Théa Delalune Les chemins qui se suivent 2
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La petite fille Quand on m a amené cette petite fille, ma première année touchait à sa fin. Mais, malgré les longues années qui se sont écoulées depuis, je garde ce souvenir aussi clair que s il datait d hier. Elle, elle avait un peu moins de trois semaines et dormait paisiblement au cœur d un paquet de langes. Je marchais encore à quatre pattes, et mes seuls moyens d expression étaient les cris et les gestes. Pourtant, j ai tout de suite compris que quelque chose d important était en train d arriver. Et c est effectivement cette soirée de juillet qui a fait de ma vie ce qu elle a été. On l a posée par terre, à quelques mètres de moi. Je me suis traîné hors de mes propres couvertures, et je m en suis approché tout doucement, un genou après l autre. Réveillée par la légère secousse due au contact avec le sol, elle a ouvert les yeux. Ces grands yeux bleus qu elle a gardé toute sa vie. On s est fixés pendant un temps que je n aurais su déterminer. Puis, j ai avancé ma main vers son visage rose et rond, seul 2 3
élément de son corps au contact avec l air ambiant. J en ai fait le tour, minutieusement, refusant d en perdre le moindre détail. Les adultes nous regardaient à présent le plus attentivement du monde, sans un mot, eux qui, quelques secondes auparavant, discutaient du sort de celle que j ai élevé comme ma propre sœur. Pour moi, c était déjà tout vu. Elle a ouvert la bouche, sur laquelle mes doigts venaient de glisser, et a poussé un petit cri. Je me suis couché près d elle en passant mon bras autour de son petit corps. Lorsque Seiji a essayé de la reprendre, je lui ai mordu furieusement la main. Le message était clair. Tandis que Seiji jurait, Akiko, estimant préférable de ne pas insister, m a ramené dans mes couvertures, a déplacé la petite fille près de moi, et a étendu un grand blouson sur nous deux. 24
Le réveil Lorsque son réveil sonna ce matin-là, à la même heure que chaque matin, et en même temps que des millions d autres réveils sur la planète, Sayu mit un long instant avant de comprendre que son rêve s achevait. Ce rêve, c était la suite de celui qu elle faisait toutes les nuits, depuis qu il lui était possible de s en rappeler. C était comme une longue histoire pour elle, une histoire qui comptait autant de pages qu elle avait connu de nuits dans sa courte vie. Et chaque matin, ce rêve s interrompait brusquement et s évaporait hors de sa mémoire, du moment où elle était réveillée jusqu à ce que le sommeil ne la fît sombrer de nouveau dans les méandres de sa conscience. Alors, elle ne pouvait s empêcher de maudire, ne fût-ce qu un court instant, celui qui avait un jour décrété que les nuits ne devaient comporter que huit heures, et que passé ce délai, un son strident et hideux devait vous extraire de l endroit où vous vous trouviez, et vous ramener dans ce monde 2 5
communément appelé la réalité, autrement dit, là ou les choses sont vraies. Mais, Sayu n était pas d accord avec ça. Pour elle, ce rêve dans lequel elle évoluait chaque nuit, ces décors différents mais pourtant toujours les mêmes, c était ça, la réalité. Sa réalité. Le reste, ce n était qu un monde dans lequel on lui avait demandé de vivre. D un geste machinal, presque mécanique, elle fit taire son téléphone portable qui menaçait de réveiller tout l immeuble, mais il lui fallut encore dix minutes avant que son cerveau ne fût suffisamment réveillé pour envoyer à son corps l ordre de se redresser en position assise. Cela fait, la première vision qu elle eut fut sa propre image dans le miroir situé en face d elle. Cette image d adolescente frêle dans son pyjama d été, dont les longs et épais cheveux d une couleur indéfinissable située quelque part entre le blond et le roux tombaient en masse informe par-dessus ses épaules, et dont les yeux n étaient jamais totalement ouverts à ce moment-là, cette image qu elle voyait tous les matins au réveil avait tué à petit feu tout son narcissisme, même le plus naturel. Elle avait d ailleurs pensé plusieurs fois à changer ce miroir de place, afin de ne plus avoir à supporter l insupportable vision qu elle avait d elle après une nuit de sommeil dont elle venait d être tirée plus ou moins brusquement, mais l espace dont disposait sa chambre était trop restreint, et il était bien trop lourd pour qu elle pût accomplir seule le miracle de le déplacer dans une autre pièce. 26
Au bout de cinq minutes de réflexion vide, Sayu prit son courage à deux mains et posa les pieds par terre avant de se lever de son lit. Sans jeter le moindre coup d œil à la glace qui lui faisait toujours face, elle ouvrit la porte de sa chambre et mit un pied dehors, avant de pousser une autre porte directement en face, celle qui donnait sur la salle de bain, dans laquelle elle pénétra, sans même prendre la peine de la refermer derrière elle. Elle ôta son débardeur et le lança distraitement dans un coin de la pièce. Après avoir glissé le long de ses cuisses, son short de nuit et sa culotte subirent le même sort. Elle enroula négligemment ses cheveux dans une élastique posée sur le lavabo et traversa plus qu elle n écarta le rideau de douche. L eau froide qui entra brusquement en contact avec sa peau la réveilla d un coup. Elle plaça son visage sous le jet et se frotta les yeux. Au bout de trente secondes, elle éteignit l eau, attrapa le gant en face d elle qu elle enduisit du gel douche à la pêche blanche, acheté la semaine précédente pour changer de son habituel cranberry, puis le passa dans sa nuque, sous ses aisselles en le faisant passer d une main à l autre, sur ses seins qui n étaient guère plus gros que des clémentines, sur son ventre, entre ses cuisse où elle s attarda une fraction de seconde de plus, puis, le long de ses jambes jusqu à ses pieds. Sa souplesse naturelle lui permit même de frotter la quasi-totalité de son dos. Lorsqu elle ralluma l eau, elle s aida de sa main pour faire partir tout le produit et ne mit pas longtemps avant d attraper son 2 7
drap de bain et de sortir. L avantage de se doucher à l eau froide, songea-telle, c est qu en sortant on n a pas froid. D ailleurs, aussi étrange que cela pût paraître, Sayu n avait jamais aimé se doucher à l eau tiède. Elle avait déjà essayé une fois, mais, dès les premières secondes, une sensation d étouffement due à la chaleur l avait faite renoncer. Une fois qu elle eut mis les pieds sur le tapis de bain, elle quitta la pièce et, sans attendre d être sèche, elle se rendit dans sa chambre pour prendre ses vêtements. 28