Frédéric Beth Trois mauvaises nouvelles 2
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Le môle 2 3
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Je n ai jamais rien fait de mal. Enfin si, une ou deux fois, mais tu ne m en as jamais voulu. Je crois Je me souviens de notre première rencontre, sur ce môle tremblotant, fouetté par un méchant vent d automne qui faisait voltiger cette étrange mousse blanche. Tu tentais de prendre une photo des vagues grises et de l horizon en coinçant ton vieux boîtier reflex contre ton buste. Peine perdue, tu reculais sous l assaut des rafales comme un boxeur dans les cordes. Je souriais face à ce combat inégal. Moi j étais bien. À l abri sous le vieux phare, le dos coincé contre le métal rouillé. Te sentant observé, tu t es tourné vers moi et tes yeux gris bleu m ont transpercée de part en part. Depuis cet instant, on ne s est plus quitté. Je partage ta vie depuis six ans maintenant. J ai très chaud, l eau brûlante m entoure d une coque recouverte de milliers de petites pointes acérées. On s est bien vite installé dans ce minuscule 2 5
studio dont la fenêtre de la cuisine donnait sur l immense gare de triage. On riait bien le soir quand tu tentais de photographier les convois à l arrêt. Ton trépied était de travers et l appareil bougeait. Les trains étaient illuminés de l intérieur et projetaient une clarté irréelle dans la brume de fin de journée. Tu disais que ça ressemblait à une maquette géante. Après de nombreux essais et malgré ton matériel vétuste, tu as réussi cette photo. Elle est exposée dans notre hall qui est bien sombre aujourd hui. Plus personne ne la regarde. Grâce à tes caresses et ta douceur, j ai appris à devenir une femme, une maîtresse pour toi. Nous passions de longs moments côte à côte, nus et heureux d être ensemble dans ce lit si étroit. Un enfant. J y pensais de plus en plus. Je regardais des magazines, des émissions de télévision pour te faire comprendre mon désir. Tu ne comprenais pas. Ou tu ne voulais pas comprendre. Mon cœur résonne dans ma poitrine et dans mes oreilles. Ce bourdonnement lancinant me soulève l estomac. Je me souviens de cette discussion un matin d avril. Nous déjeunions pour la première fois de la saison à l extérieur, le vent était doux et les pétales des cerisiers japonais tombaient en une pluie lente sur notre modeste petite table en fer. Je t ai posé cette question que j avais sur le cœur, mon désir d être mère. Ton visage est resté impassible. Tes yeux 26
transparents ont scruté le ciel bleu et tu t es levé pour te resservir du café. Et éluder la question. Deux ans se sont écoulés ensuite où j ai enterré mon envie au plus profond de moi, encore et encore. Ton boulot de commercial te prenait de plus en plus de temps. Tu rentrais tard, renfrogné. Mais l amour était encore là. On partait loin, à la mer, sur ce môle qui ne tremblotait plus sous le dur soleil de l été. Tu me parlais de toi, de ce poste qui t était promis. Tu devais travailler dur pour l obtenir. J avais cette boule au fond du ventre, ce désir qui se réveillait tout doucement. Comme une graine qui germe et qui lance sa petite pousse verte à l assaut de la vie. On croisait de beaux couples sur la plage, poussant un landau, riant, babillant. Je te serrais le bras un peu plus fort et t observais. Mais tu scrutais l horizon encore et encore, me montrant du bout du doigt les goélands qui se moquaient de nous en passant au ras de nos cheveux. J ai des frissons. Mon menton tremble et j avale de l eau brûlante. J étouffe, ma langue est enflée. Et puis tu as eu ta maladie. Un Burnout comme disaient les médecins. Le poste promis s est envolé vers un autre et tu t es écroulé. On s est bien moqué de toi. Je suis restée à tes côtés pour te soutenir, mais je comptais de moins en moins pour toi. Tu t es muré dans un lourd silence. Tu cachais ton mal-être sous le capuchon de ton sweater. Je t ai laissé te reconstruire, 2 7