FACE A LA CRISE FINANCIERE,



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Transcription:

FACE A LA CRISE FINANCIERE, UN NOUVEAU MANDAT POUR LA BCE : LA STABILITE DES PRIX D ACTIFS Par Philippe Sabuco, économiste, membre du département Institutions Financières d'une grande banque européenne Le 4 novembre 2011 Les politiques monétaires menées au cours de la dernière décennie n ont pas permis d éviter la crise financière actuelle. Pour certains observateurs, au contraire, ces politiques jugées accommodantes seraient à l origine de la crise. Redoutant le risque déflationniste suite à l éclatement de la bulle Internet au début des années 2000, les banques centrales particulièrement la FED ont laissé leurs taux directeurs à des niveaux historiquement bas, alimentant ainsi une dynamique du crédit exceptionnellement soutenue. L expansion du crédit s est traduite par une hausse spectaculaire du prix des actifs, notamment immobiliers. A titre d illustration, l augmentation cumulée des prix réels des logements américains a dépassé 90 % entre 1996 et 2006 (année du pic des prix des logements). Concentrées sur leur objectif explicite de maintien de la stabilité des prix telle que mesurée par l indice des prix à la consommation, les banques centrales n ont pas pris en compte l évolution des prix d actifs (actions, obligations, immobilier, matières premières ). Or, l observation de séries temporelles sur les prix à la consommation et les prix d actifs indique que leurs évolutions sont le plus souvent décorrélées. Ce constat milite donc en faveur d une double surveillance : les prix à la consommation d un côté, et les prix d actifs de l autre. D une certaine manière, la politique monétaire dans sa conception actuelle est hémiplégique car seulement focalisée sur l évolution des prix de certains biens et services. Il est donc urgent que la politique monétaire marche enfin sur ces deux jambes. Dans cette note, nous proposons que la banque centrale intervienne afin d éviter la formation de bulles sur les prix d actifs alimentées par le crédit, bulles à l origine des crises bancaires systémiques. Cette considération nous conduit à proposer ici un nouveau mandat explicite pour la BCE : la stabilité des prix d actifs. La BCE devra veiller tout particulièrement à la stabilité des prix immobiliers, constante historique des crises bancaires systémiques. Enfin, il conviendra de privilégier l adoption par la BCE d un instrument de régulation unique pour atteindre cet objectif : les réserves obligatoires et progressives sur les crédits. Terra Nova Note - 1/9

La dernière crise bancaire systémique dont les conséquences économiques et sociales se font encore durement ressentir a démontré que ces pistes de réflexion méritaient d être étudiées avec la plus grande attention. L application des mesures présentées ici constituerait une avancée majeure dans la prévention des crises bancaires de nature systémique et le maintien de la stabilité financière. A l heure où Jean-Claude Trichet vient de quitter ses fonctions de Président de la BCE après huit années passées à la tête de l institution au profit de Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale italienne, il semble particulièrement opportun de relancer dès à présent le débat sur les objectifs et les mandats de la BCE. Cette réforme importante pourrait figurer à l agenda politique européen du futur président de la République. L histoire économique est jalonnée de crises financières liées à la formation de bulles sur les prix d actifs situations dans lesquelles le prix d un actif s écarte très fortement et/ou durablement de sa valeur fondamentale. La libéralisation financière a amplifié ce phénomène comme en témoigne la recrudescence des crises financières depuis le début des années 1980. Cette augmentation du nombre de crises a non seulement touché les pays développés crise des Savings & Loans aux Etats-Unis vers la fin des années 1980, crise boursière en 1987, crise immobilière au début des années 1990, crise obligataire en 1994, éclatement de la bulle Internet en 2000, crise des subprimes en 2008, crise de la dette souveraine dans les pays d Europe du Sud depuis 2010 mais également les pays émergents crise mexicaine en 1995, crise russe en 1998, crises brésiliennes en 1998 et 2002, crise argentine en 2001 1 Or, l éclatement d une bulle sur les prix d actifs peut avoir des conséquences désastreuses sur le système financier et l économie réelle. La chute brutale des prix d actifs engendre des coûts économiques et sociaux considérables : recul de l activité, chômage, détérioration des finances publiques... La crise des subprimes en est une parfaite illustration. Celle-ci est d abord une bulle sur les prix des actifs immobiliers américains, alimentée par une dynamique du crédit particulièrement exceptionnelle. Au cours des années 2000, le rythme d expansion du crédit a été beaucoup plus rapide que celui de la production (augmentation du ratio crédit/pib), ce qui a conduit à un accroissement sans précédent de la masse monétaire. Cette dynamique a été rendue possible par l abondance de liquidités au niveau mondial excès d épargne dans certaines économies émergentes (Chine et pays pétroliers notamment) et l assouplissement des conditions d octroi de crédit, favorisé par la faiblesse des taux d intérêts 2. L expansion du crédit s est traduite par une hausse du prix des actifs, notamment immobiliers. Selon l indice Case-Shiller, l augmentation cumulée des prix réels des logements américains a dépassé 90 % entre 1996 et 2006 (année du pic des prix des logements). En 2005, les prix réels des logements ont progressé de plus de 12 %, soit environ six fois le taux de croissance du PIB réel par tête. La hausse des taux d intérêt a mis fin à cette dynamique en renchérissant le coût 1 Pour une histoire des récentes crises financières, lire Aglietta M., 2005, Macroéconomie financière, Tome 2 : Crises financières et régulation monétaire, Chapitre 1 : Les crises de la globalisation financière, p. 7 et suivantes, éd. La Découverte, coll. Repères. Pour une histoire longue des crises financières, lire Kindleberger C., 2004, Histoire mondiale de la spéculation financière, éd. Valor. 2 Suite à l éclatement de la bulle Internet la FED avait abaissé et maintenu ses taux directeurs à des niveaux particulièrement bas parce qu elle redoutait le risque déflationniste. Terra Nova Note - 2/9

du crédit (baisse de la demande de logements) et en alourdissant la charge de la dette pour les ménages endettés à taux variables (augmentation des créances douteuses). La baisse des volumes de crédit et les pertes enregistrées sur les prêts subprimes et d autres compartiments de marché 3 ont entraîné une crise bancaire systémique, qui a plongé l économie dans une profonde récession et engendré des coûts sociaux considérables (externalités négatives). La crise des subprimes a naturellement conduit les économistes à s interroger sur ses causes véritables et sur les instruments de politique monétaire visant à lutter contre les bulles sur les prix d actifs et l emballement du crédit. A la première question, les économistes ont répondu dans leur grande majorité à quelques nuances près qu il existait des causes microéconomiques (exigence de rentabilité, assouplissement des conditions d octroi de crédit, pratiques financières à haut risque) et des causes macroéconomiques (déséquilibres financiers internationaux) 4. Ainsi, la crise des subprimes a consacré l inefficacité de la régulation microprudentielle qui laisse une grande place à l autorégulation et l insuffisance de régulation macroprudentielle. La deuxième question a logiquement conduit les économistes à s interroger sur le rôle des banques centrales face à la formation de bulles. Que doivent-elles faire devant de telles situations? Doivent-elles éviter la formation de toutes les bulles? Doivent-elles utiliser la politique monétaire pour éviter la formation de certaines bulles? Si oui, à l aide de quel instrument de politique monétaire? Pour mieux répondre à ces questions, il convient tout d abord de définir ce qu est une bulle financière, puis de distinguer les deux principales catégories de bulles sur les prix d actifs. Il découle de cette distinction que la banque centrale est fondée à intervenir pour éviter la formation de bulles sur les prix d actifs alimentées par le crédit. Cette considération nous conduit ici à proposer un nouveau mandat explicite pour la Banque centrale européenne (BCE) : la stabilité des prix d actifs. La BCE devra veiller tout particulièrement à la stabilité des prix immobiliers, constante historique des crises bancaires systémiques. Enfin, il conviendra de privilégier l adoption par la BCE d un instrument de régulation unique pour atteindre cet objectif de stabilité des prix d actifs : les réserves obligatoires sur les crédits. En dernier lieu, des pistes d ordre institutionnel et juridique seront proposées. Après la crise des subprimes, et à l heure de l arrivée de Mario Draghi à la tête de la BCE, il semble particulièrement opportun de relancer le débat sur les objectifs et les mandats de la BCE. 1 - UNE TYPOLOGIE DES BULLES SUR LES PRIX D ACTIFS Il existe deux types de bulles sur les prix d actifs : celles alimentées par un optimisme exagéré des anticipations, la fameuse «exubérance irrationnelle» d Alan Greenspan ; et celles alimentées par le 3 Nous ne reviendrons pas, ici, sur les phénomènes de contagion qui ont permis à une crise du marché immobilier américain de se transformer en une crise bancaire systémique. Sur ce sujet, lire notamment Artus P. (sous la direction de), 2008, La crise financière, Causes, Effets et Réformes nécessaires, Les Cahiers, Le Cercle des économistes, éd. PUF. 4 Voir Artus P., Betbèze J.-P., de Boissieu, C., Capelle-Blancard G., 2008, La crise des subprimes, Rapport du Conseil d Analyse Economique ; voir également Brender A. & Pisani F., 2007, Les déséquilibres financiers internationaux, éd. La Découverte, coll. Repères. Terra Nova Note - 3/9

crédit 5. Cette distinction purement formelle a, toutefois, un intérêt pratique. Les économistes s accordent en effet pour considérer que les bulles sur les prix d actifs alimentées par le crédit sont beaucoup plus dangereuses pour l économie : lorsqu elles éclatent, elles entraînent un processus de désendettement particulièrement néfaste (détérioration des bilans bancaires, baisse de l offre de crédit, risques déflationnistes ). Il est donc important de bien les distinguer, même si, en pratique, cette distinction est parfois malaisée. 1. 1 - QU EST-CE QU UNE BULLE SUR LES PRIX D ACTIFS? De manière générale, une bulle sur les prix d actifs est une situation dans laquelle le prix d un actif s écarte très fortement et/ou durablement de sa valeur fondamentale. La hausse du prix réel des actifs augmente la richesse nette des ménages relativement à leur revenu disponible («effet richesse»). Cet accroissement de la richesse élève leur capacité d emprunt, ce qui entretient la dynamique du crédit et la hausse des prix. A cela s ajoutent également des phénomènes de mimétisme de marché qui amplifient le mouvement à la hausse. Cette dynamique spéculative autoentretenue conduit les prix d actifs bien au-delà de leur valeur fondamentale. Lorsqu elles éclatent, les bulles sur les prix d actifs engendrent un processus de sens contraire : la baisse du prix réel des actifs diminue la richesse nette des ménages, ce qui obère leur capacité d emprunt et accentue la baisse des prix. Dans le même temps, le retournement des anticipations («dynamique des anticipations versatiles») amplifie le mouvement baissier. Toutefois, selon la nature de la bulle, l impact sur l économie n est pas de même ampleur. 1. 2 - UNE DISTINCTION FONDAMENTALE 1. 2. 1 - Les bulles alimentées par un optimisme exagéré Les bulles sur les prix d actifs alimentées par un optimisme exagéré sont moins risquées pour le système financier. Lorsqu elles éclatent, les bilans des institutions financières sont moins touchés. Il s agit généralement de bulles sur les marchés boursiers (actions, obligations notamment) qui se traduisent par une crise du financement désintermédié. La bulle Internet en est un parfait exemple. L innovation technologique et la promesse d une nouvelle ère ont alimenté un optimisme exagéré, conduisant à une nouvelle allocation de l épargne des agents privés vers les valeurs technologiques et, plus généralement, les actions. Mais le retournement boursier a brutalement détourné les investisseurs de ces marchés, limitant ainsi l accès au financement des entreprises désintermédié, mais également intermédié 6. En l absence de revenus et de fonds propres suffisants, les entreprises ont cessé d investir et nombre d entre elles ont fini par faire faillite. Dans le même temps, le patrimoine financier des ménages s est contracté. Même si elles peuvent être importantes, les crises des valeurs mobilières sont, toutefois, moins longues et profondes que les crises bancaires le 5 Sur cette distinction fondamentale, voir Mishkin F., 2010, Monnaie, banques et marchés financiers, Quatrième partie: La banque centrale en action et la conduite de la politique monétaire, Chapitre 19: La politique monétaire: la stratégie et les aspects tactiques, éd. Pearson. 6 La détérioration de la situation financière des entreprises pénalisant, dans le même temps, leur accès au crédit bancaire. Terra Nova Note - 4/9

redressement des cours forme généralement un V 7 car l effet de levier et l intermédiation y jouent un rôle plus modeste. En outre, elles touchent plus particulièrement les populations qui disposent d un patrimoine financier largement investi en valeurs mobilières. 1. 2. 2 - Les bulles alimentées par le crédit Les crises liées à l éclatement des bulles sur les prix d actifs alimentées par le crédit sont, en revanche, plus sévères et plus longues, car l effet de levier et l intermédiation bancaire amplifient le processus. Dans cette configuration, c est principalement l emprunt qui permet de financer les achats d actifs dont les prix augmentent. Lorsqu elles éclatent, elles entraînent une très forte baisse de l offre de crédit, puisque la valeur des collatéraux hypothèques par exemple diminue et que la situation des emprunteurs se dégrade. Ce processus de désendettement (deleveraging), lié à la détérioration des bilans des agents privés, entraîne une baisse de la consommation et de l investissement, et se traduit par une forte contraction de l activité économique. Par ailleurs, les pertes enregistrées et la baisse de valeur des garanties obligent les banques à passer de lourdes provisions, ce qui ampute d autant leur résultat brut d exploitation. Si la situation se prolonge que les banques affichent des pertes pendant plusieurs trimestres ou que la défiance gagne le marché interbancaire une crise bancaire systémique peut survenir. A la différence des prix d actifs alimentés par un optimisme exagéré, le redressement des prix d actifs alimentés par le crédit forme généralement un L. 1. 3 - LES CONSEQUENCES ECONOMIQUES DES CRISES BANCAIRES SYSTEMIQUES Les crises bancaires systémiques, déclenchées par l éclatement d une bulle sur les prix d actifs alimentée par le crédit (généralement une bulle immobilière), ont des conséquences économiques désastreuses. D après les travaux de C. Reinhart et K. Rogoff, les crises bancaires entraînent 1) une baisse profonde de la production et de l emploi. Le taux de chômage augmente en moyenne de 7 points au cours de la phase descendante du cycle, qui dure en moyenne plus de quatre ans. La production chute de plus de 9 % en moyenne, pendant deux ans ; 2) un effondrement du marché des actifs. Les prix réels des logements baissent en moyenne de 35 % sur six ans et les actions baissent de 56 % sur trois ans et demi ; 3) une explosion de la dette publique. La valeur de la dette progresse de 86 % en moyenne et en termes réels par rapport à la dette d avant-crise 8. Cette explosion de la dette publique est surtout provoquée par la perte de recettes fiscales liée à la contraction de l activité et, dans une moindre mesure, aux stabilisateurs automatiques, aux politiques budgétaires contracycliques et aux coûts du renflouement du système bancaire 9. 2 - LES BANQUES CENTRALES ET LES BULLES D ACTIFS Dans ces conditions, il semble que les banques centrales soient fondées à intervenir afin de limiter les coûts économiques et sociaux des crises bancaires systémiques, liées à l éclatement d une bulle 7 Voir Reinhart C. et Rogoff K., 2010, Cette fois, c est différent. Huit siècles de folie financière, éd. Pearson, coll. Les temps changent. 8 Idem. 9 Dans le cas français, les prêts de l Etat aux banques ont été pour la plupart remboursés en moins d un an et auront même rapporté plus de 2 milliards d euros à l Etat. Terra Nova Note - 5/9

sur les prix d actifs. Sous cette hypothèse, les banques centrales auraient pour mandat des objectifs explicites de stabilité financière. Elles pourraient intervenir en fonction de l évolution de variables macrofinancières constituant des signaux avancés de détresse (early warning signals). De même que les banques centrales réagissent aujourd hui aux anticipations d inflation, ces dernières pourraient désormais réagir aux évolutions des prix d actifs ou à la dynamique du crédit. Mais cela soulève un certain nombre de questions auxquelles il convient de répondre. Comment reconnaître une bulle d actifs? Quel actif privilégier lorsque les évolutions de prix d actifs ne sont pas corrélées? Quel instrument de politique monétaire privilégier dans cet exercice? Quel cadre institutionnel? 2. 1 - PRIX A LA CONSOMMATION ET PRIX D ACTIFS : DES EVOLUTIONS DECORRELEES Pour la plupart des banquiers centraux, il n y a pas de contradiction entre le contrôle des prix à la consommation et le contrôle des prix d actifs. Une politique monétaire qui assure la stabilité des biens à la consommation assure dans le même temps la stabilité des prix d actifs. Maintenir la stabilité des prix à la consommation et celle des prix d actifs serait donc une seule et même chose, une stricte équivalence. Dans ces conditions, il ne peut y avoir de «conflit d objectifs» pour la politique monétaire. L actuel gouverneur de la FED, B. Bernanke considère notamment qu ajouter la stabilité des prix d actifs dans la liste des objectifs explicites de la Banque centrale américaine aurait pour effet de brouiller le message délivré par la politique monétaire 10. Pourtant, l observation de séries temporelles sur les prix à la consommation et les prix d actifs suggère, au contraire, que leurs évolutions sont le plus souvent décorrélées. P. Artus souligne que, aux Etats-Unis, de 1996 à 2006, l inflation a oscillé entre 2 % et 3,5 % par an, tandis que les prix de l immobilier ont augmenté de 6 % par an de 1998 à 2003, puis de plus de 10 % par an de 2004 à 2006 ; tandis que les cours boursiers étaient multipliés par 2,5 de 1996 à 2000 11. Il n est donc pas certain que les évolutions des prix à la consommation et des prix d actifs soient corrélées. Ce constat milite donc en faveur d une double surveillance : les prix à la consommation d un côté, et les prix d actifs de l autre. D une certaine manière, la politique monétaire dans sa conception actuelle peut être considérée comme «hémiplégique» car seulement focalisée sur l évolution des prix à la consommation. 2. 2 - IDENTIFIER ET ANTICIPER LES BULLES D ACTIFS Les bulles sur les prix d actifs liées à un optimisme exagéré sont difficiles à identifier a priori. En outre, il n est pas sûr que les anticipations et les modèles d évaluation du régulateur soient davantage pertinents que ceux utilisés par les agents privés. Par excès de prudence et sur la base d un mauvais diagnostic, le régulateur pourrait, par exemple, brider la croissance économique, ce qui n est pas souhaitable. Pour ce type d actifs, il est donc raisonnable de laisser les forces du marché s exprimer, d autant que les conséquences économiques et sociales des crises liées à l éclatement de ces bulles sont moindres que celles liées à l éclatement d une bulle sur les prix d actifs alimentée par le crédit (cf. supra). En revanche, une bulle sur les prix d actifs alimentée par le crédit est 10 Dans un récent discours prononcé à la réserve fédérale de Boston le 18 octobre 2011, B. Bernanke a assoupli sa position indiquant notamment qu'en l'absence d'une régulation financière efficiente, «la possibilité que la politique monétaire soit directement utilisée pour atteindre des objectifs de stabilité financière, au moins à la marge, ne doit pas être exclue» (traduction de l'auteur). B. Bernanke, The Effects of the Great Recession on Central Bank Doctrine and Practice, 18 octobre 2011 : http://www.federalreserve.gov/newsevents/speech/bernanke20111018a.htm. 11 Artus P., 2007, Les incendiaires, Les banques centrales dépassées par la globalisation, éd. Perrin. Terra Nova Note - 6/9

davantage prévisible car l envolée des prix coïncide généralement avec un emballement du crédit, comme en témoigne le relâchement des critères utilisés lors de l octroi de crédits. Plusieurs variables macroéconomiques élémentaires peuvent rendre compte de cet emballement : le ratio dette/pib, le ratio crédit/pib 12, le rythme d augmentation de la masse monétaire ou l évolution du prix des logements par exemple. Si ces variables s écartent trop fortement de leur moyenne de long terme considérée comme un proxy de leur valeur fondamentale, alors il est raisonnable d affirmer que l on assiste à la formation d une bulle. En tout état de cause, les variables macroéconomiques retenues doivent permettre d identifier avec fiabilité les phases d expansion et de contraction du crédit 13. 2. 3 - PRIVILEGIER LA STABILITE DES PRIX IMMOBILIERS Cette approche par les signaux 14 se heurte à deux critiques majeures : 1) il est impossible d identifier les bulles et de calibrer les politiques destinées à les neutraliser ; 2) les évolutions des prix d actifs ne sont pas toujours corrélées (valeurs immobilières versus valeurs mobilières par exemple), ce qui rend impossible une politique cohérente de contrôle des prix d actifs. La première critique est en partie valide. S il paraît possible d identifier une bulle d actifs alimentée par le crédit (cf. supra), le calibrage des politiques destinées à les neutraliser devra nécessairement faire l objet d un processus d apprentissage. Celui-ci semble naturel et ne constitue pas, selon nous, un handicap insurmontable 15. Pour répondre à la deuxième critique, les travaux académiques les plus récents peuvent être mobilisés : si les évolutions des prix d actifs ne sont pas toujours corrélées, alors il convient de privilégier la stabilité des prix immobiliers. En effet, C. Reinhart et K. Rogoff soulignent que, pour les crises bancaires systémiques généralement précédées d un emballement du crédit, les prix réels des logements constituent l indicateur avancé le plus fiable, devant le solde de la balance courante et les cours réels des actions, car ils produisent moins de fausses alarmes 16. Cette variable dispose, en outre, d un intérêt démocratique considérable puisque à l instar des prix à la consommation elle constitue une référence pour l ensemble des citoyens. Les actifs immobiliers représentent, en effet, l essentiel du patrimoine et de la dette des ménages (autour de 80 %). Par conséquent, et afin d éviter les crises bancaires de nature systémique, la stabilité des prix des actifs plus particulièrement des prix immobiliers doit devenir un objectif explicite de la politique monétaire. 2. 4 - METTRE EN PLACE DES RESERVES OBLIGATOIRES SUR LES CREDITS La question la plus épineuse concerne l instrument de régulation qu il est possible de mobiliser pour conduire une telle politique. Il conviendra, ici, de se conformer à la règle de cohérence de J. 12 Dans son dernier rapport sur la stabilité financière dans le monde (septembre 2011), le FMI manifeste un intérêt tout particulier pour ce ratio. L'institution internationale signale que lorsque celui-ci augmente de plus de 5 points par an et qu'il va de pair avec un accroissement des cours des actions d'au moins 15 %, la probabilité d'une crise financière dans les deux années suivantes est de 20 %. 13 Dans ses travaux sur le sujet, la Banque des règlements internationaux (BRI) retient, par exemple, trois variables macroéconomiques : la prime de risque, l expansion du crédit en termes réels et un indicateur composite combinant ratio crédit/pib et prix réels des actifs. 14 Approche également défendue par le rapport de Larosière sur la supervision financière (2009). 15 Après tout, la politique monétaire est passée par cette phase d apprentissage et, aujourd hui encore, la conduite de la politique monétaire fait l objet de nombreuses discussions. 16 Voir Reinhart C. et Rogoff K., 2010, Cette fois, c est différent. Huit siècles de folie financière, éd. Pearson, coll. Les temps changent. Les travaux de la BRI conduisent à des conclusions similaires. Terra Nova Note - 7/9

Tinbergen selon laquelle : «à chaque objectif de politique monétaire doit correspondre un instrument de politique monétaire» 17. Cette règle offre, en outre, les meilleures garanties en termes de lisibilité et de transparence, conditions indispensables au bon fonctionnement d un marché 18. Sous ces conditions, l adoption de mesures destinées à stabiliser les prix d actifs particulièrement immobiliers doit être recherchée. La mise en place de réserves obligatoires sur les crédits, telle que proposée par Jean-Paul Betbèze, Jézabel Couppey-Soubeyran et Dominique Plihon dans un récent rapport du CAE 19, nous paraît être la solution la plus pertinente. Dans ce rapport, les auteurs décrivent ce que pourrait être ce dispositif et ses effets escomptés : «Ces réserves permettraient d agir sur la liquidité des banques, mais également sur leur capacité à développer leurs crédits. Il y aurait donc un double impact de ces réserves obligatoires sur la liquidité et sur l effet de levier. Alors que les réserves obligatoires sur les dépôts existent actuellement dans la zone euro et sont rémunérées, les réserves obligatoires sur les crédits à mettre en place ne le seraient pas. Ces réserves devraient être en toute hypothèse progressives selon le rythme de croissance des crédits ( )» 20. Parce que le marché immobilier marché à surveiller prioritairement (cf. supra) reste très largement national, les auteurs du rapport suggèrent de revenir sur la politique uniforme menée par la BCE, en pratiquant une politique différenciée selon la conjoncture prévalant dans chaque pays. Pour notre part, nous considérons que cette option pourrait favoriser les arbitrages 21 et compliquer la mise en œuvre de cette mesure au plan institutionnel (rupture du principe d uniformité de la politique monétaire). C est pourquoi il conviendra de privilégier une politique uniforme dans ce domaine, tout comme dans le domaine monétaire. 2. 5 - CREER UN COMITE DE STABILITE FINANCIERE AU SEIN DE LA BCE En termes de gouvernance, nous proposons de créer au sein de la BCE un Comité de stabilité financière (CSF) dont l objectif explicite serait de veiller à la stabilité des prix d actifs, tandis que le Comité de politique monétaire (CPM) 22 aurait toujours pour objectif de maintenir la stabilité des prix à la consommation. Celui-ci serait composé de personnalités qualifiées (le Premier Sous-gouverneur de chaque Banque centrale nationale par exemple). Les réserves obligatoires sur les crédits constitueraient l instrument principal de régulation du CSF. Il pourrait ainsi réagir aux évolutions des prix d actifs ou à la dynamique du crédit, de même que le CPM réagit aux anticipations d inflation. Une telle solution offre l avantage d une grande lisibilité en cas de «conflit d objectifs». La BCE pourrait, par exemple, maintenir des taux d intérêt relativement bas si les anticipations d inflation restent faibles, tout en accroissant le taux des réserves obligatoires si la progression du crédit ou les prix de l immobilier s écartent trop durablement de leur moyenne de long terme. Le CSF devrait donc motiver ses décisions au regard de l évolution des prix d actifs, ce qui constituerait une information précieuse pour les agents économiques et le marché. En outre, une telle organisation aurait le mérite 17 Cette règle est souvent associée à celle de R. Mundell selon laquelle il faut affecter chaque instrument de politique économique à l objectif sur lequel il a l impact comparatif le plus important. 18 Toutefois, nous en proposons, ici, une interprétation relativement souple. 19 Voir Betbèze J.-P., Bordes C., Couppey-Soubeyran J., Plihon D., 2011, Banques centrales et stabilité financière, Rapport du Conseil d Analyse Economique. 20 Idem. 21 Risque évoqué par les auteurs du rapport eux-mêmes. 22 Pour rappel, le CPM de la BCE est animé par le Conseil des gouverneurs composé des six membres du Directoire et des gouverneurs des banques centrales des Etats participants à la zone euro. Terra Nova Note - 8/9

de préserver très largement le modèle de Banque centrale «indépendante, transparente et responsable» 23. Une autre option serait de confier cette mission et l instrument de politique monétaire correspondant (réserves obligatoires sur les crédits) à l actuel Conseil européen des risques systémiques (CERS), dédié à la détection et à la prévention des risques pouvant peser sur la stabilité financière dans l Union européenne. CONCLUSION La dernière crise bancaire systémique dont les conséquences économiques et sociales se font encore durement ressentir a démontré que ces pistes de réflexion méritaient d être étudiées avec la plus grande attention. L application des mesures présentées ici constituerait une avancée considérable dans la prévention des crises bancaires de nature systémique et le maintien de la stabilité financière. 23 Betbèze J.-P., Bordes C., Couppey-Soubeyran J., Plihon D., 2011, Banques centrales et stabilité financière, Rapport du Conseil d Analyse Economique. Terra Nova Note - 9/9