LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX

Documents pareils
TRAITÉ SUR L'UNION EUROPÉENNE (VERSION CONSOLIDÉE)

Les Cahiers du Conseil constitutionnel Cahier n 3

Loi N 1/018 du 19 décembre 2002 portant ORGANISATION ET FONCTIONNEMENT DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE AINSI QUE LA PROCEDURE APPLICABLE DEVANT ELLE

Déclaration universelle des droits de l'homme

DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L'HOMME ONU - 10 Décembre Texte intégral

Commentaire. Décision n /178 QPC du 29 septembre 2011 M. Michael C. et autre

CONSEIL DE L'EUROPE COMITÉ DES MINISTRES RECOMMANDATION N R (87) 15 DU COMITÉ DES MINISTRES AUX ÉTATS MEMBRES

La jurisprudence du Conseil constitutionnel et le droit civil

Les Cahiers du Conseil constitutionnel Cahier n 24

Code de conduite pour les responsables de l'application des lois

N 518 SÉNAT QUATRIÈME SESSION EXTRAORDINAIRE DE

CC, Décision n QPC du 23 novembre 2012

A. DISPOSITIONS DES TRAITÉS EN MATIÈRE D'AIDES D'ETAT

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS N , , , , M. Olivier Yeznikian Rapporteur

Commentaire. Décision n QPC du 3 février M. Franck S. (Désignation du représentant syndical au comité d entreprise)

Principes de liberté d'expression et de respect de la vie privée

AZ A^kgZi Yj 8^idnZc

AVIS RENDU EN VERTU DE L'ARTICLE 228 DU TRAITÉ CE. Prise de position de la Cour

CONSIDÉRATIONS SUR LA MISE EN ŒUVRE DES DÉCISIONS DE LA COUR CONSTITUTIONNELLE

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE AU NOM DU PEUPLE FRANçAIS

Mise en œuvre de la responsabilité du maire

Vers une Cour suprême? Par Hubert Haenel Membre du Conseil constitutionnel. (Université de Nancy 21 octobre 2010)

ARTICLE 90 DU DECRET DU 19 DECEMBRE 1991 MODIFIE

COMMISSION DES NORMES COMPTABLES

30 AVRIL Loi relative à l'occupation des travailleurs étrangers (M.B. 21 mai 1999) - coordination officieuse au 1 er juillet 2011

I S agissant de l article 7 bis

BULLETIN OFFICIEL DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE

LA COUR DE JUSTICE DE LA C.E.M.A.C.

Décision n L. Dossier documentaire

La fraude fiscale : Une procédure pénale dérogatoire au droit commun. Par Roman Pinösch Avocat au barreau de Paris

(BON du ) (BON du ) Que l on sache par les présentes puisse Dieu en élever et en fortifier la teneur!

dans la poursuite pénale dirigée contre

Les responsabilités des professionnels de santé

LOI N du 14 janvier (JO n 2966 du , p.3450) CHAPITRE PREMIER DE LA PREVENTION DES INFRACTIONS

Paris, le 24 février Circulaire Date d application : 1 er mars 2010

PREPA ENM 2013 / 2014

LOI N DU 7 MARS 1961 déterminant la nationalité sénégalaise, modifiée

B u n d e s v e r w a l t u n g s g e r i c h t. T r i b u n a l a d m i n i s t r a t i v f e d e r a l

Le Gouvernement de la République, conformément à la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, a proposé, Le peuple français a adopté,

Conseil d'état - 5ème et 4ème sous-sections réunies. Lecture du mercredi 30 mars Société Betclic Enterprises Limited

REGLEMENT INTERIEUR TITRE I : DISPOSITIONS GENERALES

L ORDONNANCE DU 2 FEVRIER Exposé des motifs

Décision n QPC 6 octobre M. Mathieu P.

Conclusions de M. l'avocat général Jean Spreutels :

Loi organique relative à la Haute Cour

Il s'agit d'un accident survenu dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice des fonctions (art de la loi n du 26 janvier 1984).

L appréhension pénale du terrorisme Plan détaillé de la dissertation ENM 2014

BULLETIN OFFICIEL DU MINISTÈRE DE LA JUSTICE n 102 (1 er avril au 30 juin 2006)

Juillet 2013 Recommandations de l ASB et de la COPMA relatives à la gestion du patrimoine conformément au droit de la protection des mineurs et des

Exemple de directives relatives à l utilisation du courrier électronique et d Internet au sein de l'entreprise

Note technique extraite de la documentation de l Ordre des Experts Comptable

de la commune organisatrice ou bénéficiaire, ci-après dénommée «société de transports en commun bénéficiaire». Par dérogation aux dispositions de

DDN/RSSI. Engagement éthique et déontologique de l'administrateur systèmes, réseaux et de système d'informations

N 2345 ASSEMBLÉE NATIONALE PROPOSITION DE LOI

DES GOUVERNEMENTS DES ETATS MEMBRES Secrétariat CONF 3980/96

- JURISPRUDENCE - Assurances Contrat type d assurance R.C. auto Inapplication d une directive européenne Action récursoire

La responsabilité civile et pénale. Francis Meyer -Institut du travail Université R. Schuman

STATUT DU TRIBUNAL INTERNATIONAL DU DROIT DE LA MER. Article premier Dispositions générales SECTION 1. ORGANISATION DU TRIBUNAL. Article 2 Composition

I. - Les principales caractéristiques du Droit Pénal chinois

Le Conseil des Ministres

La responsabilité juridique des soignants

Rapport de la Cour de justice des Communautés européennes (Luxembourg, Mai 1995)

Les Cahiers du Conseil constitutionnel Cahier n 17

Loi du 20 décembre 2002 portant protection des conseillers en prévention (MB )

Commentaire. Décision n QPC du 27 septembre M. Smaïn Q. et autre

La résolution des conflits entre Etat central et entités dotées du pouvoir législatif par la Cour constitutionnelle

A. Compétences et attributions. 1. Une institution nationale est investie de compétences de protection et de promotion des droits de l'homme.

Etablissement et dépôt des comptes consolidés et du rapport de gestion consolidé

Conférence des Cours constitutionnelles européennes XIIème Congrès

Charte d éthique et d évaluation de la Vidéosurveillance municipale

Commentaire. Décision n QPC du 29 janvier Association pour la recherche sur le diabète

CEDH FRANGY c. FRANCE DU 1 ER FEVRIER 2005

Commentaire. Décision n QPC du 20 juin Commune de Salbris

L'APPLICATION DANS LE TEMPS DES ASSURANCES DE RESPONSABILITE CIVILE

B.O.I. N 71 DU 6 OCTOBRE 2011 [BOI 7I-1-11]

Bulletin concurrence et antitrust

La reprise des contrats de financement dans les contrats globaux

SÉNAT PROPOSITION DE LOI

Les articles modifiés par la loi Macron au 30 janvier 2015

CONVENTION ENTRE LA REPUBLIQUE FRANCAISE ET LE ROYAUME DU MAROC RELATIVE AU STATUT DES PERSONNES ET DE LA FAMILLE ET A LA COOPERATION JUDICIAIRE

Bicentenaire du Pouvoir Judiciaire Indépendant au Brésil. Le système de contrôle de constitutionnalité en Suisse

LOI N /AN BURKINA FASO IV E REPUBLIQUE PORTANT REGLEMENTATION DE LA PROFESSION DE COMMERÇANT AU BURKINA FASO

Déclaration des droits sur Internet

Assemblée des États Parties

25 AOUT Loi modifiant le Titre XIII de la loi-programme (I) du 27 décembre 2006, en ce qui concerne la nature des relations de travail

Article L52-4 Article L52-5 Article L52-6

Chapeau 131 III 652. Regeste

Titre I Des fautes de Gestion

Code de l'éducation. Article L131-1 En savoir plus sur cet article...

Agrément des associations de protection de l environnement

Jean Juliot Domingues Almeida Nicolas. Veille Juridique [LA RESPONSABILITE DES ADMINISTRATEURS SYSTEMES ET RESEAUX]

Conditions Générales de Vente

Commande publique. 1. Une question délicate : la détermination du champ d application de l article 2.I. de la loi «MURCEF»

LES SOURCES DU DROIT

CHAPITRE 6 PROTECTION STATUTAIRE ET ASSURANCE GROUPE RESPONSABILITE CIVILE PROFESSIONNELLE

Commentaire. Décision n QPC du 11 avril Confédération générale du travail Force ouvrière et autre. (Portage salarial)

Motifs de censure éventuelle de la loi Le Roux par le Conseil Constitutionnel (texte N 172 : )

Délibération n du 27 septembre 2010

Assurance prospection premiers pas (A3P)

Transcription:

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL ET LA PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX (Présentation faite lors du vingtième anniversaire de la révision constitutionnelle de 1974) - I - La réforme du mode de saisine du Conseil, opérée en 1974, a permis un accroissement considérable du nombre des lois soumises au juge constitutionnel avant leur promulgation ainsi qu'une extension corrélative du champ de du contrôle qui a pris des formes diverses. Le bilan numérique de la révision constitutionnelle de 1974 peut être résumé à l'aide de quelques chiffres. Au 1er novembre 1994, le Conseil constitutionnel aura rendu, depuis son installation, 219 décisions portant sur la conformité à la Constitution d'une loi ordinaire. Parmi ces décisions, neuf d'entre elles sont intervenues avant la réforme d'octobre 1974 ; les 210 autres sont postérieures à cette réforme. Or, le contrôle exercé sur les lois ordinaires est susceptible de porter sur l'intégralité de la loi déférée au Conseil et non sur les seules dispositions expressément contestées par le ou les auteurs de la saisine. Certes c'est dès l'origine que la jurisprudence a posé en principe que la saisine déclenchait le contrôle de la loi sans le limiter. Le Conseil s'est très tôt reconnu la possibilité de soulever d'office, au sein d'une loi déférée, l'inconstitutionnalité d'une disposition non expressément contestée (n 60-8 DC du 11 août 1960 Rec. p. 25). Mais il n'a fait concrètement usage de cette faculté qu'à partir de 1981 et 1982 (cf. les décisions n 80-127 DC des 19-20 janv. 1981, Rec. p. 15 et n 82-146 DC du 18 novembre 1982, Rec. p. 66). Il importe de souligner que c'est essentiellement à propos de la protection des droits fondamentaux, que le Conseil a été appelé à soulever d'office l'inconstitutionnalité de dispositions comprises dans une loi déférée alors même qu'elles ne faisaient pas l'objet de critiques spécifiques : atteinte au principe de nécessité des peines (n 80-127 DC des 19 et 20 janv. 1981, Rec. p. 15) ; violation du principe d'égalité en

matière électorale (n 82-146 DC du 18 nov. 1982, Rec. p. 66) ; méconnaissance de l'indépendance de l'autorité judiciaire (n 84-182 DC du 18 janvier 1985, Rec. p. 27) ; atteinte au principe d'égal accès à la justice (n 84-183 DC du 18 janv. 1985, Rec. p. 32) ; atteinte à la liberté individuelle (n 86-216 DC du 3 sept. 1986, Rec. p. 135) ; non-respect des droits de la défense (n 86-224 DC du 23 janv. 1987, Rec. p. 8 ; n 89-260 DC du 28 juillet 1989, Rec. p. 71) ; violation de l'exigence de pluralisme des courants d'idées et d'opinions (n 89-271 DC du 11 janv. 1990, Rec. p. 18) ; discrimination entre français et étrangers quant à l'octroi d'une prestation sociale (n 89-269 DC du 22 janv. 1990, Rec. p. 33). Par ailleurs, et bien que le contrôle qu'il exerce ne concerne que des lois nouvellement votées et non encore promulguées, le Conseil constitutionnel a estimé qu'il pouvait porter une appréciation sur la constitutionnalité des dispositions d'une loi antérieure à l'occasion de l'examen de dispositions législatives nouvelles qui la modifient, la complètent ou affectent son domaine (n 85-187 DC du 25 janv. 1985, Rec. p. 43 ; n 89-256 DC du 25 juillet 1989, Rec. p. 53). - II - Le juge constitutionnel français a été ainsi en mesure de dégager des normes de valeur constitutionnelle protectrices des droits fondamentaux des individus. Le contenu et la portée de ces droits qui ressortent de la jurisprudence les rendent comparables à ceux qui s'imposent dans d'autres démocraties occidentales. D'autant qu'à l'instar des autres cours constitutionnelles, le Conseil constitutionnel n'hésite pas à tirer toutes les implications d'un principe d'ordre constitutionnel touchant aux droits et libertés. A - a) Cette fonction du juge constitutionnel est d'autant plus importante que la Constitution du 4 octobre 1958 ne comporte pas de catalogue ordonné des droits fondamentaux, même si dans certains de ses articles, elle énonce des principes qui garantissent ces droits et libertés. Il en va ainsi par exemple du principe d'égalité devant la loi (art. 2), de l'égalité de suffrage (art. 3), de la libre formation des partis politiques (art. 4), de l'indépendance

de l'autorité judiciaire et de la règle de l'inamovibilité des magistrats du siège (art. 64), de la liberté individuelle (art. 66) et de la libre administration des collectivités territoriales (art. 72). b) Mais par son Préambule, la Constitution de 1958 renvoie aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par des textes antérieurs : d'une part, à la Déclaration des droits de 1789 et, d'autre part, au Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, lequel comporte, et un renvoi aux "principes fondamentaux reconnus par les lois de la République" et la proclamation de "principes particulièrement nécessaires à notre temps". La référence faite par le Constituant de 1946 aux "principes fondamentaux reconnus par les lois de la République" a eu pour objet de rendre hommage à l'oeuvre législative de la IIIe République en matière de libertés publiques et de lois sociales. Le Conseil constitutionnel a fait figurer au nombre de ces principes outre la liberté d'association (n 71-44 DC du 16 juillet 1971, Rec. p. 29) notamment le principe des droits de la défense (n 76-70 DC du 2 déc. 1976, Rec. p. 39) ; la liberté de l'enseignement (n 77-87 DC du 23 nov. 1977, Rec. p. 42) ; l'indépendance de la juridiction administrative (n 80-119 DC du 22 juillet 1980, Rec. p. 46) ainsi que sa compétence dans le contrôle de légalité des actes administratifs (n 86-224 DC du 23 janv. 1987, Rec. p. 8), l'indépendance des enseignants du supérieur (n 83-163 DC du 20 janv. 1984, Rec. p. 30). La notion de "principes particulièrement nécessaires à notre temps" a, elle aussi, son siège dans le Préambule de la Constitution de 1946 qui énonce que le peuple français proclame "comme particulièrement nécessaires à notre temps, les principes politiques, économiques et sociaux ci-après :...". Suit une énumération qui comprend en particulier : le droit d'asile auquel le Conseil constitutionnel a reconnu pleine valeur dans sa décision du 13 août 1993 (n 93-325 ; Rec. p. 224); la participation des travailleurs à la gestion des entreprises (décision n 93-328 DC du 16 décembre 1993 Rec. p. 547) ; le droit à mener une vie familiale normale (décision précitée du 13 août 1993).

Enfin, en 1994, le Conseil constitutionnel a proclamé le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation, ressortant du texte même du Préambule, à l'occasion du contrôle des lois sur la bioéthique qui lui avaient été déférées (n 93-343/344 DC du 27 juillet 1994). c) La jurisprudence du Conseil a consacré également depuis 1982 outre le principe à valeur constitutionnelle de la continuité du service public (n 79-105 DC du 25 juillet 1979 p. 33) la notion d' "objectifs de valeur constitutionnelle" (n 82-141 DC du 27 juillet 1982, Rec. p. 48 ; n 84-181 DC des 10 et 11 oct. 1984, Rec. p. 78 ; n 89-210 DC du 29 juillet 1986, Rec. p. 110 ; n 86-217 DC du 18 sept. 1986, Rec. p. 141 ; n 88-248 DC du 17 janv. 1989, Rec. p. 18). Certains de ces objectifs, comme la transparence financière des entreprises de presse ou le pluralisme des quotidiens d'information politique et générale ont été déduits des dispositions de l'art. 11 de la Déclaration des droits de 1789 qui proclament la libre communication des pensées et des opinions (n 84-181 DC des 10 et 11 oct. 1984). D'autres objectifs comme la sauvegarde de l'ordre public, le respect de la liberté d'autrui et la préservation du caractère pluraliste des courants d'expression socio-culturels, n'ont pas été expressément rattachés à un texte (n 82-141 DC du 27 juillet 1982). S'il y a en droit constitutionnel français une pluralité et une hétérogénéité des sources des droits fondamentaux, ceux-ci n'en sont pas moins, par leur contenu, très proches de ceux consacrés expressément par les Constitutions de divers Etats européens. B - On en trouve une confirmation dans le fait que le juge constitutionnel n'hésite pas à tirer toutes les implications des droits et libertés constitutionnellement garantis. Sans doute, il n'est pas appelé à créer des droits fondamentaux nouveaux. Il prend garde aussi à ne pas porter atteinte au pouvoir d'appréciation et de décision du législateur. Mais, dans le cadre de son pouvoir d'interprétation des normes, il peut préciser le contenu et la portée des droits et libertés.

a) Ainsi, par exemple, les dispositions de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ont-elles été actualisées sur certains points par la jurisprudence. Significative, à cet égard, est l'interprétation donnée de l'article 8 de la Déclaration selon lequel : "la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée". Pour le Conseil, cet article ne concerne pas seulement les peines prononcées par les juridictions répressives mais s'étend à toute sanction ayant le caractère d'une punition (n 82-155 DC du 30 déc. 1982, Rec. p. 88). Le principe de nécessité des peines affirmé par l'article 8 de la Déclaration implique aussi bien une proportionnalité des délits et des peines (n 88-248 DC du 17 janv. 1989, cons. n 30, Rec. p. 18) que l'exigence de l'application immédiate d'une loi pénale plus douce (n 80-127 DC des 19-20 janv. 1981, Rec. p. 15). La non-rétroactivité de la loi pénale d'incrimination plus sévère a pour corollaire d'interdire au législateur de faire renaître en matière répressive une prescription légalement acquise (n 88-250 DC du 29 déc. 1988, cons. n 6, Rec. p. 267). Enfin on peut remarquer que dans sa décision concernant le droit de la nationalité (n 93-321 DC du 20 juillet 1993, Rec. p.196) le Conseil constitutionnel a fait porter son contrôle sur la proportionnalité des sanctions entraînant une incapacité à acquérir la nationalité française. De leur côté, les dispositions de l'article 9 de la Déclaration de 1789, qui proclament que "Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi", ont été interprétées de telle façon qu'elles empêchent un régime de garde à vue pour les mineurs de treize ans sans que le législateur ait prévu un âge au dessous duquel ce régime est trop rigoureux (n 93-326 DC, 11 août 1993, Rec. p. 217). Enfin, les dispositions de l'article 11 de la Déclaration qui proclament la libre communication des pensées et des opinions ont été interprétées en jurisprudence comme permettant de donner un fondement constitutionnel au principe de l'indépendance des enseignants du supérieur (cf. la décision n 83-165 DC du 20

janv. 1984 qui rattache également ce principe aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République) ainsi qu'à des objectifs de valeur constitutionnelle, tels le pluralisme des quotidiens d'information politique et générale et la transparence financière des entreprises de presse (n 84-181 DC des 10 et 11 oct. 1984, Rec. p. 78). Ces mêmes dispositions de l'article 11 ont été regardées également (n 94-345 DC du 29 juillet 1994) comme ne permettant pas au législateur de fixer le contenu de la langue française en obligeant les personnes privées non chargées d'une mission de service public à utiliser des termes officiels fixés par arrêté ministériel. Dans cette même décision, le Conseil a voulu préserver aussi tout spécialement la liberté d'expression dans l'enseignement et dans la recherche sur le même fondement constitutionnel. b) De même, le principe des droits de la défense, qui constitue un principe fondamental reconnu par les lois de la République, a vu son contenu progressivement enrichi. Ce principe rend nécessaire l'institution d'une procédure de sursis à exécution des décisions par lesquelles le Conseil de la concurrence inflige une sanction pécuniaire (n 86-224 DC du 23 janv. 1987, Rec. p. 8). Il a pour corollaire, devant le juge de l'impôt, le respect du principe du contradictoire (n 89-268 DC du 29 déc. 1989, cons. n 58, Rec. p. 110). Enfin, le Conseil s'est orienté dans ses décisions les plus récentes (notamment n 93-325 DC du 13 août 1993, Rec. p. 224 et n 93-335 DC du 21 janvier 1994) vers la consécration du droit à l'exercice de recours juridictionnels effectifs dont il a affirmé qu'il constituait une garantie des droits et libertés. Appliqué en matière pénale, le respect des droits de la défense fait obligation au législateur d'assortir de garanties la procédure permettant à des agents de l'administration de rechercher des délits dans des lieux privés (n 90-281 DC du 27 déc. 1990, Rec. p. 91). Plus généralement le principe des droits de la défense implique, en matière pénale, "l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties" (n 89-260 DC du 28 juillet 1989, Rec. p. 71). La garantie des droits de la défense s'est même étendue à la phase d'enquête ce qui a conduit le Conseil constitutionnel à considérer au regard du principe d'égalité qu'on ne pouvait dénier à une personne tout droit à s'entretenir avec un avocat pendant une garde à vue (93-326 DC, 11 août 1993, Rec. p. 217).

c) Le pouvoir interprétatif du juge constitutionnel se manifeste pareillement pour les articles de la Constitution de 1958. Cela s'est vérifié en particulier pour le principe de "liberté individuelle" qui figure à l'article 66 du texte constitutionnel. Pour le Conseil, ce principe englobe la protection de l'inviolabilité du domicile et ne se borne pas à prohiber les privations arbitraires de liberté (n 86-164 DC du 29 déc. 1983, Rec. p. 67 ; n 90-281 DC du 27 déc. 1990, Rec. p. 91). Il englobe aussi à titre de composante essentielle, la liberté du mariage (93-326 DC, 11 août 1993, Rec. p. 217). Il interdit la pratique de contrôles d'identité généralisés et discrétionnaires (93-323 DC, 5 août 1993, Rec. p. 213). De même le Conseil constitutionnel a jugé que la liberté qui, aux termes de l'article 4 de la Déclaration de 1789 consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ne saurait être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d'entreprendre (décision n 81-132 DC du 18 janvier 1982). Le Conseil s'est aussi montré soucieux de défendre la liberté personnelle des citoyens lorsque les pouvoirs conférés aux agents de l'administration sont tels que leur exercice peut conduire à la méconnaître. Il a jugé que tel était le cas en ce qui concernait les pouvoirs coercitifs dont devait disposer le service central de prévention de la corruption (n 92-316 DC du 20 janvier 1993). * * * En définitive le souci de respecter le pouvoir d'appréciation du législateur va de pair avec la volonté du juge constitutionnel français d'assurer une protection effective des droits et libertés de valeur constitutionnelle. Sa jurisprudence est désormais suffisamment fournie pour permettre de tracer à grands traits le statut constitutionnel et jurisprudentiel des droits fondamentaux. a) Les droits fondamentaux ne sont pas réservés aux nationaux. En effet, la décision n 89-269 DC du 22 janv. 1990 a posé en principe que si le législateur peut prendre à l'égard des étrangers des dispositions spécifiques, c'est à la condition "de respecter les engagements internationaux souscrits par la France et les libertés et

droits fondamentaux reconnus à toux ceux qui résident sur le territoire de la République". Cette orientation fondamentale a été pleinement confirmée par la décision du 13 août 1993. b) Le Conseil a affirmé en deux circonstances que les conditions essentielles d'application d'une loi organisant l'exercice d'une liberté publique doivent être les mêmes sur l'ensemble du territoire (n 84-185 DC du 18 janv. 1985, Rec. p. 36 et n 93-329 DC du 13 janvier 1994). Cette exigence se confond pratiquement avec le respect du principe constitutionnel d'égalité. c) En matière de libertés publiques et plus généralement de protection des droits fondamentaux, le Conseil a appliqué à maintes reprises une jurisprudence de portée générale, qui fait obligation au législateur d'exercer pleinement la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution. Le fait pour le législateur de rester en-deçà de sa compétence est en lui-même un motif d'inconstitutionnalité. Sur ce fondement, ont été censurées des dispositions législatives qui définissaient de façon imprécise, aussi bien les éléments d'une infraction pénale (n 84-183 DC du 18 janv. 1985, Rec. p. 32) que les conditions d'institution d'une servitude d'utilité publique (n 85-198 DC du 13 déc. 1985, Rec. p. 78), ou les règles applicables à des concentrations dans le domaine de la communication (n 86-217 DC du 18 sept. 1986, Rec. p. 141). d) C'est enfin au nom de la protection des droits et libertés de valeur constitutionnelle que le Conseil a apporté des limites au pouvoir du législateur d'abroger des dispositions législatives antérieures. Pour le juge constitutionnel en effet l'exercice du pouvoir d'abrogation "ne saurait aboutir à priver de garanties légales des exigences de caractère constitutionnel" (cf. n 86-210 DC du 29 juillet 1986, Rec. p. 110). Ainsi, si l'on prend en considération la nature des droits protégés et l'étendue du contrôle exercé par le juge constitutionnel, le modèle français de contrôle de constitutionnalité des lois paraît présenter de grandes similitudes avec celui des Etats européens dans lesquels le contrôle de constitutionnalité des normes est confié à une Cour constitutionnelle.

Il n'est dès lors pas surprenant que la candidature du Conseil constitutionnel, en qualité de membre permanent de la Conférence des cours constitutionnelles européennes, ait été retenue à l'unanimité par les Cours fondatrices lors de la Conférence plénière de Lisbonne en avril 1987. Le Conseil constitutionnel a d'ailleurs accueilli en mai 1993 la IXème Conférence faisant de Paris pour quelques jours la capitale du constitutionnalisme européen. Reste que ses méthodes et ses procédures appellent de nouveaux progrès de nature à lui donner pleinement la place qui revient à une véritable Cour constitutionnelle dans un Etat de droit conforme aux valeurs et principes fondamentaux des démocraties pluralistes.