La France et l état du monde en 2025



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Editorial. Chère lectrice, cher lecteur,

Transcription:

1 L es rapports de puissance : trois scénarios Quel sera l état et des relations internationales? Evidemment, il est toujours très difficile d effectuer des prévisions crédibles de cette nature, notamment parce que prolonger les grandes tendances en cours ne suffit pas et que le surgissement des événements surprend presque toujours l observateur. A ce titre, nul ne peut écarter un traumatisme géopolitique de grande ampleur, tel que celui, par exemple, causé par les attentats du 11 septembre 2001, qui pourrait prendre la forme d une nouvelle déflagration au Moyen-Orient ou en mer de Chine, avec des conséquences majeures sur les prix de l énergie et plus généralement l économie mondiale. On peut toutefois, pour ce qui concerne la politique extérieure de notre pays, se risquer à bâtir quelques scénarios concernant les rapports de puissance entre Etats, afin de réfléchir aux évolutions possibles de notre positionnement international. On dessinera donc ici quelques possibilités d évolution des rapports de force entre les grands acteurs étatiques jusqu à 2025, pour examiner ensuite les positionnements possibles de la France dans ce jeu mondial et les implications pour la gauche en termes de valeurs et de politiques à mener. Toutefois, il faut souligner dès le départ les ambiguïtés d une analyse en termes de puissance pour les dix années à venir, terme à la fois proche et éloigné, car les éléments constitutifs AVERTISSEMENT : La mission de la Fondation Jean-Jaurès est de faire vivre le débat public et de concourir ainsi à la rénovation de la pensée socialiste. Elle publie donc les analyses et les propositions dont l intérêt du thème, l originalité de la problématique ou la qualité de l argumentation contribuent à atteindre cet objectif, sans pour autant nécessairement reprendre à son compte chacune d entre elles.

2 de celle-ci varient avec le temps 1 : on admettra qu à la puissance politique et militaire devra être adjointe la puissance économique, culturelle et scientifique à une époque où les capacités d innovation, notamment technologiques, sont et seront déterminantes. Il faut y ajouter bien entendu le jeu des autres acteurs, non-étatiques, qui développent leurs propres atouts de puissance et d influence ; il n est que de penser aux grandes entreprises mondiales et aux grands réseaux sociaux. TROIS SCÉNARIOS DE RÉPARTITION DE LA PUISSANCE Le premier scénario, le plus défavorable, est celui qui verrait la compétition entre les Etats- Unis et la Chine virer à l affrontement larvé ou ouvert, sans exclure éventuellement des tensions militaires. On peut imaginer que le régime chinois, demeuré fortement autoritaire et soumis à des difficultés économiques d ajustement de son modèle productif ainsi qu à des troubles sociaux et régionaux, choisisse la fuite en avant dans un nationalisme agressif. Les ambitions chinoises se concentreraient, comme on le voit aujourd hui, en priorité sur les revendications de souveraineté en mer de Chine, c est-à-dire au détriment des pays voisins, mais également se tourneraient vers la recherche agressive de ressources naturelles, agricoles et énergétiques à l échelle de la planète. Le régime trouverait des alliés auprès des Etats révisionnistes qui refusent l ordre international issu de 1945 ou né de la chute du mur de Berlin, tels que la Russie et certains pays musulmans ou latino-américains. Les Etats- Unis, dans cette nouvelle version de la guerre froide, auraient conservé leur dynamisme économique et leur puissance grâce à un approfondissement de la révolution énergétique et numérique couplée éventuellement à une économie «décarbonée», telle que décrite par Jeremy Rifkin 2. Première puissance stratégique mondiale, ils domineraient leurs alliés, le Japon et les autres pays de l Asie menacés, l Inde, une partie de l Amérique latine et les pays européens. En l absence d une unification politique européenne, ce scénario est clairement négatif pour nous car il incite les pays de l Union européenne, sans capacités militaires significatives, à se réfugier en ordre dispersé sous l aile protectrice des Etats-Unis au sein de l OTAN. 1. Voir à ce propos Maurice Vaïsse, La puissance et l influence. dans le monde depuis 1958, Fayard, 2009 2. Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle, Paris, Editions Les liens qui libèrent, 2012

3 Le deuxième scénario, à peine meilleur, est celui de la dispersion maximale de la puissance dans un monde apolaire. Aucune puissance n émerge vraiment face à l affaiblissement structurel des Etats-Unis, notamment minés par un défaut de gouvernance démocratique interne, et ne veut prendre de nouvelles responsabilités dans le domaine multilatéral. C est le règne du chacun pour soi d une dizaine de puissances au moins ou de quelques blocs régionaux, dans un contexte marqué par des conflits locaux, la récurrence du terrorisme islamique et de la criminalité organisée sur fond de protectionnisme économique généralisé et de régression de la mondialisation. Des pays européens divisés peinent à faire entendre leur voix dans un concert mondial non coopératif et fait d alliances éphémères et changeantes. La contestation systématique de l ordre occidental ne mène pas à son remplacement par un ordre nouveau communément accepté. Les Nations unies et les institutions internationales de 1945 sont durablement affaiblies. Ce scénario est évidemment également très défavorable, bien que l on pourrait penser qu il nous permette de conserver une liberté d action que n autoriserait pas une «nouvelle guerre froide». On pourrait arguer également que l affrontement USA/Chine écarte de facto du jeu la France peu présente en Asie, alors qu elle a une présence dans les zones de trouble existantes ou potentielles en Afrique et au Proche et Moyen-Orient. Mais notre insertion internationale s est faite après 1945 via le soutien au système multilatéral pour faire entendre notre voix et sur l équilibre ordonné des forces. Il est difficile de tirer des gains nets et prévisibles de l anarchie internationale qui augmente en outre les menaces. Le troisième scénario verrait l avènement d un certain point d équilibre consacrant un monde multipolaire organisé. En combinant la puissance militaire, politique et économique, les puissances principales seraient les Etats-Unis, la Chine, l Inde, l Union européenne, la Russie, le Japon et le Brésil. Les Nations unies auraient été refondées avec une réforme profonde du Conseil de sécurité faisant leur place aux pays émergents et limitant le droit de veto des membres permanents historiques. Enfin, l action de régulation du capitalisme globalisé aurait porté certains fruits, notamment au sein du G20, prenant en compte la logique des blocs régionaux et la montée en puissance fulgurante dans la production et les échanges de l Asie, devenue premier pôle économique mondial, sans tomber dans un protectionnisme régional excessif. Des mesures auraient été prises collectivement pour faire face au réchauffement climatique et le facteur de l innovation serait devenu déterminant pour mesurer le rang relatif des puissances et des blocs. L Union européenne peut être considérée dans ce scénario comme un acteur pilote de la lutte contre

4 le réchauffement climatique mondial, capable d entraîner les autres acteurs dans son sillage, et donc de limiter les conséquences graves liées au même réchauffement (multiplication des catastrophes naturelles et technologiques et des déplacements de population). Enfin, on ne peut exclure une combinaison des trois scénarios présentés, soit un mélange de tensions internationales, de processus centrifuges et de tentatives d organisation des rapports de force. LE POSITIONNEMENT DE LA FRANCE EN 2025 Quel que soit le scénario retenu, la place de la France dans le rapport aux autres puissances relèvera pour beaucoup de la dialectique entre la fin et les moyens. Les interventions françaises au Mali et en Centrafrique confirment que la surface diplomatique et les capacités militaires restent primordiales pour permettre à un pays, s il en a la volonté, de jouer un rôle international. Cette marge de manœuvre repose bien sûr sur des ressources nationales tout autant que sur des combinaisons collectives. En conséquence, le rang de notre pays en Europe et dans le monde dépendra à moyen terme de la restauration de sa compétitivité économique, en baisse depuis plus de dix ans parallèlement à un mouvement profond de désindustrialisation. La productivité d ensemble des facteurs de production a stagné en France depuis 1995 pour baisser à partir de 2000. En cela, la politique extérieure sera déterminée par la capacité intérieure au redressement économique, seul capable par ailleurs de créer des emplois et de financer notre modèle social. La capacité de recherche et d'innovation sera notamment cruciale pour demeurer la 7 ème ou 8 ème économie mondiale (5 ème PIB à l heure actuelle entre la RFA et le Royaume Uni) à cette date. C est évidemment la première priorité de François Hollande et une absolue nécessité pour notre pays pour des raisons à la fois internes et externes. L Europe elle-même connaîtra le défi du vieillissement qui pèsera fortement sur ses capacités de croissance, vieillissement toutefois atténué en France par une démographie plus favorable. A supposer ce préalable d un redressement économique rempli, notre diplomatie se trouverait en théorie devant un choix entre le «gaullo-mitterrandisme» et une nouvelle version de l atlantisme, soit la poursuite de la politique d indépendance nationale initiée par le Général de Gaulle ou le choix de privilégier l appartenance au camp occidental en se

5 plaçant sous la bannière des Etats-Unis. Toutefois, ce choix dépendra beaucoup des réalités et des circonstances. On pressent qu en cas de tension mondiale grave entre Pékin et Washington, c est la deuxième option qui serait de facto choisie. L évolution de notre diplomatie ces dernières années, notamment le primat accordé aux droits de l homme et à la responsabilité de protéger, va dans ce sens, qui a sa légitimité au niveau des valeurs nous y reviendrons mais constitue également une perte d indépendance vis-à-vis de la puissance exerçant le leadership au sein de la «coalition occidentale» (qui peut d ailleurs inclure des pays non occidentaux comme le Japon et demain éventuellement l Inde). Une politique de l indépendance nationale véritablement efficace est plus concevable sous la forme d une politique d indépendance européenne et dans le cadre du troisième scénario. En fait, il n existe plus aujourd hui de projet fédéraliste à vue humaine, c est-à-dire d un super-etat en Europe et la conception de Jacques Delors d une «fédération d Etatsnations» paraît la plus juste. Il y faudra deux étages. Une consolidation de l Union européenne à 28 et plus sur les compétences communautaires de base tout d abord : le marché unique et les échanges extérieurs (à condition qu ils soient rééquilibrés), la politique agricole commune, la politique de la cohésion (qui pourrait inclure une politique pour la jeunesse et une politique de compétitivité globale), l aide au développement et peutêtre l énergie. La zone euro pourrait, elle, mener l intégration politique et économique plus loin entre pays volontaires : gouvernement économique, coordination des politiques économiques, budgétaires et fiscales, union bancaire, volet démocratique nouveau à inventer. L Europe à plusieurs vitesses est loin d être une idée neuve mais le défi sera de passer à sa réalisation, tout en consolidant les fondations de l Union européenne, qui ne peut être négligée puisqu elle assure la stabilité du continent et constitue pour nous une aire naturelle de solidarité. La question se posera alors d une politique extérieure mieux coordonnée aux deux niveaux et des avancées de l Europe de la défense entre quelques pays motivés et dotés de capacités militaires. Le facteur de la sortie de l Union ou non de la Grande-Bretagne pèsera sur tous ces équilibres. Le départ de Londres serait à la fois un facteur négatif et positif pour bâtir l Europe de la défense par exemple. Mais au total, notre intérêt serait que le Royaume-Uni demeure dans l Union vu son poids spécifique, sauf si le prix à payer pour cela devait s avérer trop lourd pour ses partenaires.

6 Les traits du troisième scénario dessinent l action qui serait à mener pour notre pays autour du redressement économique et d une nouvelle phase de la construction européenne tout d abord, puis en faveur d un multilatéralisme renouvelé et de la régulation de la mondialisation ensuite. Une trajectoire de déclassement de la France est évidemment possible, en particulier dans le deuxième scénario : si l UE ne parvient pas à se renforcer collectivement dans un monde anarchique et que notre pays ne mène pas à bien sa réforme économique, nous pouvons décrocher vis-à-vis de l Allemagne et ne plus peser beaucoup à l échelle. Il en va de même dans le premier scénario, où il vaut mieux être un allié de poids (que ce soit au niveau national ou européen) des Etats-Unis qu un allié affaibli et perçu comme tel. LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE GAUCHE ET LES VALEURS Les dernières péripéties de la crise syrienne reposent la question de la légitimité du recours à la force et cette question ne peut pas être évacuée pour les quinze années à venir : au nom de quoi, pour quel objectif et avec qui? Nous nous trouvons aujourd hui dans une situation à l évidence transitoire. Deux puissances, les Etats-Unis et la France, après le forfait britannique, ont menacé de frappes ciblées le régime de Damas en raison de ses attaques chimiques contre sa population. Mais ces deux puissances n avaient pas l aval du Conseil de sécurité pour cause d obstruction russe et chinoise. Elles pouvaient invoquer une forme de responsabilité spéciale de membres permanents pour maintenir la paix et la sécurité internationales en situation de blocage du Conseil, une certaine responsabilité morale issue de la responsabilité de protéger, mais aucun argument juridique incontestable. Le non-dit est qu il s agit de nations qui ont joué un rôle déterminant pour définir les droits de l homme modernes et qui se sentent investies à cet égard d une mission universelle de protection des mêmes droits. Ce fut également le cas lors de l intervention au Kosovo. Finalement, les frappes n ont pas eu lieu mais on peut se demander si cette forme d action des pays occidentaux ne va pas être fortement contestée dans le futur. Si cette contestation va de pair avec une efficacité accrue d un Conseil de sécurité élargi qui prenne au sérieux ses responsabilités en faveur de la paix mondiale, il s agira d une évolution positive. Mais si cette contestation se traduit par un blocage des possibilités internationales d intervention face aux crimes de masse, on peut douter d y voir un progrès. Les Etats émergents sont d ailleurs jusqu ici réticents à prendre des responsabilités nouvelles pour conforter l ordre

7 international. On a bien vu avec l intervention en RCA que notre capacité à agir, très peu partagée dans le monde d aujourd hui, nous confère en fait un avantage politique non négligeable. Une politique extérieure de gauche correspond à quelques priorités relativement aisées à définir. Elle vise tout d abord à progresser vers la régulation par les Etats du capitalisme financier pour éviter une répétition de la crise de 2008 et établir des règles internationales plus justes et plus stables pour tous. Elle milite pour un ordre international plus favorable à la justice sociale et au développement et est attentive aux luttes sociales et de la société civile menées dans le monde, qui sont des facteurs cruciaux de transformation. Elle soutient enfin les mouvements démocratiques et le respect des droits de l homme. C est dans ce cadre que peut se poser la question de l intervention militaire. Elle doit être encadrée par le droit international pour être légitime, mais qu il faut savoir garder une marge de manœuvre dans les situations extrêmes, sans retomber dans les pièges de la «famille occidentale» cherchant à imposer ses vues au reste. Les scénarios un et deux pourraient mener à une critique radicale par les nouvelles puissances des droits de l homme tels que défendus par les puissances installées, ce qui risquerait de mener à une confrontation des valeurs. Mais cette évolution n est pas évidente : le Brésil est attaché aux mêmes valeurs que nous et l Inde s en réclame également. La menace d un «axe islamoconfucéen» esquissée par Samuel Huntington n a pas vu le jour jusqu ici, bien que l axe russo-chinois tende à devenir une réalité. Les socialistes français sont, en tout cas, à la fois des socialistes réformistes et des républicains, héritiers de Jean Jaurès, et ils ne peuvent abandonner une conception universaliste des droits de l homme et la nécessité de les défendre, notamment en promouvant un multilatéralisme équilibré. QUELQUES PROPOSITIONS POUR CONCLURE L Observatoire de la politique internationale, dans le cadre de cette analyse, souhaite mettre en avant les suggestions suivantes : Le passage au scénario 3 dépend notamment de nous, alors que l évolution des rapports internationaux va plutôt dans le sens du scénario 2 ; Un scénario vertueux nécessite un clair engagement de la France en faveur du renforcement de l intégration européenne, via notamment une politique extérieure

8 commune équilibrée qui prenne en compte aussi bien le Sud que l Est de l Union (et donc les intérêts français et allemands) ; Les efforts de mutualisation entre Européens doivent être poursuivis en matière diplomatique (au sein du SEAE, Service européen d action extérieure) et de l Europe de la défense (les budgets militaires des Etats européens représentent ensemble 40 % du budget de la défense américaine) notamment en cyberdéfense : les potentialités sont très importantes ; Les contours de l union politique à venir en zone euro n ont pas été dessinés jusqu à présent malgré les tentatives allemandes : une clarification de la position française s impose d urgence sur ce point ; doit demeurer une puissance progressiste et originale, apte à intervenir non seulement militairement quand c est nécessaire mais également par sa capacité de proposition (par exemple sur la couverture universelle de santé). Nous devons développer une capacité de plaidoyer et d animation du débat d idées pour façonner le monde de demain, en liaison avec les acteurs non-étatiques, dont les collectivités locales, les entreprises et les ONG ; Le surgissement d événements extérieurs imprévisibles et de nouveaux défis nécessitera de poursuivre, voire d intensifier, l adaptation de notre outil diplomatique, la clarification de notre doctrine, la formulation de nos objectifs et une meilleure prise en compte de l Asie dans notre réflexion ; Notre diplomatie doit s intéresser à tous les acteurs étatiques, y compris les petits pays et les néo-émergents, comme le gouvernement actuel a commencé à le faire. Comme le dit Hubert Védrine, l avenir ne nous est pas acquis et nous devrons lutter pour faire notre place dans le monde de demain. En ce sens, la mondialisation est une donnée qu il faut accepter même si bon nombre de ses modalités peuvent être questionnées et infléchies par un travail collectif ; Le multilatéralisme est au cœur de notre positionnement international et il implique une défense de la légitimité des Nations unies, y compris en faisant des propositions audacieuses pour réformer le Conseil de sécurité et la gouvernance internationale.