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LA REPRESENTATION DE LA DISPARITION COMMENT L ARTISTE ABORDE T-IL LA DISPARITION? Les différentes manières de traiter cette notion Corps et matière : La disparition INTRODUCTION...6-7 Comment les artistes conçoivent ils la disparition? Quel est leur rapport avec la matière? Comment la mettent ils en jeu dans l espace? Comment s impliquer personnellement tout en évoquant des termes d absence ou de disparition? I LA DISPARITION DE LA MATIERE 1/ Par la matière transparente...8-12 2/ Effacement de la matière dans un lieu...13-16 3/ Par l oeuvre éphémère...16-19 II LA DISPARITION SYNONYME DE MEMOIRE 1/ Besoin de traiter un événement historique impliquant la mémoire collective...20-22 2/ Témoin d un moment (personnel) passé...22-26 3/ La disparition suggérée par l empreinte, la trace...27-31 III LA MISE EN SCENE DE SON PROPRE CORPS 1/ La disparition visuelle du corps...32-35 2/ La performance seulement évoquée...35-38 3/ Le corps comme matière / Le corps en action...39-43 IV S AFFRANCHIR DE L OBJET D ART 1/ La disparition progressive de l objet d art...44-47 2/ Les œuvres participatives...47-49 3/ Placer le spectateur face à l inattendu...50-52 CONCLUSION...54-55 5

INTRODUCTION Depuis l antiquité, les arts de la représentation sont intimement liés à la notion de disparition. Cette notion, aussi vaste soit elle, peut être traitée de multiples façons, tant elle est riche de possibilités suivant les artistes et à travers les années. De Giorgio de Chirico à Georges Perec, en passant par Guillaume Leblon et Chris Burden, tous ont leur approche singulière de la disparition. Il est vrai qu il serait compliqué d évoquer la disparition sans la notion d apparition. En effet, ils sont indissociables l un de l autre, puisque l un suppose l autre. Il y a forcément une présence dans l absence, aussi infime soit elle mais qu on ne peut réfuter. Comment aborder la disparition sans la notion bien spécifique qui l a renvoit et qui est le moteur principal, le sujet de celle-ci. Il faut forcément la présence de quelque chose pour que la disparition puisse avoir lieu. J ai donc choisi de m intéresser plus particulièrement à la disparition,en sachant qu elle peut supposer la présence de quelque chose qui n est plus. L enjeu est de comprendre comment les artistes sont parvenus à suggérer, matérialiser ou donner à voir la disparition et surtout comment l abordent-ils. Nous verrons que la disparition est traitée de façon très large et singulière, suivant les médiums employés, l approche personnelle de l artiste et les courants artistiques dans lesquels ils s inscrivent. Pour répondre aux mieux à mes questionnements, je ferais référence à des artistes qui me semblent les plus caractéristiques, ainsi que plus largement, à des faits marquants, relatifs à l histoire, qui concordent avec ma problématique. Je ne souhaite pas me cloisonner dans le milieu artistique pur et simple, mais plutôt élargir au mieux mes références, afin d offrir des approches diverses et variées, étroitement liées avec mon sujet. Dans mon travail, je m interroge sur ce qui apparait/disparait. Après une période de réflexion sur la matière organique et changeante, qui évolue, se transforme dans le temps, je me suis peu à peu intéressée à des notions opposées telles que : le visible et l invisible, le plein et le vide, le fragile et le solide, et à me demander comment ces termes, en parfaite contradiction, pourraient sublimer l absence et la disparition. Ainsi, j ai commencé à travailler sur la mise en relation du fragile et de l infaillible, du transparent et de l opacité, du durable et de l éphémère. La plupart du temps, mes travaux sont des formes simples et épurées. Je suis fascinée par la façon dont la matière interagit avec l espace, la lumière, et le spectateur. L idée c est de penser le matériau et l espace, jouer sur la couleur, la texture, l odeur, le son, et même l implication de soi, pour évoluer dans un espace, au delà de la perception et de la beauté, mais qui touche au plus profond par sa sensibilité. Mon but est de repousser les limites de la matière, en travaillant avec des substances toujours plus fragiles, impalpables, évanescentes mais, qui ont une présence visuelle tout à fait particulière. De 7

plus, une prise de conscience personnelle me pousse désormais à voir l art comme une expérience et à penser mon corps comme matière, comme une possibilité d appréhender l art de façon plus singulière et interne. Car mon corps est lui aussi voué à la disparition. C est la raison pour laquelle j ai utilisé la performance comme besoin naturel et logique, de ressentir les choses, en me contraignant physiquement et en repoussant les limites d un corps/objet. Nous allons donc voir les différentes manières de traiter la disparition, avec, dans un premier temps, son rapport à la matière, puis nous aborderons la disparition comme une connotation commémorative, besoin de traiter d un événement du passé, ensuite nous verrons comment la mise en scène du corps de l artiste peut elle évoquer la disparition, et enfin,de façon plus théorique, la disparition progressive de l objet d art qui place le spectateur face à l inattendu. 8

LA DISPARITION DE LA MATIERE La notion de transparence a toujours été fascinante à travers les siècles. Elle nous place dans un espace sensible, dématérialisé et «presque» vide qui permet de voir devant ce qui est derrière, dehors ce qui est dedans, en d autre termes, elle nous permet de voir ce qu on ne pourrait pas voir. Travailler avec la matière transparente c est explorer le rapport à l espace, ce qui est caché, ce qui est interdit. C est une façon de porter, par exemple un objet artistique, au seuil du visible. La plupart des auteurs, philosophes ou artistes considèrent «que la transparence est constitutive du visible dans un horizon d invisible». Il est, tout d abord, nécessaire de préciser la signification première de ce terme, qui est la propriété qu a un corps, un milieu de laisser passer les rayons lumineux, de laisser voir ce qui se trouve derrière. Il est vrai que la transparence est surtout très employée en architecture par l utilisation du verre. Le verre est une matière malléable et exploitable dans le sens où, l on peut modeler et pousser cette matière à l extrême par exemple par le souffle, avant qu elle ne durcisse complètement. Il a de plus, une esthétique particulièrement forte, dans son rapport à la lumière et à l espace. C est par cette matière que j en viens à m interroger sur les domaines du perceptible et de l invisible. La transparence est elle présence ou absence? Pour ma part, elle permet l association de ces deux termes. Elle nous sépare du monde extérieur sans pour autant nous isoler complètement. Elle a la vertu de nous séparer du bruit, du froid, des odeurs, et la lumière naturelle qui pénètre dans la pièce nous laisse le plaisir de la contemplation de l espace intérieur et extérieur. Cette matière est et à toujours été source de fascination par sa puissance visuelle, sa fragilité et la perception qu elle nous permet d avoir à travers elle. L architecte qui l utilise peut jouer sur les formes, l épaisseur, la texture et laisser place à sa créativité. J ai choisi un projet architectural de Ross Lovegrove qui me semble représentatif de la disparition, élaboré en 2007, et qui a vu le jour en 2010. Inspiré par l oeuvre Cloud Gate de Anish Kapoor. Ce projet nommé The Alpine capsule est plus qu une oeuvre d art puisqu elle est en réalité un abri, chauffé et transparent pour des personnes susceptibles d y passer la nuit. Cet habitat est créé de forme ronde, réfléchissante et de l intérieur entièrement transparente pour être en parfaite symbiose avec le monde extérieur. Pour cet artiste, très attaché à des formes naturelles qui «touchent l âme», c est une façon d être en communion avec la nature et de passer une nuit à la belle étoile. Sa surface miroitante est totalement transparente lorsque l on se trouve à l intérieur de cette capsule. La surface de la capsule ne s impose pas dans ce milieu naturel, elle s efface, disparaît. L idée ici est de créer un cocon, ouvert sur l extérieur qui offre une perception totale de l espace environnant, en nous soustrayant au froid, aux bruits ou à tout ce qui pourrait venir troubler notre plénitude. Il nous place face à la nature, en nous offrant le confort et la protection d un espace clos. 9

Si la transparence et plus précisément ici, le verre a su s imposer dans le milieu architectural, captivant par sa capacité de dématérialisation, d effacement dans l espace, qu en est il vraiment dans le milieu artistique à proprement parlé? La transparence à toujours fasciné les artistes, que ce soit par sa complexité de représentation, dans le milieu pictural dès le XVII ème siécle, que par sa mise en espace dans l art contemporain et les possibilités qu elle nous offre. L artiste Marcel Duchamp, lors d une interview en 1967, déclare choisir des objets qui n ont aucun intérêt visuellement et qu à partir du moment où on est face à un état d indifférence envers un objet, il devient un ready-made. L idée c est de se débarrasser de l idée du beau et du laid. Autrement dit, il ne faut pas rester dans un état de contemplation passive et sacralisée d un objet, il faut en être indifférent. Il est, pour moi, un artiste qui aborde bien la notion de disparition visuelle. On la retrouve dans plusieurs de ses œuvres. Dans Air de Paris,1919, Marcel Duchamp, dont la transparence est le moteur dans la plupart de ses travaux, présente une ampoule pharmaceutique vidée et ressoudée. Comme son titre l indique, l ampoule est censée contenir l air de Paris. Lors d une interview, en Juillet 1960, l artiste raconte à la radio-télévision canadienne, le processus mis en place, aussi simple soit-il pour récupérer cet air si «précieux» : «J avais fait remplir une ampoule, d air de Paris, c est-à-dire j avais simplement fait ouvrir une ampoule et laissé l air entrer tout seul et fermé l ampoule et rapporté à New York comme cadeau d amitié». Ici, l absence est synonyme de vide, mis en évidence par la composition. C est pour lui, une manière d exploiter l air comme matériau plastique, aussi immatériel et évanescent soit-il. Il traite, ainsi, de la représentation de l invisible, de l absence tout en jouant sur la limite entre la réalité et le «rien». Ici, la transparence de l ampoule nous permet de constater l intérieur de celle-ci, censée contenir l imperceptible et vitale air en question. Elle est le contenant transparent d un contenu absent, invisible. Ainsi, cet air prélevé à Paris, quitte l Europe, traverse les frontières pour atteindre les Etats Unis. Utiliser la transparence, c est forcer le spectateur à ne plus percevoir la masse formelle qu il est habitué de côtoyer mais à se confronter à un milieu différent qui place l oeuvre entre le visible et l invisible et montrer l espace comme presque vide, presque rempli. Dans Levitas, 1998, de Javier Perez, le visiteur est confronté à des traces de la présence humaine, comme la matérialisation, l empreinte d une suite de pas, laissée par un individu absent (qui pourrait s apparenter à une fuite vers un ailleurs), et placés dans un espace presque vide. Cette oeuvre est constituée de boules en verre ou des pieds sont imprimés, comme le témoin d un élan dont il ne reste plus que l origine. Mouvement mécanique et répétitif du corps humain, la marche est comme encrée dans ses boules de verre, solidifiée par la matière. Lors d un entretien, il déclare être très attaché aux matières fragiles, légères ou même éphémères, qui ont une vie, un cycle de vie et ne sont pas éternelles «j ai très peur du statisme, de créer une oeuvre qui va être là pour toujours, 10

qui va me survivre, et survivre pendant des générations. Tout est temporel, pourquoi mon oeuvre ne doit-elle pas l être aussi...» C est un artiste qui évolue dans un univers particulièrement sensible, très proche de la matière qu est le verre, matière vraiment éprouvante à travailler. Elle demande, en effet, une grande force dans les bras, car le verre, une fois chauffé dans un four, doit être étiré à l extrême avant de durcir complètement. Il est, pour moi, en parfaite cohésion avec cette substance. Je le ressens dans un petit film muet, témoin d une séance de travail au CIRVA en 2007. Lors d un stage, en 2010, dans une des dernières verreries de France, (qui m a amené par la suite, à travailler en collaboration avec un souffleur de verre durant une année), j ai pu constater à quel point cette matière est fascinante, déformable, étirable et je retrouve les mêmes gestes précis, les mêmes techniques dans ce film de 2007, mettant en scène l artiste lui même en train de façonner cette substance transparente. Contrairement à Marcel Duchamp, il est vraiment attiré par cette matière, il l a choisie et en exploite les capacités techniques. Il me paraissait judicieux de faire allusion à des artistes tels que Marcel Duchamp ou Javier Perez, car ils ont une approche différente de la disparition et, pour moi il est important de montrer la diversité des interprétations possibles de cette notion. De plus je me sens particulièrement proche de ces artistes, d une façon différente l un de l autre, par leurs préoccupations, leurs questionnements et leur façon de concevoir la matière transparente, qui mène le regard à concevoir et traduire différemment l espace. De ce fait, elle autorise une vision polyvalente permettant de dépasser l idée de volume ou d écran opaque. 11

Marcel Duchamp, Air de Paris, 1919-1964 Musée national d art moderne, Paris CC, Sans titre, 2011 dimension variable 12 Javier Perez, Levitas, 1998 dimensions variables

CC, Objets du quotidien, 2011 CC, Sans titre, 2012 13

La disparition par la matière transparente n est pas la seule possibilité d approche de cette notion. J ai choisi d aborder l absence, par la sculpture, qui se fond dans le lieu dans lequel elle s inscrit. La sculpture se détache légèrement du fond par la lumière qui accentue les ombres, ou par le déplacement dans l espace qui permet de distinguer les formes du fond. Pour cela, je travaillerai à partir de deux artistes (dont un, plus particulièrement) qui utilisent cette façon de procéder, tels que Mélanie Blaison et Chen Zhen. Pour moi, ces deux artistes partagent une attention particulière au matériau, entre sculpture et matière, présence et absence. Mélanie Blaison est une jeune artiste, qui réalise des moulages en plâtre de mobilier ou d objets trouvés, inanimés, figés, fragiles et si réels. Ces objets sont figés, s estompent, ont une force visuelle tout à fait particulière. Ces moulages n ont presque pas d identité, s apparentent à des traces. Le blanc du plâtre se confond avec le mur et aborde sensiblement le thème de la disparition. Elle choisit de pousser ses moulages dans les coins de l espace comme une reconstitution d un lieu à partir de formes fantômes. On observe chez Mélanie Blaison une forte relation entre le geste et l espace. Elle travaille sur des thèmes tels que l effacement, la confrontation à l espace, l empreinte, un ensemble qui conduit à la construction d un espace sensible. Quant à Chen Zhen, c est un artiste qui, par ses installations, propose une expérience sensible dans un espace donné. Pour lui, les éléments de rebuts qu il choisit deviennent objets du possible, il s agit de créer pour ceux-ci, un nouveau destin pour que leur histoire ne soit pas terminée. Selon lui, ce sont des objets qui méritent une nouvelle existence, il les valorise, les rend sacrés et tente de leur rendre une âme. Il choisit souvent des éléments chargés d une histoire invisible et silencieuse. C est un artiste très attaché à la culture chinoise, dont la disparition est un thème récurrent dans son travail. Il est nécessaire de souligner que son temps lui est compté, son corps lui a donné une échéance.atteint d une maladie rare et incurable, il inscrit toutes ces idées et projets de façon très détaillée dans un journal. Pour lui, ce ne sont pas les idées qui lui manquent, mais le temps. Ces installations lui permettent de jongler avec des registres culturels différents. Il déclare que : «quand notre corps devient source expérimentale, le processus de vie se transforme en art». C est une citation qui touche, particulièrement, si on se sent proche de cette conception de l art. Il joue beaucoup sur l ambiguïté, à partir d un objet, d un sujet, il aime raconter autre chose. Il pense que, dans la vie, il y a toujours des choses qui disparaissent, par usure, par cassure... et qu il ne sert à rien de vouloir aller contre, il faut accepter les choses comme elles sont. Ces installations permettent des formes d hybridations et de juxtaposition des signes culturels distincts. 14

L oeuvre Purification Room, 1991, de Chen Zhen, regroupe des objets fonctionnels du quotidien, recouverts d une boue argileuse qui leur donne une nouvelle apparence, désormais esthétique et place le visiteur dans une dimension spatiale inhabituelle. C est une installation éphémère, vouée à une désintégration partielle par le choix d une matière organique, la boue. La perception de l espace est brouillée. On observe une perte quasi totale de repères fondamentaux : réévaluation des distances, perspective modifiée... Les objets recouverts de boues sont anonymes, il n y a plus de traces de leur utilisation passée, de leur usure, ils s effacent et réapparaissent suivant notre placement spatial. Il y a une certaine puissance dans cette installation, tant l association de ces objets est sensible et poétique. C est un regroupement d objets de rebuts, mis en scène dans l espace, qui ont tous une histoire passée et qui ont été sublimés, remis en valeur et associés les uns aux autres, par une matière organique identique sur chacun d eux. Les objets gardent leur identité, mais fonctionnent désormais dans un ensemble et disparaissent dans l espace. Ce n est qu en parcourant l espace que notre perception change et que l on distingue des formes se détachant du fond. Dans une correspondance échangée par e-mail avec Nehama Guralnik, en janvier 1997, Chen Zhen affirme que, pour lui, le lieu n est pas seulement un espace visible et mesurable, «c est aussi un environnement chaotique, un «champ» dans lequel tout se fond et s interpénètre». Par ses installations, il cherche à absorber l énergie du lieu. Dans Purification room, l absence de représentation humaine est matérialisée par des objets du quotidien utilisés par l homme. Cette accumulation d objets suggère la présence de l esprit humain. D une certaine façon, l absence de représentation humaine induit une participation plus active et plus directe du public. Il est très attiré par les «vies» des objets et leurs histoires, plutôt que par leur aspect matériel. Ainsi, son installation s apparenterait presque à une créature vivante. Cette installation de Chen Zhen peut rappeler l histoire du régiment d infanterie Allemand, disparu pendant la première guerre mondiale dans le sud de l Alsace et, dont on a retrouvé la trace en 2011. Le 18 Mars 1918, trente - quatre soldats meurent dans les tranchées, ensevelis sous les décombres avec leurs affaires personnelles. On retrouve, cent ans plus tard, tous leurs biens et objets personnels, restés intact pendant toutes ces années. Si les dépouilles des soldats ont souffert, la terre glaise et l absence de lumière ont protégé leurs objets du quotidien, comme figés dans le temps, apportant de précieux indices et des preuves poignantes de leur vie de soldat dans les tranchées. Ces objets ont une histoire, ils suggèrent la présence humaine. Ils matérialisent la disparition humaine car ils sont la seule preuve d une vie passée, ils sont la trace d une histoire. La terre glaise qui les a recouvert à conduit à leur protection, leur conservation et a empêché leur dégradation naturelle. La terre a arrêté leur histoire, leur a donné la mort. Les retrouver c est une façon de leur redonner la «vie», de leur rendre une importance et une fonction initiale, puisqu ils sont la preuve, les indices qui permettent de reconstituer l histoire. 15

Chen Zhen, Purification Room, 1991 260x600x530 cm Objets trouvés appartenant au régiment d infanterie Allemand disparu le 18 Mars 1918 16

On notera ainsi la découverte de plusieurs bouteilles d alcool, bière ou vin, dont certaines contenaient encore du liquide. Les fouilles ont mis à jour des cigarettes, mais surtout des pipes, d objets servant à cuisiner, ou à la toilette, des clés, des morceaux de journaux (encore lisibles pour certains), un flacon d eau de Cologne et des montres. Lors d un documentaire consacré à cet événement, il a été reporté que certaines découvertes démontrent aussi que les hommes étaient très superstitieux : «sur l un des corps, on a retrouvé un chapelet avec une balle de fusil française tirée». «Il s agissait probablement d un porte-bonheur. Peut-être cet homme avait-il été touché par cette balle, ou alors elle l avait frôlé». Ce témoignage est intéressant, la balle de fusil ennemie, qui était destinée à causer la mort de cet homme, serait devenue son porte bonheur. Cette ambiguïté particulièrement poétique rappelle beaucoup les idées de Chen Zhen qui aime jouer sur les confusions. Il attache une importance forte aux objets du quotidien qui, pour lui, sont «vivants», ont une histoire et racontent quelque chose. Ses objets suggèrent la présence humaine mais montrent aussi la disparition. De plus le recouvrement de ses objets de boue argileuse, les soustrait au vieillissement, les associe les uns aux autres et leurs donnent une nouvelle apparence désormais esthétique. C est la raison pour laquelle un lien est possible entre cette histoire et l installation Purification Room de Chen Zhen. Nous venons de parler de deux manières d évoquer la disparition de la matière : par la transparence et par l effacement. Il reste, à mon avis un autre type d approche de ce terme, qu il me semble essentiel d aborder à présent : la disparition par l oeuvre éphémère. J ai choisi de m intéresser au Land Art. Pour cela, je ferai référence à deux artistes qui ont un traitement différent de la notion de disparition. Je parlerai aussi d une des croyances bouddhiste, a laquelle les artistes que je cite en référence sont très attachés. Pour commencer, je tiens à aborder le travail d Andy Goldsworthy. Même s il est très connu et réputé dans le milieu artistique, j ai souhaité lui consacrer une partie de mon mémoire.cet artiste m a particulièrement influencé dans mes premières années d études en école d arts et m a permis de m ouvrir un peu plus à l univers sensible et fragile des œuvres éphémères. J ai choisi, chez cet artiste, de ne pas me focaliser sur une oeuvre en particulier. Bien que je sois très sensible à ses spirales de glace, qui sont pour moi, la fragilité, l instabilité et la disparition par excellence, je pense que ces œuvres ont la caractéristique d être toutes des œuvres d art éphémères. Andy Goldsworthy travaille dans des lieux naturels, isolés, avec la matière qu il récupère sur place, selon le lieu et la saison dans laquelle il se trouve. Il travaille avec le soleil, la pluie, ou la mer, il met à profit ce que lui offrent les saisons pour exprimer les variations de son art. Il assemble, creuse, construit, installe les éléments organique avec une extrême minutie et patience. Ses œuvres sont simples et sobres et ne survivent parfois que quelques jours, ou quelques heures victimes de la marée, de la chaleur ou du vent qui effacent à jamais son travail. 17

Ce qui l intéresse, ce n est pas le coté pérenne des choses, c est l expérience de la nature, la parfaite symbiose. Il se place au plus proche du lieu dans lequel il se trouve, en totale harmonie, travaille avec un profond respect des choses. Il ne détruit rien, mais se sert de branches mortes, feuilles ou galets à même le sol. Lorsqu il aboutit un projet, il immortalise son travail par la photo avant de partir, laissant la nature reprendre ses droits sans chercher à aller contre et à la restaurer. Il ne s attache pas à ses travaux, ce n est pas le matériaux qui l intéresse, c est l expérience, la façon dont la matière organique va interagir avec l espace et sublimer le lieu. Cet artiste ne reproduit pas seulement la nature, mais l utilise. La nature devient sa palette, mais aussi, son atelier, dont le temps est le moteur principal. Chez cet artiste, on est face à deux cas de disparition. Il y a d abord le choix de travailler la matière organique, voué à la destruction de l oeuvre (à plus ou moins long terme), mais surtout, la décision d abandonner l œuvre sans jamais opérer de restauration, en sachant qu elle disparaitra. Le second artiste auquel je me réfère est Richard Long. Il arpente le monde, fréquente des lieux souvent inaccessibles où personne ne va et où il ne retourne jamais. Il marche, laissant ainsi des traces de ses pas, de son trajet dans le paysage. En 1967, il réalise une œuvre faite en marchant : line made by walking. Il s agit d une ligne droite, tracée dans l herbe par piétinements de l artiste lui même. Son intervention est simple, minimale et éphémère. Cette ligne est elle aussi amenée à disparaître, par le vents, les intempéries... On observe aussi, chez Richard Long un profond respect pour la nature. Une fois son œuvre achevée, il prend une photo, et replace tous les éléments comme il les avait trouvé en arrivant. Il s efface face à l espace naturel. Il s agit d une expérience singulière et intime entre lui et la nature. Ce qui l intéresse, c est l expérience, l effort physique que lui procure son travail. Il veut ressentir les choses au plus profond. Le public, n est pas amené à se rendre sur les lieux, car, une fois le travail terminé, tout est replacé et tout disparaît, comme s il n y avait jamais eu de passage de l artiste. Cette rencontre entre l homme et le monde n est plus. On a à faire à la fois à des œuvres matérielles et immatérielles. La ligne au sol, réalisée par la marche de Richard Long, réunit la dimension immatérielle de l expérience avec la réalisation de la trace, présente dans l oeuvre d art. La photographie prise, est la trace de la marche,dont l expérience de la marche est absente de l image qu on donne à voir au public. Cette photographie démontre que le déplacement est signifié par une absence qui renvoit à une présence passée réelle. Elle garantit que ce qui est représenté à vraiment eu lieu. Référence au «ça a été» de la Chambre claire de Roland Barthes «Une photo procure une certitude qu aucun écrit ne peut donner. Elle ne se distingue pas de son référent elle y adhère. Elle ratifie ce qu elle représente, elle s authentifie elle-même, ce que le langage ne peut pas faire. Par nature, le langage est fictionnel, tandis que la photographie ne ment jamais. Elle nous assure de la réalité, mais une réalité qui n est qu un point singulier du passé 18

C est un certificat de présence. Ce que la photographie reproduit à linfini, n a eu lieu qu une fois» Ici aussi, on se retrouve face à une double disparition. La disparition de la ligne amenée a s effacer progressivement par les intempéries, et la disparition du geste de l artiste, dont la marche, processus créatif n est pas représentée sur la photographie, seule trace pérenne de l oeuvre. Richard Long s efface avec une grande attitude d humilité dans l espace naturel. Ces deux artistes sont étroitement liés à la croyance du bouddhisme zen. Elle est portée sur la critique de l attachement aux choses, qui sont toutes vouées a disparaître mais aussi, la critique du contrôle de l homme sur la nature et de toute forme de rationalité (mettre en suspend la raison). Tout est constamment changeant, tout est flux, rien n est figé une fois pour toutes. Du fait de l impermanence des choses, rien ne peut nous satisfaire de manière ultime et définitive. Selon la philosophie bouddhiste, l être humain n est donc pas une chose en soi, une entité indestructible, mais la composition impermanente des cinq ensembles que sont la forme, les sensations, les perceptions, les formations mentales et la conscience. L enjeu bouddhiste est de montrer la source de la souffrance qu est l attachement et cherche une remise en cause de la question du «moi» autrement dit, de l individu. La pratique du non attachement implique que, tout passe, tout disparaît, il ne faut pas s attacher aux choses qui sont changeantes. C est une forme de méditation qui a pour objet la nature. L accent, dans la croyance Boubbhiste zen, est porté sur le quotidien, sur la conscience de ce que l on fait. On peut faire l expérience de l éveil en faisant des choses ordinaires. Tout geste peut être un tremplin vers l éveil si on est en totale concentration. L éveil est en rapport avec la sagesse et la prise de conscience de sa propre nature. Cette forme de bouddhisme insiste beaucoup sur la méditation. Les bouddhistes zen pensent que notre corps est une maison dont l esprit et le locataire: à notre mort, l esprit quitte le corps et s en va loger ailleurs. Corps et esprit sont habituellement distingués: ce sont deux entités qui, réunies composent ce que l on peut appeler «l être». Il ne faut pas s attacher aux choses qui nous entourent, mais être en parfaite harmonie, et dans un profond respect vis à vis de ce que la nature nous offre et nous prête. Les boudhistes Zen conseillent aux personnes de se concentrer sur la méditation, qui les conduira finalement à la conscience immédiate des processus : à la fois celle du monde, ainsi que de leur propre esprit. La méditation est un moyen de développement mental. Il s agit en particulier de former l esprit, l entité la plus importante de l homme. L esprit est le précurseur et la source de toutes les actions physiques, verbales et mentales, il doit alors être correctement cultivé et développé. La diversité d expression de cette pratique a permis de répondre aux mal-être et grandes douleurs des gens de tous les pays et de tous les temps, qui ont eu recours à ce modèle de vie et aux paroles du Bouddha pour alléger leurs souffrances. 19

CC, Sans titre,2011 Andy Goldworthy, Ice star, 1987 Richard Long, Line made by walking, 1967 20

LA DISPARITION SYNONYME DE MEMOIRE La disparition synonyme de mémoire nous amène à voir à présent comment aborder des thèmes graves et historiques, avec un artiste tel que Christian Boltanski. Cet artiste fait partie de ceux qui m ont été influent pendant mes premières années d études en école d art et ont conduit à mes travaux d aujourd hui. Les artistes ont dû inventer des formes nouvelles pour transmettre la mémoire d évènements tragique de l histoire, tel que le génocide juif pendant la seconde guerre mondiale. Comment représenter ce qui n est pas représentable? Comment parler de quelque chose de grave, sans trahir les déportés revenus des camps? Face à l horreur et l impossible représentation, les artistes se trouvent déchirés et tentent de briser ce silence afin de témoigner, de transmettre la mémoire de ce qui a été perpétré. Par définition, la Shoah est un «anéantissement sans trace et sans tombe, crimes sans témoin, meurtres à l échelle industrielle sans cadavre».(le Cap: «L art et la Shoah»). C est souvent par le symbolisme que les artistes donneront à voir les notions de silence, d absence et de perte. Le spectateur verra alors ce que pourtant il ne voit pas. Si j ai choisi Christian Boltanski, c est parce qu il se concentre sur un thème historique, auquel je suis indirectement liée. Fascinée par tous les écrits de Christian Bernadac, qui rassemblent les témoignages des survivants des camps de concentration, Je pense que ces livres tels que les mannequins nus, les médecins maudits ou encore les jours sans fin ont eu, de près ou de loin, des répercutions sur ma vision de l art d aujourd hui. Mon grandpère maternel résistant, déporté en camp de concentration puis d extermination, a servi de cobaye humain, pendant plusieurs mois, avant de pouvoir s évader. Des traumatismes profonds, des injections médicales, des tests, qui l ont par la suite infecté et qui l ont finalement tué. Christian Boltanski questionne les traces et les traumatismes du passé. La disparition, l identité, la mémoire sont des thèmes récurrents chez cet artiste. Ses œuvres évoquent le souvenir des défunts, d histoires personnelles ou collectives. Dès la fin des années 80, il utilise les vêtements dans une oeuvre bouleversante : Réserve, Canada qui, par la suite, l amène à la réalisation d une série. Christian Boltanski investit le lieux de vêtements usagés, poussiéreux qui répandent une odeur de grenier. L artiste évolue dans un espace sensible en utilisant l odeur. Ce travail fait référence aux entrepôts dans lesquels les nazis amassaient les biens des personnes déportées. Ces vêtements suspendus dessinent des corps pourtant absents mais c est ce qui renforce, chez le spectateur, l idée de disparition. Chacune de ses installations nommées Réserve aborde, par l utilisation de vêtements, (suspendus, laissés au sol, empilés..) les thèmes de la disparition et du 21

souvenir. L usage du vêtement est donc, chez lui, directement lié à la mort, comme trace d une vie passée dont il fait le rapprochement avec la photographie. «La photographie de quelqu un, un vêtement ou un corps mort sont presque équivalents : il y avait quelqu un, il y a eu quelqu un, mais maintenant c est parti». La lumière fait partie intégrante de l œuvre. La chaleur des éclairages, théatralisation qui amplifie l odeur de grenier et de poussière. La pièce est confinée, les vêtements accumulés recouvrent la totalité des murs. Des éléments dotés d un pouvoir émotionnel fort, comme des reliques, des traces de l absence, dans une atmosphère plutôt étouffante. Cette œuvre interpelle la mémoire collective et invite à une méditation sur le corps et sa vulnérabilité. On se retrouve face à un sentiment tragique d absence et de silence où l accumulation des vêtements anonymes, comme des empreintes fantomatiques, renvoie aux corps disparus. Christian Boltanski évoque la Shoah avec beaucoup de pudeur, il ne montre pas de corps morts ou maltraités ni les camps de concentration. La force de son travail est la suggestion. Lors d un entretien avec Gina Kehayoff et Alain Dreyfus, en 2010, dans le cadre de son exposition Monumenta au grand palais, il déclare «je parle par des signes, je pose des questions, mais ces questions ne sont pas dites, elles sont ressenties. Faire ressentir la réalité»... «Aujourd hui il est impossible de porter un signe de deuil même si on a perdu ses parents, c est à dire, on ne meurt plus. On vous débranche un jour... Il y a un tel refus de la vieillesse et de la mort que la mort devient une chose complètement honteuse». Je trouve cette citation de Christian Boltanski très pertinente et réaliste sur la vision de la mort d aujourd hui. Dans son interview, on ressent une vraie fascination pour la mort «Lorsque je vois une personne à la télévision, je me demande toujours comment elle morte. Est ce qu elle est morte dans son lit? Est ce qu elle était à l hôpital? Une chose qui est troublante dans les films c est qu ils ont tendance à garder la vie. Et naturellement dès qu on regarde la vie, on pense à la mort». Depuis ses premiers travaux, on comprend son obsession du passage du temps, de la vieillesse, de la certitude de la disparition et de la vulnérabilité des corps. Je me sens proche de cet artiste pour les tonalités émotionnelles qu il cherche à susciter, pour sa façon de représenter les choses, de parler de choses graves, d évoquer la disparition par des symboliques, mais aussi dans son rapport au corps (enveloppe vulnérable) et à la mort. Pendant un entretien avec Laure Adler, il souligne ses peurs, peur de la mort, de la vie, et déclare que ce qui lui fait le plus peur, c est lui. «J ai toujours peur de toute catastrophe constamment. Je sais que tout est extrêmement dangereux. Chaque coup de fil peut apporter le malheur, chaque lettre peut être une catastrophe. Sortir dans la rue est très dangereux, c est vrai la vie est extrêmement dangereuse, d ailleurs elle se finit toujours mal». «La vie est constamment liée à l idée des gens qu on aime, des choses qu on aime, d être perdu soit même. Souvent, je suis tranquille en avion, parce qu en avion, on ne peut pas vous annoncer de mauvaises nouvelles. Pendant deux, trois, six heures, personne ne peut vous annoncer de mauvaises nouvelles. J ai 22

appris très jeune que les choses apparemment sûres, ne l étaient pas, et que celui qu on pense être un ami, peut vous tuer». La peur contraint physiquement et moralement. C est ce qui me pousse à voir l art comme une expérience et à percevoir mon corps comme matière, comme une possibilité d appréhender l art de façon plus personnelle et interne. Je m attache beaucoup aux souvenirs d expériences sensibles dans l ensemble de mes travaux. Je pense qu un travail doit être vécu, ressentit comme une nouvelle expérience et comme l accomplissement de quelque chose de nouveau. Marquée, non pas par la mort elle même, mais par le son du lit refroidissant. Il a été pour moi le plus mémorable, perturbateur, et déclencheur de la fatalité. Seule présence sonore dans une salle de famille endeuillée, sa mise en route alternative nous confronte directement à la mort et à l obligation d acceptation. Ce son constant qui se met en route quelques secondes et s arrête, pour se remettre en route à nouveau a été pour moi le plus marquant. C est ce lit refroidissant, dont dépend le corps à présent, afin de rester encore quelques temps intact avant son étape de putréfaction. C est ce son, qui m a obsédé pendant plusieurs mois. Je le retrouve dans celui du ventilateur. On est face à un corps «objet», sans souffle, immobile, prisonnier du temps et surtout qui durcit. Par cette solidification du corps, on peut parler de métamorphose et d un corps devenu à jamais, «inutilisable» La disparition peut donc être vue comme un besoin de transmettre la mémoire collective. Nous allons aborder à présent, la disparition comme le témoin d un moment ou d une vie personnelle passée. Les œuvres de certains artistes sont vus comme des procédés autobiographiques. De façon implicite ou explicite lorsqu ils parlent de leur travail, ils choisissent ou non de faire référence à leur passé. Certains le revendiquent, d autres n en sont pas conscient, mais notre histoire personnelle vécue, construit notre présent et notre futur. L enfance, le passé, c est l essence de notre vie. Beaucoup d artistes ont eu des enfances difficiles, des expériences douloureuses qui les ont marqués, touchés et qui ressortent dans leurs travaux. Il semblerait que notre enfance soit fondatrice de notre futur, parce que c est pendant cette période que nous allons nous construire, nous nourrir de choses que nous voyons et auxquelles nous sommes confrontés. L art est aussi une façon d extérioriser les souffrances enfouies et indicibles. Parfois ces souffrances se ressentent dans les travaux, d une façon inconsciente. Pour parler d un travail, il est nécessaire de prendre beaucoup de recul et une certaine distance entre ce que l artiste veux exprimer et la signification de l oeuvre. Il est possible de vraiment découvrir un artiste, à travers son travail artistique. C est dans certains cas la réponse muette des souffrances passées. L art peut parfois s avérer thérapeutique. Les travaux artistiques peuvent dégager quelque chose d intime et de personnel. De même, le corps peut se paralyser devant une situation grave, mettant en jeu la vie de 23

CC, Sans titre, 2010 CC, Radiographies, 2010 24

quelqu un. La raison ordonne au corps de réagir, mais lui, reste figé. Cette incapacité du corps à agir peut susciter une grande culpabilité de n avoir pu aider la personne, alors que cette paralysie était involontaire. Ce sentiment inavouable peut se transformer à long terme, en réel stress permanent dans la vie quotidienne et prendre de l ampleur sans en être réellement conscient. Cet exemple explique que des moments marquants passés, peuvent influencer ou conditionner une vie. Pouvoir vivre avec, sans pour autant l accepter mais qui reste gravé dans la mémoire. Pour certains artistes, les douleurs passées sont le moteur principal de leur travail. Leurs œuvres deviennent leur autoportrait et il leur serait inconcevable de n évoquer leur passé puisqu elles font partie intégrante de leur travail. C est ce qui les anime. J ai choisi une citation de Louise Bourgeois pour illustrer mes propos : «La sculpture est le corps, mon corps est ma sculpture». Artiste du XX ème siècle, Louise Bourgeois travaille sur l ambiguïté des matériaux, des formes et du sens et, traite plus spécifiquement de la métamorphose. En 1949, elle se concentre sur la sculpture. Elle tend alors à exprimer «le drame d être un au milieu du monde». Elle n arrive à parler de son travail, seulement si elle se confronte à lui en faisant le tour de ses pièces. Comme si elle était habitée par une force intérieure au moment de la conception de son oeuvre et qu elle disparaissait une fois la pièce achevée. Ce n est qu une fois en contact avec elle que les idées reprendraient tous leur sens. Elle laisse place au hasard dans son travail, c est à dire qu elle ne cherche pas à tout contrôler, considérant que l objet devient ce qu il est et ce qu il doit être. Elle matérialise ses peurs du passé par le corps, et s approprie la sculpture en la qualifiant d autoportrait: «elle est peut être un autoportrait-un parmi tant d autres» (référence à son écrit, à propos de son oeuvre Janus Fleuri). J ai choisi d apporter une réflexion sur Louise Bourgeois, car c est une personne qui a influencé de nombreux artistes par son langage personnel et autobiographique. Elle se base sur la mémoire, l émotion, les souvenirs d enfance, par l utilisation de tous les matériaux et de toutes les formes. L art et la vie sont pour elle, indissociables. Le thème de la femmemaison est omniprésent chez Louise Bourgeois. Au delà d une revendication sur la place de la femme au foyer, la maison est le contenant de tous les souvenirs et plus précisément les souvenirs d enfance. Ce qu il faut souligner chez Louise Bourgeois, c est la forte présence du père dans ses travaux, un père souvent représenté de façon péjorative et dont la mère est sublimée. Son enfance fut mouvementée, à cause d un père volage, qui trompait sa mère et c est ce qui à profondément marqué l artiste. Souvent hybridé, et mettant en scène le rapport homme/ femme, elle fait de son passé, le moteur principal de son travail, comme une envie d exorciser les souffrances et d exprimer quelque chose d enfoui, de personnel et d intime. Louise Bourgeois met en forme ses peurs, ses sentiments les plus anciens et refoulés, comme une 25

envie de guérison de ses douleurs passées. «L art est une garantie de santé mentale». Elle est obsédée par le temps qui passe, c est même devenu une problématique majeure de son travail, à savoir, comment représenter le temps? Tout est lié à l enfance et à la mémoire disparue. On ressent chez cette artiste une envie de raviver les souvenirs du passé, afin de les matérialiser, pour enfin les conjurer : «le présent «guillotine» le passé, car l art le rappelle sur la scène une dernière fois pour passer outre». Une nouvelle figure lui deviendra obsédante, celle d une immense araignée qu elle identifie à sa mère. Très proches l une de l autre, Louise Bourgeois voit sa mère comme une réelle alliée, mais qu elle perdra très jeune, à l age de 21 ans. Elle a donc vécu avec cette absence, qui l affecta énormément. Frida Kahlo peut aussi être un exemple d artiste qui utilise l art à des fins «thérapeutiques», ou plutôt qui transmet ses souffrances vécues et indicibles par la peinture. Frida Kahlo travaille beaucoup sur la vulnérabilité du corps, et plus spécialement celui de la femme. Ses blessures, Ses changements naturels sont des thèmes omniprésents liés à ses problématiques et à son vécu personnel. De manière plus précise, elle a utilisé son corps, son intimité et son expérience biologique, comme un site d expérimentation et d autoanalyse. Henry Ford Hospital (1932) traite de la fausse-couche, de ses répercussions physiques et psychologiques. C est une expérience corporelle et culturelle vécue par l artiste elle-même et par de nombreuses autres femmes. Le film Frida (2003), retrace la vie mouvementée de l artiste, et célèbre l art comme une force transcendante. Sa vie personnelle se reflétant dans ses œuvres, le film offre une véritable réflexion sur l art lui même. «Ils pensaient que j étais une surréaliste, mais je ne l étais pas. Je n ai jamais peint de rêves, j ai peint ma réalité.» Un autre exemple avec l écrivain Georges Perec, auteur du livre La disparition qui travaille seul, sans se préoccuper des modes et des courants. Il me paraît important de d aborder son oeuvre pour son originalité et sa sensibilité tout à fait singulière. La disparition, est un roman d aventures abracadabrantesques dont il explique dans une interview datant du 5 juin 1969, que son ambition était d écrire une «oeuvre de pure imagination». C est un écrit, tout à fait typique d un roman d aventures, dont il commence par introduire de nombreux personnages en «leur donnant la vie», puis les détruit les uns après les autres, tout en gardant un certain mystère. La disparition met en scène le personnage d Anton Voyl qui disparaît après avoir subit des nuits d insomnies. Ses amis partent alors à sa recherche, mais peu à peu, disparaissent à leur tour. La particularité de ce livre est qu il a été écrit sans la lettre «e», c est le point principal de l écriture. C est la notion de contrainte qui l intéresse ici. Une règle, qu il s impose, qui 26

sert de base évidente à un travail qu il fait sur l écriture et sur l imagination. «Si on décide de se priver, de faire disparaitre un élément dans cet alphabet, si on à vingt-cinq lettres au lieu de vingt-six, on va avoir une catastrophe qui va se produire, pour peu que la lettre qu on choisit soit relativement importante». La lettre «e» dont il décide de se priver est la lettre la plus importante de la langue française. L histoire qu il raconte est en fait l histoire de cette disparition. La disparition, évoque en fait la perte de ses parents mais surtout de sa mère, déportée et décédée à Drancy, dont on ne connait pas l endroit exact de la mort et qui est dépourvue de tombe. Il souligne le fait que les souvenirs s effaceront peu à peu de sa mémoire et le trahiront «le temps l emporte et ne m en laisse que des lambeaux informes». Frida Kahlo, Henri Ford Hospital, 1932 32.5 x 40.2 cm.collection Museo Dolores Olmedo Patiño, Mexico City 27

Considérons à présent, la disparition suggérée par l empreinte, la trace. Pour cela, il me semble important d évoquer deux artistes, ainsi que des événements historiques, qui traitent de cette notion. La trace évoque l absence et la disparition. Dans les Anthropométries de l époque bleue, de Yves Klein, 1960, on observe la disparition des corps en tant qu image, qui deviennent perceptibles sur la toile comme une trace réelle de l artiste à l oeuvre. Les empreintes du corps des modèles-pinceaux caractérisent une nouvelle acceptation du corps dans l art du XX ème siècle. Des femmes nues enduites de peinture bleue font contact avec le blanc de la toile. C est pour Yves Klein «la rencontre de l épiderme humain avec le grain de la toile.». Les corps humains deviennent des tampons, puis médiums et motifs, et soulignent par l absence de profondeur, la disparition du corps figuré. Il y a une sorte de frustration face à cette oeuvre, un besoin de voir la chair, cette chair totalement absente sur la toile. On se retrouve face à une surface plane qui suggère une performance corporelle disparue. Selon l artiste «Le tableau n est que le témoin, la plaque sensible qui a vu ce qui s est passé». Il ne reste après cette performance, que les empreintes des modèles sur le support. Ici, Yves Klein semble capter et immortaliser la performance par ces traces de corps, empreintes d un instant qui n est plus. Giuseppe Penone est un artiste qui a un rapport sensible à la nature et à la trace. Il implique son corps dans des sculptures qui articulent nature végétale et nature humaine. Dans Souffle, 1978,Il met en scène son corps dans la matière argileuse, dont il souhaite donner forme. Il impose l empreinte de son corps qui s arrête au niveau de la bouche. Le corps de l artiste, embrassant l argile, a laissé l empreinte de l instant de la prise. C est comme si le souffle, invisible et évanescent, prenait forme, se matérialisait. Je souhaite ensuite parler de son travail en rapport avec son corps et la nature. Penone inscrit son corps dans la nature pour en révéler les processus invisibles,et en exalter le cycle naturel. Le moteur principal de son travail est le temps : L arbre, dit Penone, est une matière fluide, qui peut être modelée. Le vecteur principal est le temps : l homme a une temporalité différente de celle d un arbre ; en principe, si on empoignait un arbre et qu on avait la constance de ne pas bouger durant des années, la pression continue exercée par la main modifierait l arbre. (Entretien avec Giuseppe Penone, par Catherine Grenier et Annalisa Rimmaudo, 2004). L artiste commence par prendre une photographie de sa main en train de saisir un tronc. Il va ensuite réaliser un moulage de sa main qu il place au même endroit, comme pour figer un instant éphémère. Après des années, l empreinte de sa main, fera partie intégrante de l arbre, comme une hybridation de l homme et de la nature. La main va altérer la croissance de l arbre seulement à l endroit ou elle a été placée, tout autour, le cycle vital continu normalement. Elle sera le témoin d une action passée, d une partie de corps, incrustée de façon pérenne, qui disparaît peu à peu dans la nature, tout en rendant un caractère étrange 28