. On récompenserait ainsi les efforts des armements qui investissent au-delà de ce qu il est nécessaire pour se conformer aux réglementations de sécurité maritime et obtenir des certificats. Les exploitants, tels que les affréteurs ayant choisi d affréter un navire fiable méritent également d être mieux traités, car le fret leur coûte certainement plus cher. On intègrerait le degré d anticipation du risque dans la limitation : en le prévenant l armateur ou l exploitant auront cherché à le minimiser. La limitation de responsabilité prendrait alors une dimension punitive et incitative. Conclusion de la seconde partie 103. Si l on désire que la limitation de responsabilité demeure un formidable instrument de répartition du risque, il convient de ne léser aucun des intérêts légitimes des tiers ou de ceux engagés dans l expédition maritime. L impérieuse nécessité de réfléchir aux éléments qui doivent entrer dans la détermination des montants de la réparation est donc confirmée. 70

Conclusion générale 104. Il ne faut pas supprimer la limitation de la réparation en matière de créances maritimes mais réformer la en profondeur. Il convient d abord de restreindre son champ d application à l aune des deux critères qui la justifient : le risque de mer et l intérêt général. Une redéfinition des plafonds de réparation s avère également nécessaire. Enfin, une assurance des propriétaires et exploitants de navire en matière de créances maritimes est la bienvenue en ce qu elle permet de prémunir les victimes contre l insolvabilité des bénéficiaires et l impossibilité d alimenter le fonds constitué ; d alléger le poids de la dette et de la reporter sur l assureur. Ainsi une assurance obligatoire et à la mesure de la responsabilité encourue au titre de la Convention LLMC de 1976 n a rien d un expédient. La métamorphose des institutions du droit maritime devra toujours tendre à l amélioration du sort des créanciers, à l accroissement de la sécurité de la navigation, et dans le même temps à la protection des armateurs et exploitants de navires qui oeuvrent pour le bien commun. Le perfectionnement de la technique de limitation passe également par la simplification de la procédure de constitution du fonds. Cette question dépassait cependant le cadre de notre étude dédiée à la légitimation du principe même de limitation. Nous espérons être y parvenu en suggérant quelques adaptations et actualisations du régime. 71

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n 632. - Laurent Fedi, Le cadre juridique international de l exploitation des installations portuaires ou comment passer d une législation atomisée spécifique à un régime universel reconnu, DMF 2008, n 694. - Christian Hübner, L assureur peut-il invoquer la limitation de responsabilité?, DMF 2002, n 632. - Christian Lapoyade-Deschamps, Revue de droit comparée, 1988, p.368. - Karine Le Couviour, «Après l Erika, réformer d urgence le régime international», JCP 2008, I, 126. - Stéphane Miribel, La codification du droit des transports dans le domaine maritime : les modifications introduites par la codification sont-elles opportunes?, compte-rendu de l assemblée générale du 27 janvier 2011 de l Association du Droit Maritime (AFDM), DMF 2011, n 722, février 2011, p.182. - Arnaud Montas et Yohann Ortiz de Zarate, La force créatrice de droit du fait de la nature - Le risque de mer, fondement du droit maritime -, Revue de la Recherche juridique (RRJ / Droit prospectif) 2010/1, Presses Universitaires d Aix-Marseille (PUAM). - Patrick Morvan, Les principes généraux du droit et la technique des visas dans les arrêts de la Cour de cassation, Cycle de conférences Droit et technique de cassation 2005-2006, 5 ème conférence, 4 avril 2006, consultable sur le site : www.courdecassation.fr/img/file/intervention_morvan.pdf - Walter Muller, Obligation restreinte ou responsabilité limitée?, DMF 1964, p.195. - Pierre Picard, Les frontières de l assurabilité du risque, consultable sur le site www.ffsa.fr - Robert Rézenthel, Les autorités portuaires face aux privilèges des propriétaires de navires, DMF 1996, n 560. - René Rodière, La limitation de responsabilité du propriétaire de navires passé, présent et avenir, DMF 1973, p259. - Yves Tassel, Le droit maritime, un anachronisme?, revue juridique en ligne Neptunus, 1995, vol 1-2. - Yves Tassel, La spécificité du droit maritime, allocution à l Académie de Marine, le 6 décembre 2000. - Elizabeth Terzic, Les alternatives à l exclusivité du système CLC / FIPOL, REDE 1/2009, 5. - Paul Tourret, Quelle reprise pour le transport maritime international?, note de synthèse n 130, ISEMAR, décembre 2010, consultable sur Internet à l adresse suivante : www.isemar.asso.fr/fr/pdf/note-de-synthese-isemar-130.pdf 73

- Cécile Tournaye, La révision de la Convention sur la limitation de la responsabilité en navigation intérieure, DMF juillet 2011, n 727. - Antoine Vialard, in Études à la mémoire de Christian Lapoyade-Deschamps, Presses universitaires de Bordeaux, 2003. - Antoine Vialard, Responsabilité limitée et indemnisation illimitée en cas de pollution par hydrocarbures, in L Europe des transports, La documentation française, 2005, 749. - Antoine Vialard, La limitation de responsabilité, clé de doute pour le droit maritime du 21 ème siècle, DMF 2009, n 699. Notes de jurisprudence - TC Bordeaux, 23 sept. 1993, navire Heidberg, DMF 1993, 533. Obsv : - Antoine Vialard, L affaire «Heidberg» : gros temps sur la convention de Londres de 1976 sur la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes ; - Timothy Clemens-Jones, Heidberg, malfaiteur ou victime d une injustice? - CA Aix, 21 oct. 1993, DMF 1993, p.386, obs Yves Tassel. - Cass, com. 20 mai 1997, navire Johanna Hendrika, DMF 1997, p. 976, obsv Pierre Bonassies. - CA Aix, 5 nov. 1998, navire Zulu Sea, et 8 juin 2000, navire Moldavia, DMF 2002, 623, Les affaires Zulu Sea et Moldavia : deux exemples du droit de l armateur à limiter sa responsabilité. - CA Montpellier 7 décembre 1999, DMF 2000, n 608, Obs Antoine Vialard, L apparence de la faute inexcusable comme cause de déchéance provisoire du droit à la limitation de responsabilité. - CA Bordeaux, 31 mai 2005 : obs Antoine Vialard, DMF 2005, Faute inexcusable : la marée monte. - Civ. 1 e, 12 juill. 2007, n 06-12.624 et 06-13.790, obs Patrice Jourdain, L immunité du préposé ne serait pas une irresponsabilité, RTD Civ. 2008, p. 109. - Cass, civ 2 ème, 2 avril 2009, obs Arnaud Montas, Droit maritime et force majeure, DMF 2009, n 709. - Cass, com, 19 octobre 2010, navire Rosa Delmas, DMF 2011.155, obsv Stéphane Miribel. - Cass, com, 16 nov. 2010, navire La Licorne, pourvoi n 09-71.285, DMF 2011, n 723, obs Pierre Bonassies, Bordage du droit de la limitation de responsabilité. 74

- TGI Sables d Olonne, 7 janv. 2011, navires L Athineas et Black Sambucca, n 09.01007, obs Jérôme De Sentenac, DMF, 2011, n 727. - CC, 6 mai 2011, n 2011-127 QPC, obs Patrick Chaumette, Du recours en faute inexcusable de l armateur en cas d accident du travail maritime, DMF juillet 2011, p.623. Rapports et communiqués - Gilles Savary, rapport sur la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la responsabilité civile et aux garanties financières des propriétaires de navires, 6 mars 2007. - Rapport au Président de la République relatif à l ordonnance n 2010-1307 du 28 octobre 2010 portant création de la partie législative du Code des transports, publié au Journal officiel de la République française n 0255 du 3 novembre 2010. - Association Française du Droit Maritime, Communiqué, DMF 2011, n 723. 75

ANNEXES 1. CONVENTION DU 19 NOVEMBRE 1976 SUR LA LIMITATION DE RESPONSABILITE EN MATIERE DE CREANCES MARITIMES 2. PROTOCOLE MODIFICATIF DU 2 MAI 1996 3. TABLEAUX COMPARATIFS DES PLAFONDS DE REPARATION 4. DIRECTIVE EUROPEENNE DU 23 AVRIL 2009 RELATIVE A L ASSURANCE DES PROPRIETAIRES DE NA- VIRES EN MATIERE DE CREANCES MARITIMES 5. EXTRAITS DU CODE DES TRANSPORTS 76

1. Convention du 19 novembre 1976 sur la limitation de responsabilité en matière de créances maritimes 77

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