Un autre regard sur la crise



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Transcription:

Comité diocésain économique et social Un autre regard sur la crise Le 7 juillet, le pape Benoît XVI a rendu publique l encyclique «Caritas in veritate» qui développe la question : comment promouvoir un développement humain intégral, c est-à-dire de tous et dans toutes les dimensions de la personne? Même si ce texte n est pas une réponse de l Eglise à la crise, il aborde de nombreuses questions qui sont au centre des préoccupations mondiales actuelles: l économie, la finance, l environnement, la politique, la démographie. Le texte publié, un mois plus tôt, par le Comité diocésain économique et social (CDES) de Marseille, sous le titre «Un autre regard sur la crise», peut constituer un bon outil de préparation à la lecture de la nouvelle encyclique de Benoît XVI. En l espace de quelques mois, tous les indicateurs économiques sont passés au rouge dans la plupart des pays du monde. La production diminue, le chômage augmente, le crédit devient difficile, même si des mesures énergiques ont été prises vis-à-vis des banques, la déflation guette et une inquiétude sourde envahit les consciences devant des événements incompréhensibles pour le commun des mortels. Certes, on savait les excès et les dangers d une économie toute entière soumise aux lois du marché; personne n ignorait non plus le retrait de l Etat dans les régulations économiques, la recherche de rentabilité pour toute activité humaine, la suprématie absolue accordée aux relations financières sur les relations humaines, au moins dans un certain nombre de très grandes entreprises devenues impersonnelles. Chacun pourtant se croyait protégé : par son talent, par son emploi, par sa famille, par son épargne, ou tout simplement par la confiance accordée aux pouvoirs publics pour sortir rapidement le monde d une difficulté passagère. Cette crise américaine, croyait-on, devait concerner seulement les Américains, que leur nouveau président saurait bien sortir de ce mauvais pas. Le doute a commencé à interpeller le monde devant l ampleur des chiffres annoncés, aussi bien dans les pertes des systèmes bancaires que dans les injections de fonds publics, les salaires de la finance, les primes de départ des PDG et la chute des bourses. Il ne s agissait plus de quelques millions d euros ou de dollars, mais de centaines de milliards dont on a peine à savoir ce qu ils représentent, et surtout d où ils viennent. Peu de temps auparavant en effet, en France notamment, l Etat avait fait savoir que ses caisses étaient vides. Au doute a succédé l inquiétude devant la brutalité et l iniquité des mesures. Dans tous les pays riches, et notamment en France, on a assisté, impuissants et incrédules, à des événements simultanés et incompréhensibles, d autant qu à chaque fois, la médiatisation considérable donnée à ces comportements pouvait faire croire qu ils étaient généralisés : certaines directions limogées avec des primes de départ démesurées, des banquiers aidés par l Etat qui 1

se font pourtant attribuer des bonus hors de portée du commun des mortels, des banques que l on croyait sûres plongées dans la tourmente, des entreprises que l on disait solides commencer à licencier, des sites industriels emblématiques contraints de réduire fortement leur activité. Pour des raisons incompréhensibles pour eux, des salariés ont parfois été obligés de limiter leur temps de travail, de solder leurs congés, d avoir recours au chômage partiel, d autres se sont retrouvés brutalement au chômage. Certes, il faut se garder de toute généralisation aux entreprises de la région, mais l impression dominante est bien celle-là. A l inquiétude a succédé une mobilisation de certains travailleurs peu payés, de chômeurs licenciés, d hommes et de femmes blessés par une économie parfois méprisante et par la cupidité de certains de ses acteurs. Et tandis que les Etats retrouvaient la vertu de leurs interventions, qu ils dénonçaient avec vigueur quelques mois auparavant, et vantaient la rapidité de leurs réactions tout en annonçant une reprise qui semble pour le moment improbable, les gens de peu, les classes moyennes, les ouvriers et les employés, observaient la dégradation de leur condition avec un sentiment profond d injustice. La crise économique devenait sociale. 1 - Aux origines de la crise Pour comprendre ce qui se passe, il faut prendre conscience de deux mouvements majeurs. Le premier est dans la mondialisation qui d économique est devenue financière, par l accroissement des échanges commerciaux et le poids de grands groupes sans nationalité, tout en se séparant de plus en plus de la production de biens et de services, de ce qu on appelle l économie réelle. Le second, plus complexe à analyser, est dans une économie de la finance internationale difficile à contrôler, livrée aux bons vouloirs des marchés et enfermée dans une seule logique, celle de la rentabilité de ses placements. Car tout le monde ne sait pas qu il existe une colossale épargne mondiale qui se déplace à la vitesse de la lumière à la recherche de rentabilités maximales, quelles que soient les conséquences de leurs placements. Et que cet argent est un mélange de titres divers, de dettes plus ou moins solvables, de produits de l assurance-vie, de crédits à la consommation, de placements pour des retraites par capitalisation ou des avoirs de grandes fortunes au niveau du monde entier. Tout le monde ne sait pas non plus que l Amérique vit à crédit depuis longtemps, que ses déficits sont colossaux, que les salaires y sont assez faibles - du moins en retard au regard de ceux des pays dits développés -, et que la consommation est devenue le principal moteur de son économie. Ainsi, les plus pauvres ont voulu vivre comme les plus riches en s endettant auprès d institutions financières peu regardantes sur leur capacité à pouvoir rembourser leurs crédits. En cas de difficultés, pensaient-ils, la revente de leurs biens à un prix bien supérieur à leur achat les garantissait devant l avenir. Ainsi naquit la crise des subprimes. L effondrement simultané du marché immobilier et la hausse des taux d intérêt ont mis fin à ces certitudes. On connaît la suite. De la crise financière On ne savait pas, sauf dans le cercle restreint de la haute finance, que les crédits, créances et autres reconnaissances de dettes devenaient à leur tour, par la mécanique invraisemblable de 2

la titrisation 1, des titres faisant l objet de transactions entre banques et établissements financiers pour un montant vertigineux de plus de 10 000 milliards de dollars rien qu aux Etats-Unis. Pour gérer ces mélanges de dettes remboursables et d autres qui l étaient moins, de crédits à la consommation, de crédits immobiliers, de cartes de crédit et autres revolving, où plus personne ne sait comment fonctionne la machine à dettes, des sociétés spécialisées, dont le seul objectif est de réaliser de confortables plus-values en prêtant à long terme des capitaux empruntés à court terme, se sont mises en place. Tant que ces taux sont restés bas et les créances sûres, les banques d investissement, les fonds spéculatifs, les S.I.V. (Special Investment Vehicles) ont fait de gros profits pour le plus grand bonheur de leurs actionnaires. Au grand jeu du partage des risques, quand les actifs se déprécient, comme disent les banquiers, l argent disparaît : il est comme détruit. Et par défiance, les taux remontent. En quelques semaines, les banques ont perdu des sommes considérables. Et lorsqu elles ont enfin pris conscience que beaucoup de crédits ne seraient pas remboursés, alors que certains déposants sont venus en masse récupérer leur avoir, elles n ont plus pu faire face à leurs engagements. La faillite, en juin 2007, de deux fonds spécialisés dans le prêt et la titrisation hypothécaire (Fannie Mae 2 et Freddie Mac) qui contrôlent plus de la moitié du marché des prêts immobiliers aux Etats-Unis marque le coup d envoi de la crise. Et lorsqu une des plus grandes banques américaines, Lehman Brothers, dont les actifs dépassent les 630 milliards de dollars, s écroule sous le poids de ses 85 milliards de «toxiques», c'est-à-dire de prêts non remboursables, le monde de la finance perd confiance en lui-même. Certes, la crise a d autres origines plus lointaines. La suppression de la convertibilité du dollar en or en 1971, la révolution conservatrice britannique de M. Thatcher de 1975 et américaine de R. Reagan en 1981, les privatisations et les déréglementations, ont annoncé le temps de l argent roi dans une société de l individu où le libéralisme est associé aux seules libertés individuelles. Mais l essentiel est dans l accroissement des inégalités entre les actifs qualifiés et les autres, les titulaires d emplois protégés et ceux qui ne le sont pas, les femmes et les hommes, les jeunes et les vieux, les actionnaires et les salariés. Peu à peu s est répandue l idée que ces inégalités étaient normales, voire positives, car sanctionnant des aptitudes différentes ou propensions à travailler, se former, avancer. Et, lorsqu en 1989 les économies socialistes s écroulent sous le poids de leur inefficacité, l affaire paraît entendue. Il n y aurait plus, en apparence, qu un seul modèle de développement. à la crise économique La crise peut être analysée par ses quatre grandes étapes. Les prémices sont dans le système financier américain comme machine à recycler des dettes de qualité douteuse et à dissimuler des risques en les partageant. Dès 2004, les crédits «subprime», par opposition aux crédits «prime», c'est-à-dire de bonne qualité, se généralisent au bénéfice de ménages peu solvables sur des revenus déclaratifs, encouragés par des facilités sur le remboursement du capital. Ces créances ne sont pas gardées dans les bilans des banques, mais titrisées et vendues sur les marchés financiers à des banques d investissement qui ont facilité leur développement, des sociétés spécifiques dont les risques 1 La titrisation est une technique financière qui consiste à transférer à des investisseurs des actifs financiers tels que des créances (par exemple des factures émises non soldées ou des prêts en cours) en transformant ces créances, à travers une société ad hoc, en titres financiers émis sur le marché des capitaux. 2 Freddie Mac détient alors 2 191 milliards de dollars de prêts hypothécaires et Fannie Mae 2 985. 3

intégrés dans leurs bilans n apparaissent pas clairement. C est ainsi que les agences de notation, censées évaluer la qualité de ces bilans, n ont pas hésité à leur donner un excellent classement. Ce système ne pouvait fonctionner qu à condition que le prix des logements continue à s apprécier et les taux d intérêt à baisser. Mais le marché s est retourné et les taux d intérêt ont augmenté. Des milliers de nouveaux propriétaires, de condition modeste, ont vu leur logement saisi à un prix très inférieur au prix d achat. Dés lors, le marché immobilier amplifiait lui-même sa baisse par excès de logements à vendre. Ce retournement du marché immobilier aux Etats-Unis déclenche une vague de défauts de remboursement de prêts subprime. Beaucoup de banques d investissement voient fondre leurs actifs. Les fonds spéculatifs de la banque américaine d investissement Bear Stearns en font les frais. Les acheteurs ne veulent plus de ces fonds et une crise de liquidité conduit les banques à ne plus se prêter des liquidités entre elles sur le marché monétaire. Elles doivent reprendre dans leurs bilans des actifs douteux. Quelques PDG démissionnent en parachute doré 3. En mars 2008, la 5 e banque d investissement américaine, Bear Stearns, est rachetée à bas prix par JP Morgan à la demande du Trésor américain. Pour éviter un effondrement du système, la banque centrale américaine autorise ces banques à se refinancer auprès d elle. La capitalisation financière des grandes banques s effondre entre 2007 et 2009, et pas seulement aux Etats-Unis, compte tenu des étroites relations entretenues par toutes les banques du monde que les réseaux informatiques permettent de multiplier. Beaucoup de grandes banques françaises, titulaires, elles aussi, de crédits douteux américains, font des pertes considérables. La faillite de la banque Lehman Brothers, en septembre 2008, entraîne une série de réactions en chaîne et un sérieux tremblement de terre dans la finance mondiale. Les taux d intérêt au jour le jour repartent à la hausse. Les banques ne trouvent plus de financements à court terme pour assurer leurs affaires, ni d investisseurs prêts à leur faire confiance. A tout moment, l une ou l autre peut donc déposer son bilan, en rupture de liquidités, entraînant celles à qui elle prête. L Etat américain propose alors 700 milliards de dollars pour racheter les créances toxiques détenues par les banques (Plan Paulson laborieusement arraché au Congrès). Les banques centrales injectent pour leur part des centaines de milliards de dollars ou d euros pour aider les banques à se refinancer. L Europe est sévèrement touchée fin septembre 2008. Les gouvernements belge, luxembourgeois, hollandais, français et britannique injectent à leur tour des milliards d euros ou de livres dans leurs banques, alors que leurs cours dévissent : Fortis, Hypo, Real Estaten, Dexia sont sauvés in extremis. Un plan coordonné est établi en Europe, alors sous présidence française. Il mobilise les banques centrales sur le marché interbancaire, invite les Etats à garantir les émissions d obligations et à recapitaliser les banques importantes. Les pays de l Union européenne arrêtent des plans de relance à hauteur de 200 milliards d euros. Au total, 2 500 milliards sont mobilisés pour sauver le système bancaire mondial en permettant aux banques de se recapitaliser. L effondrement boursier se traduit par la perte, virtuelle tant que les actifs ne sont pas vendus, de 25 000 milliards de dollars. Les grandes places financières perdent environ la moitié de leur capitalisation. Les banques doivent restreindre leurs risques. La crise financière se transforme alors en crise économique par le rationnement du crédit et la fonte des patrimoines boursiers et immobiliers. Aux Etats-Unis, 51 millions d Américains ont perdu plus de 3 000 milliards de dollars entre 2007 et 2008. La production industrielle chute rapidement, deux millions d emplois sont supprimés. L Europe n est pas épargnée. La croissance est négative fin 2008.Le secteur 3 C.Prince, PDG de Citigroup 105 millions de dollars, S.O Neal, PDG de Merril Lynch, 161 millions de dollars. 4

automobile et le marché immobilier plongent. Le chômage repart à la hausse. Les défaillances d entreprises augmentent. La crise devient générale avec la réduction des exportations et du prix des matières premières, la contraction du crédit, la chute des cours des bourses des pays émergents, l instabilité des cours de change et la réduction de l aide internationale. Le FMI, qui ne disposait que de 250 milliards de dollars, assouplit ses conditions d intervention et débloque 2,1 milliards pour l Islande, 16,4 pour l Ukraine, 15,7 pour la Hongrie. Les pays de l Est sont très sévèrement touchés. La chute du prix des matières premières de base, la baisse des prêts bancaires, le recul des investissements directs à l étranger et la réduction des envois d argent des migrants affectent tout particulièrement l Afrique. Les formidables réserves de change de la Chine, qui ne peut plus autant exporter, ne lui évitent pas une réduction dramatique de sa production et le retour dans leurs terres rurales de millions de travailleurs. La crise est mondiale. Elle affecte particulièrement les pays les plus pauvres, et notamment ceux d Afrique, qui risquent de perdre une grande part de l aide internationale. Les émeutes de la faim sont là pour nous le rappeler. Les pays émergents (Chine, Inde, Corée, Brésil, Russie ) détiennent des réserves très importantes qui ne sont pas utilisées pour améliorer les conditions de vie de leurs habitants, mais sont mobilisées pour financer les déficits des pays riches qui ne sont plus les maîtres du monde. et à la crise sociale Ne pouvant plus facilement s endetter auprès de leurs banques, des petites et moyennes entreprises sont acculées à la faillite. Des secteurs entiers doivent faire face à une chute parfois considérable de la demande, notamment dans la construction automobile, le marché immobilier, les fabricants de biens de consommation, le secteur du commerce et des transports. Le chômage repart à la hausse. Les moins formés, les peu mobiles, les jeunes à la recherche d un premier emploi en sont les premières victimes. La consommation commence à baisser. Le désespoir de beaucoup de travailleurs se traduit par des manifestations qui sont celles de l incompréhension. Ils ne comprennent pas pourquoi, dans des entreprises toujours présentées comme performantes, ils perdent leur emploi et, avec lui, une partie de leur revenu et leur statut social. Ils comparent les crédits publics mobilisés pour recapitaliser les banques et le revenu de leur patron avec leur salaire mensuel. Ils ne comprennent pas. La région marseillaise n est évidemment pas épargnée. Le chômage augmente de 5% en deux mois et de 13% en un an dans les Bouches-du-Rhône. Le nombre d allocataires des minimums sociaux repart à la hausse. Le trafic portuaire diminue de 10%. La seule entreprise de réparation navale industrielle de Marseille, l Union Naval Marseille, ferme. Mittal, à Fos, réduit de moitié son activité. Dans la construction, les mises en chantier diminuent de 17% en un an, les prises de commande parfois beaucoup plus. Des petites entreprises, privées de crédit, sont obligées de fermer. Les grands chantiers sont ralentis. Atmel, leader mondial de la micro-électronique, qui emploie plus de 1 000 salariés, est à la vente. ST Microelectronics entame une période de chômage partiel. 2 - Le retour de l Etat 5

Alors que les interventions des Etats pour réguler l économie étaient considérées comme nuisibles au bon fonctionnement des marchés, que la pensée keynésienne était au placard, que la fonction publique était présentée comme une lourde charge pour les finances publiques, les gouvernements n hésitent pas à changer radicalement de doctrine. Tirant la leçon de 1929, ils interviennent immédiatement à coup de centaines de milliards de dollars, de livres ou d euros. La France et l Union européenne ont pesé dans les décisions prises à l automne 2008. A court terme, soulignons que les interventions des Etats et des banques centrales pour relancer l économie, en fournissant aux banques des liquidités et aux secteurs les plus touchés des aides publiques, sont évidemment indispensables. Cependant, cette ambition ne doit pas faire oublier la nécessité de réformer tout le système financier international. Trois enjeux s imposent pour «sauver le capitalisme» : imposer la transparence aux marchés financiers en éliminant les paradis fiscaux et en contrôlant les fonds spéculatifs, construire une véritable régulation internationale en réformant le FMI et en définissant un nouveau forum de stabilité financière, rééquilibrer la croissance de l économie mondiale par des plans de relance coordonnés et une meilleure répartition des flux commerciaux et monétaires. Deux priorités s imposent : réformer un système financier mondial victime de la cupidité de certains de ses acteurs et relancer une économie en récession dont personne ne peut prédire la sortie de crise. En France, par exemple, cinq dispositifs ont été mis en place en février 2009 : - un plan de relance de 26 milliards d euros par remboursement accéléré des dettes de l Etat (11,5), des investissements des entreprises publiques (4), des investissements directs de l Etat dans les domaines stratégiques (4), le soutien aux collectivités locales (2,5), la politique de l emploi (500 millions d euros), la construction de 100 000 logements sociaux, un programme de grands travaux, - 22 milliards d euros en faveur de l innovation (OSEO), - 20 milliards d euros dans un fonds stratégique d investissement, dont une partie destinée au secteur automobile, - 320 milliards d euros de garantie d emprunts par la Société de financement de l économie française, - 40 milliards d euros pour recapitaliser les banques par la Société de prise de participation de l Etat. Les autres grands pays européens ont pris des mesures comparables mais n ont pas pu arrêter une stratégie ou un plan commun. La France aide plutôt les entreprises, le Royaume-Uni soigne ses ménages, l Allemagne se lance dans de grands travaux, l Espagne compte sur ses régions, les Etats-Unis investissent dans le social. L Europe estime prioritaire une refonte du système financier mondial. Les Etats-Unis mettent l accent sur la reprise de la croissance économique. Les pays reconnaissent que la crise est peut-être plus grave que celle de 1929, mais aucun n a de solution miracle pour en sortir. Dans notre territoire, les collectivités territoriales ont mobilisé leurs fonds, faibles en général dans une société qui reste centralisée, pour accroître leurs efforts d investissement. Le Conseil 6

régional Provence-Alpes-Côte d Azur a augmenté de 10% ses dépenses d investissement. Le Conseil général des Bouches-du-Rhône a adopté un plan quinquennal de relance de 500 millions d euros. A crise mondiale, réponse mondiale. Le G20 de Londres, qui a réuni début avril 2009 les vingt pays qui représentent 80% de la production mondiale, s est engagé sur des principes communs : - contrôle des paradis fiscaux dont une liste de l OCDE a été publiée, - arsenal de sanctions contre les pays «non coopératifs» de la liste noire, - levée du secret bancaire, - renforcement de la réglementation des activités financières, - 5 000 milliards de dollars injectés dans l économie mondiale d ici à 2010 (somme des plans nationaux), - dispositions sur les rémunérations des traders par une autorité de surveillance, - mise en place d un forum de stabilité financière, - relance du commerce international (250 milliards de dollars) par l OMC, - triplement des fonds du FMI portés à 750 milliards de dollars pour soutenir l activité mondiale. Les 20 se sont réjouis de cet accord qui reste encore à concrétiser, mais qui est porteur d espoir et constitue une avancée notable vers une gouvernance mondiale plus équilibrée. Néanmoins, le monde a peur : 2009 sera la première année de récession globale depuis 1945. Pour nous, la question clé qui reste posée est celle de l avenir d un système économique et financier tout entier construit sur des valeurs individuelles qui n ont que peu de relations avec les valeurs humaines. Il est probable que le cœur du problème est bien là. Si nos références ne changent pas et si, dans un temps encore indéterminé, la crise actuelle est surmontée, il est probable qu une autre arrivera, comme toute l histoire du capitalisme le prouve. Il ne suffit plus aujourd hui de réparer un système en essayant de mieux le contrôler, mais d avoir le courage d en imaginer un autre. Ce ne sera pas le retour à une économie dirigiste dont on sait les impasses. Ce ne sera pas non plus un libéralisme devenu social. Le seul mérite de cette crise ne serait-il pas de nous inviter à une réflexion collective pour construire un monde plus humain? 3 - Pour une lecture chrétienne de la crise Sur l origine de la crise Sur l origine de la crise, incontestablement, on relève : - l importance accordée à la consommation de biens et de services matériels qui situe un individu dans l échelle sociale sans considération de sa dimension personnelle, - la marchandisation du monde qui donne un prix à tout: relations sociales, environnement, qualité de vie, santé, instruction - une envie de «paraître» qui pousse les ménages à s endetter dans de grandes proportions en faisant le pari d une augmentation continue du prix des logements, 7

- la spéculation financière qui conduit les responsables de la gestion de fonds considérables à ne s intéresser qu à leur rendement financier, indifférents aux conséquences sociales de leurs décisions, - la recherche du profit immédiat au détriment du partage et de l intérêt général, - une certaine défiance à payer l impôt considéré comme un prélèvement insupportable, - l individualisme des comportements qui ne veut pas regarder la misère des autres, conduisant à l indifférence par rapport aux plus précaires et aux accidentés de la vie, - la méfiance par rapport aux régulations publiques entrevues comme des atteintes aux libertés individuelles, - la dilution du lien social d une société refermée sur elle-même, qui considère les inégalités comme la conséquence normale des aptitudes spécifiques de chacun. Pour une parole d Eglise En ces temps troublés, l Eglise doit parler. «Rompre le silence ne peut se satisfaire d un cri d indignation». Il est de son devoir de rappeler que la consommation n est pas la finalité de l homme, que la seule recherche du profit ou la spéculation est incompatible avec le Message, que la charité est l attention portée aux plus démunis, que l amour du prochain n est pas le renfermement sur soi, que l économie ne se ramène pas à l enrichissement personnel, ni l emploi à la valorisation de soi. L Eglise ne remet pas en cause la mondialisation. La Conférence des évêques de France constate que «les conditions de vie de milliards d êtres humains ne se sont pas améliorées de façon significative. La convoitise suscitée par les richesses des pays développés auprès de ceux qui ont faim, de ceux qui sont malades et privés de liberté, a provoqué bien des drames, tels l enrichissement d un petit nombre, l immigration de beaucoup d autres, les guerres civiles, le terrorisme. Pour sortir de la globalisation de la souffrance et de l injustice, il est urgent et nécessaire d interroger nos pratiques économiques et leurs finalités au regard du sens de l homme et de son histoire hérités de la voie chrétienne». «La croissance ne peut avoir comme seule visée un profit fondé sur le court terme et l endettement. La fascination d un enrichissement rapide et immédiat traduit l angoisse et le manque d espérance qui habitent les hommes de notre génération». 4 «Quand la finance prétend être sa propre fin et n est plus animée que par le désir exclusif du profit, elle perd la tête», rappellent les évêques du Conseil pour les questions familiales et sociales. C est exactement ce qui arrive. A court terme, l Eglise doit participer au débat. La Conférence des évêques de France 5 propose trois séries de mesures à prendre en compte : 1 - une meilleure réglementation des marchés financiers ; 2 - des acteurs financiers recentrés sur l économie réelle ; 3 - des épargnants qui résistent aux sirènes du rendement maximum. Au-delà, la question d une meilleure répartition des richesses naturelles, notamment en Afrique et dans les pays disposant de ressources pétrolières, interpelle tous les chrétiens. 4 Repères dans une économie mondialisée - Commission sociale des évêques de France - 5 mai 2005. 5 La face multiple des crises financières - Conférence des évêques de France - Mai 2008. 8

Le pape Benoît XVI a salué l engagement du G20 à «coordonner les mesures nécessaires pour stabiliser le marché financier et permettre aux entreprises et aux familles de surmonter la récession et à la relance de l économie mondiale, en réformant et en renforçant la gouvernabilité globale de manière à ce que ce type de crise ne se reproduise plus». Les chrétiens se posent une question simple : à qui peuvent-ils faire confiance? Certes, on ne peut transposer à notre temps les paroles de l Evangile sur l argent. Il n est pas surprenant que les discours de Jésus sur ce point apparaissent décalés par rapport aux finances d aujourd hui. Mais ce simple constat de bon sens n interdit pas à l Eglise de s exprimer sur le comportement de financiers peu scrupuleux qui ont construit une société toute entière mobilisée sur la rentabilité de leurs placements, et dont les conséquences sont désastreuses pour le monde entier. L attention aux plus démunis En ces temps troublés, l Eglise exprime sa solidarité envers tous ceux qui, ruinés par le comportement des plus riches et oubliés par une protection sociale de plus en plus faible, n ont même plus capacité à faire connaître leur situation. Elle pense notamment aux implications humaines de la crise pour les 20% des habitants pauvres des pays riches ; mais aussi, au niveau international, aux milliards d êtres humains qui vivent dans l extrême pauvreté, aux travailleurs des pays pauvres exploités par les entreprises des pays riches, aux producteurs agricoles des pays du Sud qui ne peuvent plus vendre leurs produits à cause de l importation à bas prix de productions des pays du Nord. Elle exprime sa solidarité envers tous les «damnés de la terre» contraints de survivre dans des conditions indignes du fait de l égoïsme des nations et de la cupidité de certains de leurs financiers. Construire un monde nouveau Sur le long terme, la crise doit nous inviter à construire un autre monde. On ne peut pas la concevoir comme un moment difficile, un temps qui annonce la relance, une attente du retour à une situation initiale d avant la crise, sans changer fondamentalement nos modes de vie. Car cette crise n est pas seulement une crise. C est probablement une véritable rupture. Elle démontre en tout cas sans appel que les valeurs dominantes de nos sociétés riches ne sont pas compatibles avec nos croyances et nos engagements de chrétiens. Déjà dénoncé avant la crise, ce système économique qui sacrifie l homme au profit de l argent, qui privilégie la rentabilité et le profit à toute autre dimension éthique, qui encourage la spéculation, qui admet les inégalités de toute nature, qui appauvrit les plus pauvres et enrichit les plus riches, n est pas simplement la négation de toute valeur chrétienne. Creuser de tels écarts entre les hommes et accentuer ces écarts, c est aussi la négation de toute valeur humaine. D autres dimensions non directement liées à la crise financière devront être prises en compte : le changement climatique, l explosion du virtuel, la marchandisation généralisée des relations économiques et sociales, le vieillissement de la population, l individualisation des comportements, le respect de l environnement, l aide aux pays pauvres sont autant de défis à relever dès maintenant, en évitant de faire porter aux générations futures le poids de nos incapacités. 9

Un nouveau système est à bâtir. Son objectif ne sera plus la croissance mais le combat contre les inégalités. Il sera fondé sur toutes les valeurs que notre économie a oubliées, véritable explication de la crise : l amour du prochain, le respect des autres, des modes de vie simples, le refus de l enrichissement, le pardon, la tolérance, le partage, l attention aux plus démunis, les finances au service de l économie et l économie au service de l homme. Ces valeurs humaines sont aussi des valeurs chrétiennes. Entre la tentation du découragement devant l ampleur de la tâche et le repli sur soi en attendant des jours meilleurs, la réponse chrétienne est dans l engagement qui donne un caractère concret à l application de l Evangile dans nos vies quotidiennes. La responsabilité de cette reconstruction ne relève pas uniquement des autorités politiques, monétaires ou financières. Elle est aussi dans nos comportements qui invitent les hommes de foi à mettre en pratique les enseignements de l Eglise. Dans la mise en œuvre de la solidarité et l aide aux plus démunis, dans le placement de l épargne vers des produits solidaires, dans la gestion du personnel dont nous sommes responsables, dans une contribution juste aux dépenses publiques, dans une consommation raisonnable, chaque catholique peut participer à la construction de ce nouveau monde. Dans une terre «en quête de mission», il dispose des moyens de sa conversion : - la prière pour communier avec le Père, - la réflexion pour distinguer le bon grain de l ivraie, - le discernement pour trouver le bon chemin, - l action pour faire vivre l Evangile, - le partage pour avancer en humanité. «Laissez tout et suivez-moi», a dit le Christ à ses disciples. «Tout ce que vous faites au plus petit d entre les miens, c est à moi que vous le faites». Et si les appels pour répondre à la crise étaient tout simplement dans l Evangile! C.D.E.S. 13 juin 2009 10