Mémoires d Adrien 20 Une épidémie de diphtérie. Revenons à la maison, à la cuisine convertie en maison. Le deuxième hiver qu on y a passé, l hiver de 1917 à 1918, a été un hiver pas mal terrible. On a eu la diphtérie. Il y a eu une épidémie de diphtérie à Maria. Ailleurs aussi, mais à Maria, ça avait frappé fort. Si je me souviens bien, ça avait commencé à l automne, juste avant les fêtes, vers le 15 décembre ou à peu près. C était le docteur Lussier qui était le médecin à ce moment. Juliette était bébé ; elle était née le 11 août. Au mois de décembre, elle avait 4 mois. La première qui a été malade, ce fut Alice, ensuite Lucile et ensuite moi. Nous n avons pas été malades tous en même temps. Nous sommes tombés les uns après les autres, à une semaine, une dizaine de jours d intervalle. Quand ces maladies frappaient quelqu'un en ce temps-là, il n y avait pas de pénicilline ni ces choses-là. C était contagieux. Donc nous étions mis en quarantaine. Aucun contact avec l extérieur. Tu ne pouvais aller nulle part et personne ne pouvait venir chez toi. Et cela durait quarante jours après que le dernier malade fut guéri. Imaginez si c était intéressant. Le docteur Lussier qui nous soignait venait nous traiter au fur et à mesure qu il en tombait un et le seul remède (je ne sais pas s il y en avait d autres) que j ai connu à ce moment-là, il nous donnait une injection d un genre de sérum. Ce n était pas un vaccin parce que ce n était pas quelque chose pour protéger, c était pour guérir quand t étais atteint. Il nous donnait à peu près 4 cc de ce sérum chaque côté du ventre, dans le bas ventre à côté de l aine. Il insérait cela et ça faisait une belle petite bosse grosse comme le pouce chaque côté et pour deux ou trois jours, ça faisait plus mal que tout le reste. C est à peu près la seule chose qu il faisait, il nous surveillait de près, il venait faire son tour. Vous pensez bien comment c était, pour ceux qui étaient bien, c était plus ou moins intéressant, parce qu ils étaient coupés de toute communication avec les autres. Quand quelqu un venait, voulait te voir, il n ouvrait même pas la porte, il parlait à travers la fenêtre. C était la seule façon. Ou quelqu un sortait pour lui parler dehors. Personne ne mettait le nez dans la maison. Tout ce dont tu avais besoin, aller au magasin ou quoique ce soit, tu allais, tu n entrais pas nulle part; tu donnais ta commande. Et tu étais cabané comme
Mémoires d Adrien 21 cela, quarante jours renfermé, coupé de tout contact, quarante jours après que le dernier malade eut récupéré. C était la méthode de ce temps-là. Après la quarantaine, c était la désinfection. C était le docteur Lussier qui venait désinfecter. Pour désinfecter, il nous préparait. Chacun était lavé, un bain complet, de la tête aux pieds ; et à ce moment on n avait pas de bain, pas d eau courante nulle part. C était dans des grandes cuves en acier galvanisé qui pouvaient contenir une dizaine de gallons d eau. Il nous lavait à la formaline de la tête au pied. Quand tout le monde avait été lavé, qu il s était habillé et était sorti à la course pour ne pas se contaminer, quand tout le monde avait fini de se nettoyer ainsi, on s assurait que toutes les portes et toutes les fenêtres étaient fermées, le docteur Lucier vidait un gallon de formaline pure dans un bassin et il prenait un petit balai ou une branche de cèdre ou quelque chose du genre, et il passait la maison et aspergeait partout, les murs, les plafonds, les planchers. Il vidait son gallon de formaline. La maison était fermée et si ce n était pas assez chaud, il faisait une attisée dans le poêle pour s assurer qu il y ait de la chaleur et laissait cela deux jours, quarante-huit heures. À ce moment, tu déménageais chez les voisins. Je me rappelle, on allait chez mon oncle Clovis, chez mon oncle Bernard, chez ceux qui n étaient pas malades, bien entendu. Quand tu réintégrais le logis, ça sentait la formaline. Ça sentait tellement que les yeux nous pleuraient. On ouvrait toutes les portes et toutes les fenêtres et on laissait aérer durant une journée. On passait à travers cela; on n'en est pas mort. Au cours de cet hiver, vers la fin de mars, voilà que c est au tour de Juliette d attraper la diphtérie. Deux fois dans le même hiver. En somme, on a été à peu près du 15 décembre jusqu à la fin de mai. C est comme cela qu on a inauguré la maison neuve, le deuxième hiver qu on y a passé. Des pensionnaires. Après le déménagement dans la maison neuve, en 1921, la vie s est continuée. À partir de 1921, pour mettre un peu d argent dans le porte-monnaie, pour être capables de balancer le budget, papa et maman ont gardé des pensionnaires. On a d abord hébergé des
Mémoires d Adrien 22 institutrices. Entre autres, il y en a une que vous avez connue certainement, Hectorine Chouinard, qui est devenu la femme du capitaine Blouin à Rivière-au-Renard. Vous avez connu ces Chouinard-là. Il y a eu Bessy D Amboise originaire de Nouvelle. Il y a eu Mary Dumas qui venait de New-Richmond, Germaine Boudreau de St-Omer. Je me rappelle de celles-là, il y en a peutêtre eu d autres. Vers 1920, 21, 22, il y a eu un changement. C est à ce moment que la compagnie Paterson est venue s installer au bout du banc. Quand le moulin a commencé ses opérations au bout du banc, les pensionnaires ont augmenté. Les institutrices, il y a une année où il y en a eu deux, autrement c était une. Avec l ouverture du moulin, ce sont des hommes qui sont venus pensionner chez nous. Je vais vous en nommer quelques-uns que vous connaissez : Burt Demeck a pensionné chez nous. Il travaillait au moulin. André Cyr, le capitaine, le père de Freddo a pensionné chez nous. Il y avait un monsieur Kenny de Chatam qui était le mil right, le type qui s occupait de tout le fonctionnement du moulin. Un été sa famille est venue passer un mois chez nous avec lui. Il y avait sa femme et trois enfants. D'ailleurs, il y a une photo de ce groupe prise sur le perron en avant de la maison. Ça s est continué ainsi jusque vers 1924, 25. Des pensionnaires, papa et maman en ont gardés durant à peu près 4 ans, au plus 4 ans. C est ainsi qu a débuté notre nouvelle vie dans la maison neuve. Revenons à mon adolescence. Je vais maintenant laisser de côté la maison et les installations et je vais vous parler un peu de moi, de mon adolescence. Dans mes écrits, je me suis rendu à l âge de 15 ans. Je vous ai parlé de mon travail au moulin, au moulin des Paterson. On va continuer à partir de là. Après mon stage au moulin des Paterson, j avais 16 ans, j ai eu 17 ans en février 1927. J ai alors commencé, au mois de mars 1927, à travailler chez Valmore Cyr,. Monsieur Valmore était propriétaire d une beurrerie, qui était située juste en avant de l actuelle maison de Charles Cyr. En arrière, où est aujourd hui la maison de Charles, il y avait une grosse glacière. La beurrerie était en avant. Et, à côté, où est le magasin actuel, mais un peu plus en arrière, il opérait un magasin général. Il y vendait surtout de
Mémoires d Adrien 23 l alimentation, mais aussi du linge de travail et un peu toute sorte de choses. C était un commerce à peu près général. Je suis allé là comme commis et j ai travaillé là durant les premiers mois avec Yvonne Porlier, la demi-sœur de Ti-Phil. Elle a travaillé avec moi pendant quelques mois et a été remplacée par Rita Cyr, madame Paquet. Avec elle, j ai travaillé pendant certainement un an et plus. Le travail de commis était intéressant. Les heures étaient longues. C était six jours par semaine. Il fallait commencer à sept heures le matin, parce que la beurrerie ouvrait assez tôt et les gens qui venaient à la beurrerie en même temps venaient au magasin. C était un commerce qui était florissant et qui occupait son homme. On travaillait tous les jours, six jours par semaine, samedi compris, de sept heures à dix heures le soir. Le magasin fermait à dix heures. J y allais le matin, je dînais et je soupais chez monsieur Valmore et je revenais chez nous le soir vers dix heures. Je pense qu il y avait une soirée par semaine où on finissait vers neuf heures. Mais ordinairement c était dix heures, le samedi soir compris. La beurrerie n opérait pas le samedi matin, mais le samedi soir. Et ça allait vers dix heures avant qu on puisse se libérer de tous les cultivateurs qui allaient à la beurrerie. C était du travail ordinaire. Il n y a rien de bien particulier à vous dire sur le travail qu on y faisait. C était du travail général dans un magasin, dans les hangars, au comptoir, servir tout le monde. C était un travail intéressant. J ai travaillé là du début de mars 1927 jusqu à l été 1929. Pour un travail de 70 heures par semaine, j avais quand même un salaire de 35 $ par mois et deux repas fournis. Je me trouvais chanceux. C était dans le temps un salaire qui était convenable. Je m en tirais fort bien. Il ne faut pas oublier que c était de 1927 à 1929 et que c était une période excessivement difficile. D'ailleurs, c est à l automne 1929 qu a éclaté la fameuse crise économique qui a eu des répercussions tellement dures, tellement difficiles. Une carrière dans l enseignement En 1929, mon oncle Émile Bernard, clerc de St-Viateur, passait ses vacances à Maria. Un dimanche après midi, au début du mois d août, assis tous les deux sur la galerie chez nous, nous jasions bien tranquillement. Un moment donné, il m a dit presque à brûle-
Mémoires d Adrien 24 pourpoint : «Adrien, as-tu l intention de faire ta vie dans le commerce comme commis ou quelque chose du genre?» J ai dit : «Écoutez, mon oncle, je n ai rien d arrêté comme plan d avenir et je ne pense pas que ce soit ma profession qui se dessine en arrière du comptoir chez Valmore Cyr». Il m a dit : «Est-ce que l enseignement t intéresserait?» Je n avais jamais pensé à cela. Je ne m étais jamais arrêté à cela. Mais j ai dit : «Pourquoi me demandez-vous cela?» Il me dit : «C est parce qu au collège St- Rémi on engage des professeurs laïcs. Il y en a deux assez régulièrement et là il nous en manque un pour enseigner une troisième année. Si ça t intéresse, je pourrais t offrir de venir avec moi et faire de l enseignement au collège de St-Rémi de Napierville, enseigner en troisième année». Mais je lui ai dit : «Je n ai pas de diplôme d enseignement». Il m a dit : «Ça ne fait rien, tu as un diplôme commercial. Alors, il n y a pas de problème. Nous pouvons engager des professeurs qui n ont pas de diplôme, à la condition qu à la fin de l année ils aient l intention de se présenter pour obtenir un brevet d enseignement. Si tu veux venir enseigner une troisième année, avec une vingtaine d élèves, tu auras la possibilité d étudier, de préparer ta pédagogie au cours de l année et de te présenter au bureau des examinateurs catholiques à la fin de l année scolaire et obtenir ton brevet». Après avoir regardé, analysé tout cela, les conditions étaient bonnes, meilleures même que chez monsieur Valmore, un salaire un peu plus élevé, 45 $ par mois au lieu de 35 $. J étais logé, nourri, entretenu, sans aucune dépense à faire en dehors de cela, à part les transports. C était dans un milieu qui était nouveau pour moi, mais qui avait l air de vouloir me plaire. Donc, j ai accepté d y aller. J ai enseigné là durant l année 1929-30. J ai étudié. J ai fait de la philosophie, de la psychologie, et de la pédagogie, surtout. Je me suis présenté aux examens du bureau des examinateurs catholiques à la fin de l année scolaire et j ai obtenu mon brevet d enseignement. J ai continué d enseigner après 1929-30, 1930-31 et 1931-32, trois ans. À la fin de la troisième année, nous avons été avisés que la communauté des Clercs de St-Viateur donnait une nouvelle vocation à son collège. De collège d enseignement général, il devenait une école moyenne d agriculture. Donc, tout était
Mémoires d Adrien 25 chambardé et les professeurs laïcs, comme on dit communément, perdaient leur job à ce moment. On restait sur le carreau. Mais mon oncle Émile m avait suggéré de faire des démarches auprès du collège St-Viateur d Outremont qui était à la recherche d un professeur d anglais pour les classes primaires. Ça m intéressait d enseigner l anglais. J étais parfaitement bilingue (je vous expliquerai pourquoi, si vous ne le savez pas déjà). Je suis redescendu chez nous pour les vacances et j étais décidé de retourner, non plus à St-Rémi de Napierville, mais à Outremont pour enseigner l anglais chez les Clercs de St-Viateur au collège.