Les syndicats non confédérés confrontés aux nouvelles règles de représentativité : quelles possibilités, quels obstacles? Réflexion à partir du cas de l Union Syndicale Solidaires Sophie Béroud (Université Lyon 2/Triangle) Jean-Michel Denis (Université Paris Est/ Centre d Etudes de l Emploi)
Problématique : La modification des règles de la représentativité syndicale en France permet-elle aux syndicats non confédérés d accéder à une représentativité plus large? Et ces contraintes légales ne les conduisent-elles pas vers une centralisation et institutionnalisation forcées? Support empirique à notre recherche - Deux enquêtes croisées : - L une pour le ministère du Travail (DARES) a pour objet l étude des implications de la loi du 20 août 2008 sur les pratiques syndicales en entreprise. - L autre porte sur les profils, pratiques et valeurs des militants de l Union Syndicale Solidaires.
I. Des syndicats non confédérés à la recherche de la représentativité
Le mouvement syndical en France Une situation de pluralisme : cinq centrales confédérales, deux unions interprofessionnelles, une Fédération de l Education Nationale indépendante (FSU) et une multitude de syndicats catégoriels Deux modèles d organisation : le modèle confédéral (CGT, CFDT, CGT-FO, CGC, CFTC) et le modèle autonome (depuis 1947)
En matière de représentativité Les centrales confédérales : - bénéficient depuis un décret de 1966 de la représentativité nationale qui leur permet de s implanter dans les entreprises sans y avoir à faire la preuve de leur représentativité. - du fait de cette représentativité, sont seules habilitées à négocier au niveau interprofessionnel Les syndicats autonomes : - peuvent négocier au niveau de l entreprise lorsqu elles ont fait la preuve de leur représentativité (5 critères) devant le juge. - Un déficit de représentativité (par rapport aux confédérations) qui les a conduit à se regrouper : Union Nationale des syndicats Autonomes (1993) et Union Syndicale Solidaires (1998).
Pourquoi, selon le législateur, est-il nécessaire de modifier les règles de représentativité? Une présomption irréfragable de représentativité accordée aux confédérations qui n a pas contenu «l émiettement» du syndicalisme. Une faiblesse syndicale structurelle : un taux de syndicalisation de 8% (15% dans le secteur public et 5% dans le secteur privé). La nécessité de renforcer les acteurs en vue d une revitalisation de la négociation collective et d un renforcement des accords collectifs
La loi «portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail» du 20 août 2008 Une transposition de «la position commune du 9 avril 2008 sur la représentativité, le développement du dialogue social et le financement du syndicalisme» signée par le MEDEF et la CGPME du côté patronal et par la CGT et la CFDT du côté salarié. La suppression de la présomption irréfragable de représentativité Une représentativité qui repose désormais sur la réunion et le caractère cumulatif de sept critères au lieu de cinq (le respect des valeurs républicaines, l indépendance, la transparence financière, l ancienneté minimale de deux ans, l audience, l influence, les effectifs et cotisations) Une représentativité conditionnée à l obligation pour les syndicats d obtenir des seuils minimaux d audience lors des élections professionnelles : 10% au niveau de l entreprise 8% au niveau de la branche professionnelle et au niveau interprofessionnel
La loi de 2008 : premières tendances Le caractère désormais déterminant du critère électif Une représentativité ascendante et non plus descendante (entreprises, branche, niveau national et interprofessionnel) Une conception évolutive de la représentativité puisque amenée à potentiellement se modifier tous les cinq ans Un brouillage renforcée entre la logique désignative et la logique élective (le Délégué Syndical autrefois désigné doit désormais apparaître sur les listes électorales et obtenir 10% sur son nom). Un critère d ancienneté renforcée malgré la création d un mandat d implantation : le Représentant de la Section Syndicale. La volonté du législateur de solidifier les accords collectifs (validité des accords conditionnée à l obtention pour les organisations signataires de 30% des suffrages exprimés)
L union Syndicale Solidaires Solidaires est une union interprofessionnelle née officiellement en 1998 mais qui existe depuis 1981. Fondée par des syndicats de tradition autonome (issus de la scission entre la CGT et la CGT-FO en 1947), elle a été rejointe à la fin des années 1980 par des équipes syndicales sorties de la CFDT et qui créeront les syndicats SUD. Ces derniers sont aujourd hui très largement majoritaires au sein de Solidaires qui rassemble 43 fédérations ou syndicats nationaux et plus de 80 structures locales constituées sur la base de la ville, du département ou de la région, dénommées «Solidaires locaux». Elle revendique 100 000 adhérents. Critique à l égard du mode d organisation et de fonctionnement des confédérations, Solidaires tente de construire un nouveau type de structure interprofessionnelle basé sur un «fédéralisme rénové». Celui-ci repose lui-même sur trois principes principaux : l autonomie politique de chacun de ses membres, le suffrage unitaire (un syndicat = une voix), la règle de l unanimité (fonctionnement au consensus). Se réclamant de la tradition combative du syndicalisme, elle se distingue de l Union nationale des Syndicats Autonomes (UNSA) par l affirmation de valeurs plus offensives, et son inclination à l égard du mouvement social. L U-S Solidaires a obtenu un siège au Conseil supérieur de la fonction publique d État en 2007.
L histoire de Solidaires : une recherche continue de la représentativité Une union interprofessionnelle créée à l origine pour accroître la reconnaissance (y compris juridique) de ses membres. La représentativité : une nécessité vitale pour la survie d un syndicat (reconnaissance, moyens et droits, accès à la négociation collective). Une quête de la représentativité initialement centrée dans le secteur public compte tenu de l implantation de ses syndicats fondateurs (représentativité obtenue au CSFPE en 2007). L arrivée par vagues de nouveaux syndicats à partir du début des années 1990 va amplifier le problème d accès à la représentativité. Une quête qui prend la forme d une lutte acharnée, au cas par cas, devant les tribunaux, et aux deux extrémités de la pyramide des relations professionnelles. Une lutte qui conduit les militants de Solidaires à investir au plan du droit, au point d en faire une arme offensive.
Solidaires et la loi de 2008 Une critique des anciennes règles au nom de la démocratie et des libertés syndicales (critique de la prérogative politique) doublée d une attente sans illusion des nouvelles règles (conçues pour renforcer la négociation d entreprise) Une critique du texte de loi qui doit se lire au regard des propres faiblesses de Solidaires Le caractère cumulatif des sept critères : une exigences forcément pénalisante pour une organisation en voie d implantation Le critère de l ancienneté : un risque d être privé de moyens et de droits pendant une longue période un risque pour la survie du syndicat Le mandat d implantation : un mandat aux faibles moyens qui ne permet pas d atteindre cet objectif Malgré ces critiques, le bouleversement des règles de représentativité apparaît comme une opportunité pour l union syndicale pour accéder à une représentativité plus large ; opportunité qui la place néanmoins dans une situation de tension interne : entre centralisation et institutionnalisation d une part et maintien de ses principes originels d autre part (afin d éviter ce qui est perçu comme les dérives bureaucratiques des confédérations)
II. La conquête de la représentativité : lutte ou ajustement?
«Nous, nous avons l habitude d être confrontés aux difficultés de la représentativité. C est dès lors pour nous plus facile que pour ceux qui perdent une représentativité d emprunt» (ancien responsable du secteur juridique Solidaires). Un combat qui continue sous un nouveau cadre juridique? Faire face à de nouvelles entraves? Un dispositif cependant différent qui ouvre des opportunités en termes de développement et de syndicalisation et qui a des effets sur l organisation. Le paradoxe d une organisation critique par rapport à la loi de 2008, mais qui en bénéficie.
II.1. Des implantations facilitées dans le secteur privé Franchir le seuil des 10% : stabilisation des équipes et augmentation des moyens ex. de SUD Chimie chez Goodyear. Les apports du mandat de RSS «maintenant, les procès, on les gagne». Une victoire juridique : la reconnaissance des mêmes prérogatives aux unions syndicales qu aux syndicats primaire (arrêt C. de Cass) contournement de la condition d ancienneté de deux ans.
Conséquences de cette assouplissement des conditions d implantation Les tentations du «nomadisme syndical» : arrivée à Solidaires d équipes syndicales ayant perdu la représentativité / mandats (ex : CFTC hôtellerie). Multiplication des implantations via les RSS stratégie d expansion usage offensif du mandat (une stratégie d implantation auparavant plus prudente face à la répression patronale ne pas exposer les équipes syndicales). Demande de suivi et d appui auprès des Solidaires locaux.
II.2. Un processus de rationalisation des structures Il ne s agit pas d une orientation votée en congrès, mais d un processus de fait, progressif, non programmé. Une mise en rationalité conditionnée par plusieurs facteurs : 1/ le critère de l ancienneté (constitution de «fédérations» - Solidaires Industrie / Solidaires Commerce / Solidaires Commerce Ile de France - renforcement des structures interprofessionnelles locales) 2/ l obtention possible de la représentativité dans certaines branches en 2013 (une branche = une convention collective nationale) 3/ à terme, la quête de la représentativité au niveau national : la nécessité d atteindre les 8% dans des branches du commerce et des services, de l industrie et de la construction
Une petite «révolution» des pratiques au sein de Solidaires? «Notre mode de fonctionnement ne permet pas d avoir un état des lieux de notre implantation ( ) parce qu il est nécessaire de savoir ce que nous sommes pour définir nos priorités et élaborer des stratégies d action» (rapport d activité, congrès de 2011). Une structuration jusqu en 2008 relativement «anarchique». Conception très prégnante de l autonomie des équipes. Dimensions qui se heurtent : - À la nécessité de suivre les résultats électoraux entreprise par entreprise, les désignations de DS et de RSS, d être en capacité de produire un état des lieux. - À la nécessité de franchir les seuils électoraux.
Des opportunités de développement qui changent la perception des priorités de l organisation Secteurs où l implantation des nouveaux SUD a atteint un seuil critique (transports publics urbains, chimie, métallurgie, sociétés d informatique ) : - Possibilité concrète de dépasser les 10%, voire d obtenir la représentativité au niveau de la branche - Mais nécessité de militants «permanents» qui se consacrent à ce développement syndical pour y parvenir. - De même, nouvelles contraintes liées à l accès à une série d institutions (CESE, CESER )
Débats / tensions Cristallisation des tensions autour de la figure des «permanents». Crainte d une centralisation progressive, d une «verticalisation» du mode de fonctionnement liée à la constitution de véritables fédérations perte d autonomie des équipes. Polarisation sur cette question entre des militants ayant connu la situation de minoritaires dans la CFDT, les militants venant de la CGT ou qui se sont directement syndiqués dans une organisation de Solidaires.
Conclusion Etude de cas qui montre les formes d appropriation auxquelles peuvent donner lieu des règles juridiques processus d adaptation, d ajustement, de contournement. Une réforme de la représentativité plutôt favorable à Solidaires en termes de développement, mais qui lui pose des contraintes inattendues. Processus de rationalisation des structures qui contient en germe la transformation en profondeur de l organisation, voire sa «banalisation» dans le champ syndical français.