Quel mode de gestion des élections pour l avenir? SADIKOU AYO ALAO Président du GERDDES Afrique Bien qu avant la colonisation la plupart des royaumes africains organisés n aient connu que des régimes autoritaires, on retrouvait toutefois autour du monarque, des conseillers ou des ministres dont certains n étaient que des représentants des catégories socio-professionnelles ou des classes d âges de la société. De même, les concertations sur les décisions intéressant les différents groupes ou la société elle-même, si elles n avaient pas lieu dans la cour du monarque, se faisaient sous les arbres à palabres. Cette pratique de concertation à mi-chemin entre la démocratie directe et la démocratie représentative de certaines monarchies africaines non seulement était en adéquation avec le niveau de développement socio-économique des sociétés concernées, mais surtout elle était en adéquation avec l organisation sociale elle-même, laquelle reposait sur les classes d âges et les regroupements socio-professionnels. Les jeunes, les nobles, les forgerons, les chasseurs, les guerriers, les commerçants, les esclaves en sont parmi les plus remarquables (1). Les différentes colonisations ont pendant longtemps composé avec cette réalité, tant que l émancipation démocratique n avait pas commencé. Même le début timide de l émancipation n a fait participer aux élections organisées par l administration coloniale qu une minorité de colonisés ayant la qualité de «citoyens» (dans le cas de la France), cela même avant le 20ème siècle comme au Sénégal, dans la commune de Saint-Louis. Avec l émancipation démocratique postérieure à la dernière guerre mondiale, l administration coloniale a presque partout organisé des élections. Après la colonisation, l administration publique a aussi presque partout organisé des élections. Même si des fraudes étaient souvent dénoncées, ça et là, elles n ont jamais conduit à la remise en cause des pouvoirs de l État en la matière ; une telle remise en cause était d ailleurs inconcevable au cours des élections avec des partis uniques qui ont précédé les grandes ouvertures démocratiques des années 90 du renouveau démocratique. I. EXAMEN CRITIQUE DES EXPÉRIENCES DE GESTION DES ÉLECTIONS DEPUIS LES RENOUVEAUX DÉMOCRATIQUES Les expériences de gestion des élections en Afrique depuis 1990 sont très variées et mettent toujours en jeu deux acteurs essentiels, l État et les Commissions électorales. Dans le cas de l État, il y a lieu de distinguer les élections organisées par l État consensuel de celles organisées par l État fort dont les structures essentielles sont encore opérationnelles. En ce qui concerne les Commissions électorales, il faut aussi distinguer celles mises en place à travers un processus consensuel et celles mises en place par le gouvernement avec ou sans concertation avec les acteurs de la vie politique. A. L État, organisateur des élections L État organisateur des élections, bien que décrié, est loin d avoir définitivement perdu la partie même si sa gestion a connu des fortunes diverses. 1. «Les droits de l Homme et la démocratie sont-ils contraires aux traditions africaines?», Afrique, Démocratie et Développement ; Revue de Science politique du GERDDES AFRIQUE-CIRD ; Vol 1, n 1 de mars 1994, page 37 et suivantes, repris dans «Urnes et gouvernance en Afrique» de Sadikou Ayo Alao, Éditions du GERDDES Afrique, Cotonou, 1998.
Quel mode de gestion des élections pour l avenir? 181 1. L État consensuel organisateur des élections Tout comme les élections organisées au lendemain des coups d État d avant les renouveaux démocratiques, l État a pu organiser des élections de manière consensuelle après 1990. La meilleure illustration ici est le cas des élections organisées au Bénin par le Gouvernement de Transition au lendemain de la Conférence Nationale des Forces Vives de 1990. Dans ce cas les élections ont été entièrement organisées et gérées par le Ministère de l Administration territoriale. Les organisations de la société civile s étaient alors contentées de sensibiliser les électeurs et d observer les élections. Cette organisation n a à aucun moment souffert de la moindre tentative de récusation, avant, pendant et après les élections en dépit de certaines faiblesses et même de certaines accusations de fraude. Somme toute, la preuve venait d être faite que même en cas d élection pluraliste, l État pouvait organiser les élections de manière acceptable et acceptée, s il y a au départ consensus et s il n y a pas au départ des suspicions non relevées à temps sur l impartialité de l Administration. 2. L État autoritaire organisateur des élections En Afrique, deux cas de figure ont été observés selon que l État accepte ou non d associer les partis politiques et la société civile à la gestion ou au contrôle des élections. L État autoritaire assumant seul les responsabilités électorales C est le régime de la Côte d Ivoire avant le coup d État de décembre 1999, de la Mauritanie, du Sénégal avant la création de l ONEL (Observatoire National des Élections), du Togo (avant les dernières législatives et les présidentielles) et du Cameroun. Dans la plupart de ces cas, l État seul s occupait sans partage de la mise à jour des listes électorales, organisait les élections (le plus souvent avec le ministre de l Intérieur et de l Administration territoriale). La société civile est rarement autorisée à jouer quelque rôle que ce soit et est même suspectée de connivence avec les partis d opposition. Il va sans dire que les contestations nombreuses n aboutissent que rarement, les tribunaux chargés du contentieux électoral étant eux-mêmes souvent suspectés d être aux ordres du pouvoir. Il va sans dire que de telles contestations entraînent l instabilité et des désordres qui retardent la relance du développement. L État autoritaire associant les partis politiques et la société civile à la gestion des élections Le cas le plus symptomatique et le plus riche en rebondissement dont il peut paraître prématuré de mesurer l ampleur et les implications est celui du Sénégal, qu il faut envisager en deux étapes : les législatives et les présidentielles. La gestion administrative des élections législatives de 1999 On constate qu avec l introduction de l Observatoire National des Élections comprenant en son sein des éléments de la société civile pas toujours neutres politiquement, les partis politiques ont entamé leur apprentissage du contrôle des élections, aidés en cela par l expérience électorale des transfuges du parti au pouvoir depuis plus de trois décennies. La véritable mobilisation et sensibilisation du corps électoral venait de commencer avec la bataille avant tout de l inscription sur la liste électorale et la possession d une carte d électeur pour les sympathisants et militants comme clé du succès électoral. La gestion étatique des présidentielles 2000 Les législatives n ayant été qu une étape expérimentale, les présidentielles devaient constituer l étape de vérité. Les premiers acteurs ici, désormais, sont les populations et leur mobilisation derrière des partis politiques vigilants, non seulement pour la fiabilité des listes électorales, la délivrance des cartes d électeur, la surveillance du scrutin d un bout à l autre indépendamment de l ONEL et de ses démembrements qui ont été très sollicités pendant cette période.
182 Symposium international de Bamako L expérience des transfuges du parti au pouvoir depuis plusieurs décennies a contribué à renforcer l efficacité des partis politiques dans le contrôle de ce scrutin. Si le rôle de l ONEL et de ses démembrements ne peut être occulté compte tenu de l expérience accumulée par cette jeune structure aux pouvoirs et moyens limités, il faut mettre en exergue le civisme et la détermination de ses membres. Mais la révélation de ces élections présidentielles sénégalaises est et restera cette administration républicaine du Sénégal dont la sérénité avant, pendant et après les deux scrutins présidentiels est sans précédent en Afrique. Au plus fort de la controverse sur les cartes électorales, elle a réussi le tour de force de convaincre les partis d opposition de sa bonne foi et de sa détermination à organiser des élections crédibles. B. Les Commissions électorales et les élections pluralistes C est à la veille du deuxième cycle des élections du renouveau démocratique que l idée des Commissions électorales a fait son chemin en Afrique francophone. En effet, la belle unanimité des premières élections du renouveau démocratique avait fait long feu ; les suspicions fusaient de partout contre l État organisateur des élections. La société civile n a fait que récupérer ces préoccupations pour susciter et promouvoir la création des Commissions électorales indépendantes de l État (2). Si très rapidement ce mode de gestion a fait école, il a tout aussi vite fait l étalage de ses limites. On peut néanmoins distinguer deux types de commissions selon qu elles sont indépendantes ou pas. 1. Commissions électorales dites indépendantes Ici, elles sont établies selon une procédure consensuelle impliquant les partis politiques, la Société civile et le Gouvernement et/ou le Parlement, etc. La nomination de ses membres respecte les mêmes exigences. Le Niger, le Bénin, la République centrafricaine, par exemple, ont bénéficié de telles Commissions : se voulant indépendantes, ces commissions tentent d éviter toute relation avec des structures administratives aussi incontournables que les ministères de l Intérieur et de l Administration territoriale. Leurs besoins en ressources financières est sans commune mesure avec ce que les budgets nationaux pouvaient supporter. D où le recours aux partenaires extérieurs qui, jusqu à présent, ont été généralement généreux. Toutefois cette faiblesse est un gros handicap pour ce mode de gestion dont la pérennité est problématique. Les Commissions indépendantes souvent aussi sont confrontées à une rivalité sur le terrain avec les structures administratives traditionnelles qui, si elles ne sabotent pas les activités de la Commission électorale, marchandent chèrement leur coopération. Ce qui réduit l efficacité desdites Commissions et aggrave le climat d improvisation en créant des tensions supplémentaires lors du scrutin. De même la composition complexe et nombreuse de ces Commissions explique certains blocages ou paralysies auxquels on a pu assister comme à Brazzaville lors des premières élections législatives du renouveau démocratique. En dépit de ces faiblesses et de nombreuses autres qu il est superflu de décrire ici (comme par exemple le temps imparti et l étendue de leur mission, l impossible révision correcte des listes électorales et la délivrance des cartes d électeur), ces Commissions ont globalement réussi à organiser et à gérer des élections généralement correctes et en tout cas acceptées comme telles. Cette acceptation des résultats observée d une manière générale devrait être imputée au consensus qui a présidé à la mise en place de ces Commissions ; tous les groupes de pression y étant représentés ; ils évitent de se désavouer après avoir fait de leur mieux pour protéger les intérêts de leur mandant. Ces faiblesses des Commissions électorales indépendantes ont vite permis à tout un chacun de réaliser et d admettre qu elles n étaient pas des panacées et qu il fallait y voir une démarche transitoire. 2. Les Commissions électorales «quasi-indépendantes» Il ne faut pas trop prêter attention à la qualification «quasi-indépendantes» qui ne peut pas s appliquer stricto sensu à toutes les Commissions reléguées dans cette catégorie. En effet, même si le consensus n est pas à la base de l établissement et de la composition de ces Commissions, elles sont souvent largement représentatives des couches politiques de la société. Les présidents de ces Commissions sont souvent nommés par le Gouvernement. 2. Le GERDDES Afrique y a consacré de longs débats et résolutions lors de son séminaire de 1994 sur le bilan du processus démocratique en Afrique.
Quel mode de gestion des élections pour l avenir? 183 Les pouvoirs de ces Commissions sont limités. Mais, en contre partie, la coopération avec les structures administratives traditionnelles est prise en compte et parfois de manière oppressive. Le recours au financement extérieur y est limité, soit parce que ces Commissions sont boudées par l extérieur, soit parce que l effort du budget national y est plus facile à obtenir ; en tout cas la mise à contribution de l Administration traditionnelle explique la maîtrise des coûts de ces élections. Ces élections sont très contestées et les contestations ne se limitent pas au seul contentieux électoral. La Guinée-Conakry, le Togo, le Niger (du régime Baré) et, d une moindre façon, le Tchad, le Gabon, le Nigeria et le Ghana en ont fait l expérience. En dépit des faiblesses dans l accomplissement de leur mission électorale ces Commissions, dans leur pratique de coopération avec l Administration traditionnelle, semblent indiquer la voie de la gestion future des élections en Afrique. II. QUELLE GESTION DES ÉLECTIONS POUR L AVENIR? Les Commissions électorales ont permis de suppléer les carences de l État en matière de crédibilité électorale ; mais elles ont aussi contribué à renforcer son affaiblissement dans un domaine très sensible pour la survie de nos jeunes États. Les Commissions électorales confortent aussi les partis politiques dans leur léthargie, leur paresse en matière de formation et de mobilisation de leurs militants. La preuve a été faite, exceptionnellement il est vrai, qu avec une bonne mobilisation des partis politiques, l État peut rester républicain et organiser des élections crédibles. Une telle prouesse peut ne pas être à la portée de tous nos pays dans les prochaines années ; d où une approche prudente qui emprunte aux deux systèmes leurs aspects positifs. La mise sur pied de structures administratives permanentes de gestion des élections peut permettre, à terme, de réhabiliter l État et sa neutralité. A. Comment mettre sur pied une Structure Administrative Permanente des Élections (SAPE)? S agissant de Structure Administrative, sa création doit relever du domaine de la loi qui devra garantir son autonomie, sa neutralité et son autorité à travers son statut tout en organisant ses structures et ses relations avec l État sur la base des principes suivants : 1. Les statuts de l exécutif de la SAPE Cette Structure Administrative Permanente des Élections devra être comprise comme une structure intérimaire autonome conçue pour ramener à moyen ou long terme la gestion des élections dans le giron administratif lorsque nos pays connaîtront des administrations plus républicaines et plus crédibles. C est pour cette raison que les statuts, tout en conservant l autonomie de la structure, doivent la rapprocher géographiquement et structurellement des ministères de l Administration territoriale ou de l Intérieur sans lien de dépendance hiérarchique avec ces derniers. Cette Administration, véritable organe exécutif du secrétariat permanent, devrait être légère en ce qui concerne son personnel permanent, même si ces derniers doivent être protégés par les conditions de travail et les immunités qui les mettent à la fois à l abri des tentations et de l intimidation. La SAPE devra être dirigée par un Secrétaire national permanent des élections assisté d au moins deux Secrétaires nationaux adjoints, de Secrétaires départementaux ou locaux et de collaborateurs en nombre raisonnable pour mettre en œuvre les décisions en matière de recensement et de gestion du scrutin prises par ces organes délibérants. Le Secrétaire National Permanent et ses adjoints sont nommés par décret du président de la République après enquête de moralité par la juridiction administrative supérieure du pays et avec l approbation de l Assemblée nationale. Leur révocation pour faute lourde, uniquement, devra respecter la même procédure. Leur mandat, renouvelable une fois, devra être plus long que celui du président de la République. Les Secrétaires locaux seront soumis à la même procédure au niveau local. Pour être efficace, cet Exécutif doit être soutenu par deux organes délibérants dont il applique les décisions et d où il tire son autorité.
184 Symposium international de Bamako 2. Les organes délibérants de la SAPE Pour accomplir les deux missions principales de la SAPE que sont l établissement et la mise à jour des listes électorales et l organisation des élections, l exécutif de la SAPE a besoin d un consensus sur la fiabilité des listes électorales et sur la gestion du scrutin et l acceptation des résultats. Ces deux fonctions sont assurées en son sein par les Commissions Nationales du Recensement et de Gestion des scrutins. Les deux Commissions sont composées de représentants en nombre raisonnable des partis politiques représentés à l Assemblée Nationale dans la proportion de leurs poids dans cette institution, plus quelques représentants de partis politiques non représentés à l Assemblée Nationale et tirés au sort, ainsi que des représentants des associations représentatives de la société civile active dans le domaine électoral, eux-mêmes tirés au sort. Ces deux Commissions présidées par le Secrétaire National Permanent ou l un de ses adjoints se réunissent en session chaque fois que les circonstances l exigent et délibèrent sur les activités qui sont de leurs ressorts respectifs. Les travaux préparatoires et autres documents techniques à eux soumis sont préparés par les comités techniques ou des experts commis à la diligence du Secrétaire national. Leurs décisions prises à la majorité préétablie engagent le Secrétaire national qui est chargé de leur mise en œuvre. La violation délibérée de cette obligation peut être constitutive de faute lourde. B. Les relations entre la SAPE et l Administration territoriale et le ministère de l Intérieur La proximité géographique et institutionnelle devrait faciliter la coopération entre la SAPE et l Administration centrale tant en ce qui concerne le soutien en ressources humaines, logistiques, que sécuritaire. Mais rien n interdira aux deux ministères de l Administration Territoriale et de l Intérieur et même des Finances de nommer des conseillers représentants auprès du Secrétaire National Permanent. Une telle collaboration nécessairement fructueuse, devra, à moyen terme, aider à réhabiliter l Administration publique qui, si elle devenait crédible, pourrait récupérer une partie de ses attributs que plusieurs décennies de mauvaise gouvernance lui ont fait perdre. *** Cette approche prudente dans la normalisation de nos systèmes de Gestion des élections ne devrait pas occulter l expérience sans précédent que nous venons de vivre au Sénégal et qui a fait dire à certains d entre nous et peut-être hâtivement que «l exemple sénégalais est possible tout de suite dans d autres pays d Afrique, avec un peu de bonne volonté et de la détermination de la part des Administrations publiques». Mais les partis politiques et les sociétés civiles africaines sont-ils prêts à assumer leurs responsabilités de formation, de mobilisation et de contrôle pour relever le défi relevé par les Sénégalais lors des présidentielles de l an 2000?