L enseignement mutuel. Une histoire d école histoire d une société



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Transcription:

L enseignement mutuel Une histoire d école histoire d une société (début 19 siècle) 1 Les principes de l enseignement mutuel Méthode formalisée par les anglais (et anglicans) Bell et Lancaster : Mutual Tuition (Bell) met l accent sur l instruction de l enfant par l enfant (en duos), Monitoral System (Lancaster) insiste sur le rôle du moniteur (500 à 1000 élèves dans une salle de classe, sous la responsabilité d élèves plus instruits). Bell : «la méthode consiste à la direction des élèves par eux-mêmes de l instruction et de la discipline». 2

le Père Girard de Fribourg (1765-1850) Fils d aristocrate catholique, éduqué par les jésuites, homme de religion (cordelier). Contre l obscurantisme et pour favoriser l instruction de tous, il adapte la méthode de Bell. Sa méthode mixte (~1815) adapte l enseignement mutuel sans renier l enseignement simultané sous la direction du maître d école. 3 Dans le canton de Vaud Bovet, Pierre (1938) Écoles nouvelles d autrefois. Louis Perrot et les débuts de l enseignement en Suisse française. Panchaud, G. (1967). Une offensive des libéraux «éclairés» du 19ème siècle : l introduction de l enseignement mutuel. La méthode est introduite en 1816, soutenue par deux inspecteurs (MM. Verdeil et Chavannes). Se poursuit jusqu à la loi de 1834 sur l instruction publique. 4

Les autres méthodes en cours L enseignement individuel 5 Les autres méthodes en cours L enseignement simultané (JB de la Salle, 16 ème siècle) 6

Certaines classes peuvent compter jusqu à 220 élèves. Prost (1968, p. 113) cite une salle de 130 m2 qui en regroupe 160. Les classes de 70 à 150 ne sont pas rares. La méthode introduite par J.-B. de la Salle au 16ème siècle dans les villes et bourgs importants impose à tous les mêmes livres d apprentissage, demande à tous les enfants d être attentifs dans le même temps et de progresser simultanément dans les trois degrés organisés. Les trois degrés devant minimalement être atteints correspondent à la loi congréganiste qui veut qu une communauté soit composée d au moins trois membres ; chaque membre des communautés enseignantes est ainsi directeur d un degré, quelle que soit la taille du groupe (Prost, 1968, p. 116). 7 Les deux méthodes ont un même programme d études : lire, écrire, compter. (dans les villes, Frères des écoles chrétiennes : grammaire, arithmétique, histoire, géographie, dessin.) Les maîtres d école laïcs sont médiocres, peu formés. 8

Les avantages de la méthode -Résoud le problème de la pénurie d instituteurs -Permet d instruire beaucoup d enfants sans grand investissement des fonds publics 9 Les avantages de la méthode Offrir aux futurs ouvriers l instruction nécessaire à l accomplissement de leur travail sans grever les finances de l État (but économique) et, d autre part, de former le citoyen à répondre aux charges démocratiques qui lui reviennent désormais, tout en maîtrisant les éventuels débordements sociaux (but politique). La méthode séduit des pédagogues reconnus que les politiques soutiennent, du moins dans un premier temps, à cause des avantages moraux et sociaux promis : obéissance, ordre, discipline, application, moralité, paix sociale 10

Loi VD, 1806 : aucune école ne doit contenir plus de 60 écoliers pour un seul instituteur, excepté les écoles où est admise la méthode de l enseignement mutuel qui peuvent contenir 200 et 300 écoliers et plus (Maillefer et Mottaz,1909. Voir aussi Bryois, 1927 et Tronchot, 1972, p. 60.) A propos d économies, voir aussi le Rapport à la commission des écoles primaires présenté le 30 novembre 1841, Genève, pp. 50-51 : Toute autre méthode «pose une question non de pédagogie seule (elle serait bientôt tranchée), mais aussi de budget». 11 Instruire le peuple, non l élite L. Savary (1932, cité par Bugnard, 2003-2004, p. 142) «Sans latin, il n y pas d instruction véritable. Il y a instruction publique, gratuite et obligatoire, c est-à-dire rien». Léon Savary, ancien élève du Collège catholique St-Michel à Fribourg, d origine protestante, correspondant de la Tribune de Genève à Paris. 12

Dépenses pour l élite et pour le peuple: un exemple 1846 : le budget de l État du Valais pour l instruction publique est de 16'470 frs : - 13 000 francs pour les lycées-collèges - 2'970 francs pour l École normale et l instruction primaire, - 500 francs pour les gratifications aux élèves de l école normale - 500 francs d avance pour l achat des livres pour l école primaire 13 Plan d une école girardine (Fribourg, 1819-1823) 14

Les innovations architecturales et pédagogiques -Des locaux immenses, aérés (couvents et églises désaffectés parfois) -Construits par la collectivité -Du mobilier adapté -De l espace pour se déplacer et se regrouper -Des tableaux de lecture et de calcul, des ouvrages communs à tous -Des ardoises pour l écriture apprise en même temps que la lecture 15 Des progrès pédagogiques -Organiser la progression des apprentissages Le changement de niveau (huit degrés) s effectue d après les progrès constatés en lecture, et l écriture est exercée, parallèlement, en tous temps. En outre, la maîtrise de la lecture (en cinquième classe) est une condition pour accéder à l enseignement arithmétique réparti sur 10 classes, et la 10ème classe dépend du maître seul. 16

Des tableaux d apprentissage, supports à cet enseignement qui suit les élèves dans leurs progrès, remplacent les livres, onéreux. Ils ornent les murs de la classe ; les moniteurs y font répéter les élèves. Tableaux imprimés et ardoises font d une pierre deux coups : ils permettent un exercice soutenu et diminuent significativement la dépense. 17 Organiser le déroulement des activités Les moindres mouvements sont codifiés, dirigés à coups de sifflets et de sémaphores par le maître qui supervise, du haut de son estrade, la bonne marche de la classe, la discipline parfaite et le déroulement impeccable du cérémonial. Tous les élèves sont occupés tout le temps. Les moniteurs sont eux-mêmes organisés selon une hiérarchie de tâches et de préséances. Ils y avancent selon leurs mérites scolaires, certains se découvrant des vocations d instituteurs. Le maître organise la journée des moniteurs, leur action. Il les surveille tout en supervisant chaque groupe d élève : il écoute, juge, approuve, rectifie et remplit des tâches administratives importantes (comptes, renseignements sur les familles, gestion des absences, des progrès des élèves, etc.) 18

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Combattre le changement Les arguments politiques, sociologiques et idéologiques 21 22

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25 Une méthode étrangère L origine étrangère de la méthode : «Les écoles à la Lancaster n ont été établies à Londres même que pour ce qu il y a de plus grossier dans la lie du peuple. [ ]. Et voilà ce qu on nous donne pour un chef-d œuvre». «Quel besoin, d ailleurs, avons-nous du secours des étrangers pour instruire la jeunesse? Est-ce qu avant l arrivée de ces nouveaux venus, nous ne donnions pas d instruction à nos enfants?» 26

L autorité remise en cause Un enfant ne peut former d autres enfants et soutenir une telle structure revient à abandonner tout idée de morale et toute conviction religieuse. Seul doit être proposé le modèle du maître, de sa piété et de sa morale ; lui seul peut contribuer à la formation de l âme des jeunes enfants. La soustraction de la jeunesse à l autorité d un maître sèmerait les graines de la révolte contre l autorité officielle qui détient le pouvoir hiérarchique de son rang : «L enseignement mutuel n est pas simplement un Instrument, mais bien aussi une Doctrine contre les véritables titres dans le monde de l autorité : l âge et le mérite». «Assimiler pour le régime les maîtres d écoles des campagnes aux instituteurs des villes, c est une marche administrative qui peut avoir des résultats fâcheux pour la religion et les mœurs ; elle détruit tout lien de subordination entre le maître d école et son Curé». 27 L argument le plus souvent invoqué relève du déficit de contact direct entre le maître et l élève, de l absence de ce lien bienveillant et surtout garant de l élévation morale des jeunes âmes : «Avec les premières notions de la lecture, de l écriture et du calcul, elle apprend la science qui forme l honnête homme et le chrétien. Respect filial, soumission aux autorités légitimes, patriotisme, amour de la religion, crainte de Dieu, toutes les vertus se développent dans le cours de la vie, quand, heureusement, on en a reçu le germe à son début». Le maître n est pas là pour apprendre seulement à lire et à écrire : il doit aussi combler les déficits de la maison paternelle et, par son exemple édifiant, inspirer soumission et respect. La concurrence qui règnerait ouvertement entre élèves indigne, tant les vertus que l école publique doit inculquer sont alors niées, bafouées. L absence structurelle d autorité du maître en serait la cause. 28

Pour l ordre social Payer les efforts et réussites des écoliers par des billets ayant valeur d argent, ou par une promotion au rang de moniteur revient à développer les vices tels que l orgueil, la corruption, l ambition, la jalousie, la colère, la vengeance. La récompense matérielle détourne des «affections pures et élevées». Éduquer dans le même espace filles et garçons pose un problème de moralité. 29 Pour l ordre social La méthode, lorsqu elle est efficace, risque de faire germer des idées d ascension sociale. Elle risque aussi de mettre dans la main des défavorisés des lectures dangereuses, voire séditieuses, appelant à la rébellion. Chacun ne peut s élever : ne doivent savoir lire que ceux qui, de par leur fonction sociale, en ont le besoin, ce qui n est pas le cas du peuple. Des «mots pompeux pour des choses assez communes» s ajoutent aux «complication par les tableaux, les divisions des cours, le nombre et variété des évolutions. [ ] L instruction du peuple est devenue une science en forme, une véritable spécialité. [ ] C est ainsi que l on éloigne de nos écoles, à commencer par les parents, des personnes qui seraient disposées à s y intéresser, si elles avaient le courage de percer ce vernis scientifique dont on recouvre une des choses les plus simples. Ce résultat est aussi évident qu il est nuisible à l enseignement primaire». 30

Pour l ordre social Les gouvernements veulent conserver le contrôle du bas peuple : quel avantage y aurait-il à ce qu il apprenne aussi facilement et rapidement? Il est important qu il soit laborieux et probe. L instruction n est pas son affaire. Que ferait-il des lumières mises à sa portée en un temps aussi bref? L éducation en sera péjorée, superficielle, l instruction reçue nécessairement amorale. Si l enfant acquiert ce qu il doit savoir en deux ans, au lieu de sept ou huit, que fera-t-on de lui, le temps que son développement physique lui permette de trouver un emploi? Que deviendra-t-il hors de l école où il a appris tout ce qu il a à y apprendre, notamment dans les villes qui offrent trop de «facilité pour le désordre des mœurs»? La communion est fixée à 12 ans pour les catholiques et à 14 ans chez les protestants pour obliger enfants à rester à l école plus longtemps et y recevoir une éducation plus soignée. 31 Des apprentissages inutiles L «étude [grammaticale] qui, portée au point qu on a en vue, est audessus de la capacité, et inutile aux besoins du grand nombre, surtout à la campagne et pour le sexe» féminin, l inutilité de l instruction aux filles relevant de leur privation des droits civiques. Les besoins des villes sont différents des campagnes, et il convient de ne pas brouiller le jeu social : «Le jeune villageois, dont la simplicité est à la fois la plus sûre richesse et la plus belle parure, y gagne-t-il à imiter le citadin?» L imitation du citadin passe, par exemple, par l inutile maîtrise de la lecture. L école est une invention de l esprit des villes que la campagne, fière de ses travaux et des métiers qu elle offre, doit rejeter. C est que la naissance décide de l avenir des jeunes gens et des jeunes filles qui doivent respecter leur condition et leur état présumé. 32

Les arguments pédagogiques Le psittacisme de l élève que fait répéter le moniteur. Le bourdonnement continu produit par le nombre d élèves occupés à des apprentissages différents : «La religion demande silence, contrainte pour accoutumer à l abnégation à soi-même et aux privations qui sont l esprit de J.-C». L enseignement ressemble à un jeu, il arrive que les moniteurs soient plus jeunes que leurs élèves les plus attardés qu ils ne peuvent, du fait de leur trop jeune âge, discipliner. 33 L attention portée aux groupes de niveaux soulève aussi l inquiétude : «La difficulté n est pas dans la science, mais dans l intelligence de l élève. Et comme les intelligences sont aussi variées que les visages, il faudrait, à la rigueur, autant de divisions qu il y a d enfants». Les élèves passent trop de temps à travailler sur les disciplines scolaires telles la grammaire ou l arithmétique, au lieu de s imprégner de morale et de religion. Qu importe de savoir lire, si l essentiel, d ordre spirituel, a été négligé? L apprentissage simultané de la lecture et de l écriture, dont les bénéfices semblent réels, est qualifié «d hérésie» ; hérésie aussi est la marque de la craie sur l ardoise : «autant en emporte le vent», trait dont le sens est rendu insignifiant puisque aussitôt effacé. 34

Les difficultés de la généralisation de la méthode Les premières évaluations de la méthode en France donnèrent lieu à des rapports complaisants au-delà de toute objectivité. L analyse de l ensemble des rapports montre que toutes les écoles ne fonctionnaient pas avec le même bonheur. Les élèves médiocres, finalement, prenaient davantage de temps que prévu, presque autant qu avec d autres méthodes, pour apprendre à lire, à écrire. Seuls les élèves les plus doués apprenaient le métier de l enseignement à travers leur rôle de moniteur et pouvaient, le temps venu, se voir confier des classes. La discipline restait souvent difficile, dans les faits, à faire respecter par les jeunes moniteurs. Il y avait d excellents moniteurs, mais d autres laissaient à désirer, et, maîtrisant à peine la matière qu ils avaient à enseigner, ne pouvaient transmettre ce qu ils ne possédaient. 35 Un épisode incontournable Le climat social de l époque a fini par donner raison aux détracteurs de la méthode mutuelle qui a disparu des écoles publiques dès le mitan du 19ème siècle. Sont restées quelques innovations introduites par l enseignement mutuel : les grandes salles de classe, les tableaux muraux, les ardoises pour l exercice de l écriture, l enseignement simultané organisé par les États (et non plus par les congrégations religieuses), l ouverture de cours pour la formation des enseignants (VD et VS par exemple), l édition de manuels élémentaires, une organisation efficace du travail scolaire. La méthode de l enseignement mutuel a visé un but pragmatique et généreux : instruire le peuple avec des moyens réduits. Pour cela, il a fallu inventer une nouvelle forme d organisation scolaire qui a buté sur des enjeux de pouvoir qui échappaient aux pédagogues. 36

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