b a r z o u a b d o u r a z z o q o v h u i t m o n o l o g u e s d e f e m m e s Traduit du russe (Tadjikistan) par Stéphane A. Dudoignon «à la mémoire de zulma vierge-folle hors barrière et d un louis» tristan corbière zulma 122, boulevard Haussmann Paris viii e
Aucune partie de ce livre ne peut être utilisée ou reproduite d aucune manière que ce soit sans la permission de l Éditeur, à l exception d extraits à destination d articles ou de comptes rendus. Huit monologues de femmes a été publié sur le conseil de Patrick de Sinéty. Titre original: Ispoved Barzou Abdourazzoqov. Copyright Zulma, 2007, pour la traduction française. isbn: 978-2-84304-409-0 N d édition: 409 Dépôt légal: mars 2007 Difusion: Seuil Distribution : Volumen zulma@zulma.fr Si vous désirez en savoir davantage sur Zulma et être régulièrement informé de nos parutions, n hésitez pas à nous écrire ou à consulter notre site www.zulma.fr
zzzzzzzååååååå I aurait dit que j en arriverais là? Parce que, entre nous, j ai l air fin de me retrouver ici, avec un QUI fils de vingt ans, presque fiancé, une fille de seize, elle aussi à marier bientôt Dire que je ne vais plus tarder à être grand-mère. Grand-mère! À même pas quarante ans Mais sans un cheveu blanc, s il vous plaît. Si, si, vous pouvez venir voir vous-mêmes : ce n est pas de la teinture, c est ma couleur naturelle. Et presque pas une ride, avec ça. Juste une ou deux, peut-être, autour des yeux. Mais ça, c est la vie qui le veut. On a beau faire attention, se ruiner en crèmes, 7
en pommades Enfin, les rondelles de concombre l été, le kéfir au citron l hiver, c est sûr, ça rafraîchit quand même un peu. Et puis ça fait un bien énorme, oh, pas tous les jours, bien sûr, mais vous ne direz pas le contraire, ça fait quand même un bien énorme quand on peut se dire, pendant une heure ou deux seulement, une ou deux petites heures de rien du tout, qu on pourrait tout reprendre, tout, à zéro : l amour, le mariage, lune de miel y compris hein, ça ne vous dit rien, à vous? Ah, les toutes premières sensations de la grossesse, je pense que je ne les oublierai jamais! Mon cœur s est mis à battre à tout rompre : boum-boum, boum-boum, on aurait dit qu il allait sauter au-dehors. Moi, je me suis oubliée, j ai bien failli tomber dans les pommes. De joie de trouille aussi. Et puis, au même moment, je me suis demandé comment on allait l appeler. Parce que j ai tout de suite su que ce serait un garçon. Pendant une fraction de seconde, j ai même vu son petit visage, ses petites lèvres, son petit menton, ses petits doigts tout fins. Je le voyais tout contre moi, agrippé à ma poitrine, occupé à téter goulûment Je pouvais même sentir, à cet instant, son odeur, son odeur à lui, son odeur qu un jour j allais pouvoir respirer 8
pour de vrai. Celles qui ont connu ça me comprendront. Pourtant, je n ai pas eu une grossesse facile, j avais la nausée tout le temps, la nuit comme le jour. J étais infecte avec tout le monde. Je me disais bien que mon mari allait finir par ne plus pouvoir me blairer, qu il allait me planter là, qu il s en irait, tellement j étais devenue insupportable. Je ne sais pas pourquoi j étais comme ça, je ne peux même pas l expliquer. Et alors lui, il s est mis à vraiment me prendre en grippe. Moi, petite sotte, j étais incapable de rien lui dire même que je l aimais, pour le tranquilliser un peu. Oh, pour ça, je l aimais! Je l aimais tellement que si son fils avait eu le malheur de ne pas lui ressembler, je pense bien que je l aurais tué! Vous vous imaginez? Tuer son propre enfant s il a le malheur d être différent de son père! Mais c était la première fois, j étais jeune, pas bien fute-fute. Heureuse d être aimée, tout simplement. Un jour, j ai vu à la télé une pub pour du jus de fruit un fruit bizarre, gros, jaune, avec des feuilles au-dessus, et j en ai eu une envie folle, comme ça, sans même savoir comment ce fruit s appelait, et encore moins où il poussait. C était plus fort que moi : qu on m en trouve ou j allais faire un malheur! J ai appelé mon mari à son 9
travail un job qu il avait dégotté, le pauvre, avec un piston énorme, et où il ne gagnait pas bien lourd, c est vrai, mais avec des perspectives d avenir, on lui disait. Et voilà que moi, je viens chialer au téléphone qu il faut qu il me le trouve, ce fruit ; il me demande : quel fruit ; je lui explique : celui qui a les feuilles qui dépassent au-dessus, comme une tortue à l envers. Lui, le voilà qui tourne bourrique, il me liste tous les fruits de la planète. Non, je lui répète, pas celuici, pas celui-là et je pleure de plus belle : non, non et non! J aboie dans tout l immeuble, comme une chienne affamée. Lui, il raccroche, il court au bazar, il fait le tour de tous les étals, il cherche une «tortue à l envers», il ne trouve pas et il accourt à la maison pour m emmener au bazar où, pauvre idiote, je puisse me rendre compte moi-même qu il n existe pas, ce foutu fruit. Mais moi, je gueule, encore plus fort : «Mais il doit bien exister quelque part, ce fruit, puisqu on le montre à la télé!» Le pauvre, il a passé toute la soirée devant le poste à se ronger les ongles, blanc comme la mort. Malheureusement, ce soir-là, il n est pas passé à la pub, mon fruit. Ils ne l ont remontré que le lendemain matin, au milieu d un feuilleton. Moi, je sursaute, et voilà que je l appelle au bureau : 10
Allume la télé, je lui dis, il y a le fruit que je veux! Lui, le pauvre (c est vrai que j étais folle de lui, à ce moment-là!), il allume, mais le temps qu il tombe sur la bonne chaîne, la pub était passée ; pourtant, ce coup-ci, j avais eu le temps de lire le nom de ce fruit, un nom à coucher dehors : ananas. Jamais je n oublierai un mot pareil, aussi tordu et aussi délicieux à la fois : a-na-nas. Bien sûr qu il a fini, grâce à des amis à lui, par mettre la main sur une boîte du jus qu on nous montrait à la télé, et même sur un ananas en vrai. Mais ça m a paru fade, par rapport à l idée que je m en étais faite. Je l aimais, pourtant, ça oui je l aimais Vous savez ce que c est Les couches, les premiers mots Lui, bien sûr, il est aux anges, il a l impression d avoir la plus belle famille du monde : un enfant qui gazouille, «arrreuh arrreuh», puis la crèche, l école, un deuxième gosse et, cette fois, une fille La fifille à son papa. J étais contente de l avoir mise au monde parce que, avant sa naissance, quelque chose dans notre petit nid s était mis à tourner de travers. Je ne pourrais pas vous dire quoi exactement mais cette espèce de froid, vous savez, ce froid qu on sent à peine encore mais qui vous serre le cœur, comme un courant d air finit par vous glacer le 11
sang, ce froid qu on sent à peine au début mais qui, petit à petit, s est mis à oppresser notre existence déjà bien fragile comme ça. Jusqu à l apparition de ce «courant d air», j avais l impression d être aussi heureuse que possible, je n arrivais pas à comprendre pourquoi mes amies pleuraient tout le temps : à l époque, je pensais qu on pouvait résoudre tous les problèmes et qu il suffisait pour ça de s aimer bien fort, comme nous deux en somme. Ridicule, hein, pas vrai? «Suffit de s aimer» On est tellement naïf quand on est heureux, on a l impression que tous les problèmes du monde sont faciles à résoudre. Aujourd hui, c est plus dur, tout est devenu horriblement compliqué et je me rappelle, de plus en plus souvent, ces amies qui pleuraient il me semblait pour des broutilles. Enfin, comme je vous disais, notre fille est née. Nous avons mis du temps à lui trouver un prénom. Mon mari voulait qu elle en ait un d inconnu ici. Je l entends encore en prononcer deux d exotiques, étrangers mais très jolis : Laura, et Giulietta, je pense, le deuxième. Nos parents, nos frères et sœurs se sont tout de suite payé nos têtes. On s est dit que tous les autres en feraient autant : vous savez comme les gens d ici sont fermés à toute espèce de nouveauté. Ils me 12
plaisaient bien pourtant, ces deux prénoms-là, mais moi, je suis quelqu un d influençable et mon mari n a pas pu s opposer à nos parents, si bien qu on a fini par appeler notre fille simplement Madina Madina, c est un prénom hyper-courant chez nous. Le malheur arrive toujours quand on s y attend le moins. Comme un voleur embusqué à l angle d une rue, un gourdin sur l épaule, le soir où toi, tu rentres chez toi les bras chargés de cadeaux. Même chose que le courant d air. Qu est-ce que je dis, un courant d air, un ouragan, oui! Ou plutôt non, allez, quelque chose d encore plus destructeur : un bon gros tsunami! Un tremblement de terre de force 12 sur l échelle de Richter! Rien de plus puissant, rien de plus dévastateur, hein? Rien, non? Eh bien si, figurez-vous! Une petite, une toute petite, toute frêle élève de terminale avec un minois d Anglaise, capable de faire perdre la tête à un homme de n importe quel âge. Ce n est qu après, quand la tempête s est calmée, quand tout était détruit de fond en comble, que j ai appris où ils s étaient connus, qui elle était et pourquoi elle avait fait ça. Au fait, vous savez pourquoi? Vous ne devinerez jamais. «Juste pour voir!» Voilà ce qu elle m a répondu, le jour où je lui ai posé la question. 13
Avant de disparaître sans laisser de trace, mon mari a fait de moi une épave, il a abandonné son travail, pris ses enfants en grippe, jeté sa famille dans la misère et dans la honte Je ne dirai rien de son ivrognerie ils boivent tous, après tout, mais n empêche qu il s est couvert de dettes avant de disparaître sans prévenir. Un père de famille s est évanoui dans la nature, il a laissé tomber les siens tout simplement parce que ça intéressait quelqu un, comme ça, «juste pour voir»! Je l ai revue, cette fille, plus tard, elle m a reconnue mais a fait celle qui ne me remettait pas. Quand je lui ai demandé où il était, elle m a répondu, sans se démonter, en se passant un doigt sur le front : «Y a pas marqué Renseignements!» Les types qui étaient avec elle ont éclaté de rire ; je me suis dit que cette petite conne n avait même pas su le retenir. Je me le suis dit pour moi-même ; elle n aurait pas compris, de toute façon. Quelle pitié, tout de même.