Victor Ginsburgh et Patrick Legros * Professeurs à l'université Libre de Bruxelles



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Transcription:

Les 512 millions de dollars d'amende imposés à Christie's et à Sotheby's à la lumière de la théorie des enchères: Ou, pourquoi les acheteurs ne doivent pas être dédommagés Victor Ginsburgh et Patrick Legros * Professeurs à l'université Libre de Bruxelles Le 22 février 2001, la Cour de New York a négocié un "arrangement" entre Christie's et Sotheby's d'une part et leurs clients de l'autre. Les deux salles de ventes ont été condamnées pour violation du Sherman Act qui interdit les ententes visant à réduire la concurrence; elles ont été amenées à payer une "amende" s'élevant à 512 millions de $, quelque 23 milliards de FB, la plus lourde peine jamais encourue dans un tel cas aux Etats-Unis. 1 Cette condamnation n'a pas empêché d'autres poursuites et le propriétaire et ancien président de l'une des deux firmes vient de se voir infliger une peine de prison ferme d'un an. La justice américaine ne plaisante pas avec les ententes destinées à limiter la concurrence et, le 19 avril, la Commission européenne a annoncé l'ouverture d'une procédure sur la même question, qui risque de coûter aux deux firmes une amende allant jusqu'à dix pour cent de leur chiffre d'affaires mondial. De quoi s'agit-il? Christie's et Sotheby's, qui contrôlent un bon 80% du marché des enchères (essentiellement des tableaux et autres objets d'art, mais aussi des vins, des automobiles de collection, etc.) auraient, dès janvier 1993, conclu un accord secret fixant les taux de commission prélevée sur les vendeurs 2 et surles acheteurs (ce deuxième accord est nié par l'une de deux firmes). L'entente se serait prolongée jusqu'au début 2000, moment où elle a été découverte. * Nous devons des remerciements à Orley Ashenfelter et Kathryn Graddy qui nous ont mis la piste poursuivie ici, dans un article qu'ils cosignent sur Art auctions: A survey of empirical studies, CEPR Discussion Paper 3387, ainsi qu'à Marcelo Fernandes pour de nombreuses discussions sur le sujet. 1 Voir le mémorandum du Juge Lewis A. Kaplan sur le site Lexis (2001 U.S. Dist. LEXIS; 2002-1 Trade Cas. (CCH) P73, 170. In re auction houses antitrust litigation). 2 Il convient de rappeler que les salles de ventes ne sont en principe jamais propriétaires des objets mis en vente; elles se contentent d'organiser des enchères qui mettent en contact acheteurs et vendeurs; elles réalisent leur chiffre d'affaires sur les commissions prélevées sur les acheteurs et les vendeurs, souvent uniquement si la transaction a lieu. 1

Que contient l'arrangement du 22 février 2001? Christie's et Sotheby's ont accepté de payer 512 millions de $, dont près de 27 millions vont aux avocats des clients, acheteurs et vendeurs, qui ont attaqué les deux firmes. Restent 485 millions qui sont payés (en liquide ou en certificats à valoir sur des achats futurs) aux acheteurs et aux vendeurs qui ont réalisé au moins une transaction entre 1993 et 2000 chez Christie's ou Sotheby's aux Etats-Unis (essentiellement à New York). 3 Ces 485 millions 4 sont destinés à dédommager les quelque 130.000 vendeurs et acheteurs. Selon les spécifications de l'arrangement, les vendeurs auraient payé un pour cent et les acheteurs cinq pour cent de trop (ces pourcentages sont toujours calculés sur le dernier prix d'enchère, pour autant que l'objet ait été vendu), avec pour les acheteurs, un maximum de 2.500 $ par objet acquis. Le texte de la Cour n'est pas très clair sur le partage des 485 millions, mais semble suggérer qu'un tiers de la somme est destinée aux vendeurs et deux tiers aux acheteurs. En tout état de cause, les acheteurs obtiennent bien plus que les vendeurs, et c'est ici qu'intervient ce qui est tout à fait paradoxal pour un économiste qui s'intéresse à la théorie des enchères. Un peu de théorie des enchères et les conséquences économiques La présence d'une commission prélevée sur l'acheteur présent lors de l'enchère ne change en principe pas son comportement lorsqu'il enchérit. Il a fixé son prix de réserve (c'est-àdire le prix auquel il évalue l'objet qu'il veut acquérir et qu'il ne veut en principe pas dépasser). Dans ce prix il inclut, évidemment, la commission dont il connaît le taux. Il en résulte que l'acheteur qui fait une offre suffisante pour remporter l'enchère ne doit évidemment pas être compensé, puisqu'il paie son prix de réserve, quelle que soit la commission. Evidement, si la commission devient trop élevée, il est possible que l'offre faite par l'acheteur n'atteigne pas le prix de réserve (prix de vente minimum) fixé par le vendeur, et l'objet ne sera pas vendu. L'acheteur potentiel et le vendeur perdent dans ce 3 L'arrangement judiciaire ignore les transactions qui n'ont pas eu lieu sur le sol américain. La Cour de New York n'exclut pas que des clients (américains ou autres) puissent poursuivre les deux firmes dans d'autres pays, mais exclut par contre tout autre recours sur des transactions réalisées aux Etats-Unis. 4 Le dommage estimé s'élèverait en fait à un tiers de ce montant, mais la Cour triple le montant dans les cas antitrust. 2

cas, mais le premier reste inconnu (ou ne peut rien prouver) et ne peut donc pas être compensé. Par contre, même si l'objet se vend, on peut arguer que le vendeur perd suite à la collusion des deux firmes. Comme l'acheteur n'est pas disposé à payer plus que son prix de réserve (qui inclut la commission d'achat), le vendeur percevra le prix de réserve, dont il faut déduire la commission payée par l'acheteur, et la commission que lui-même paie, toutes deux plus élevées suite à la collusion des firmes. Il paraît donc assez évident que le vendeur devrait être compensé. 5 Une commission plus élevée perçue sur les ventes a aussi pour conséquence de décourager certains vendeurs potentiels, et des objets qui seraient sinon mis en vente, ne le sont pas. Ceci a un effet non seulement sur les vendeurs, puisqu'ils ne vendent pas, mais aussi sur les acheteurs potentiels, qui se voient "privés" de voir apparaître certains objets. Il y a donc évidemment une perte de bien-être, mais le vendeur ne se montre pas, puisqu'il a décidé de ne pas mettre son objet en vente, et il n'y a pas d'acheteur, puisqu'il n'y a pas d'objet à vendre. Il n'est donc possible de compenser ni l'un ni l'autre. Ajoutons enfin que la collusion entre Christie's et Sotheby's a eu le "mérite" de fixer et de rendre publics les taux de commission pratiqués, alors qu'avant cet accord, les vendeurs (et parfois les acheteurs) parvenaient à négocier les conditions. Ces taux étaient donc souvent inconnus des acheteurs, ce qui a pu avoir des effets en sens divers sur les transactions. Ceci étant dit, qu'a fait la justice américaine? La Cour a exigé que Christie's et Sotheby's dédommagent leurs clients. Le problème est que ce dédommagement vise les acheteurs et vendeurs qui se sont présentés à une enchère et ont conclu une transaction. Et c'est évidemment ici que le bât blesse, puisque les acheteurs qui ont réalisé un achat sont compensés pour une perte qu'ils n'ont pas subie, alors que seul les acheteurs potentiels, qui eux n'ont pas réalisé d'achat, ont éventuellement perdu en bien-être et devraient être compensés; mais ceux-là ne peuvent, pour des raisons évidentes, pas l'être, puisqu'on ne sait pas de qui il s'agit, il serait difficile de les trouver, et une déclaration de leur part serait évidemment peu crédible. Par 5 Notons cependant -- mais ceci est probablement un effet de second ordre par rapport aux effets directs dont il vient d'être question -- que si moins d'objets apparaissent à la vente, la concurrence pour ceux qui sont mis aux enchères peut se faire plus vive; les prix pourraient augmenter, ce qui est tout bénéfice pour les vendeurs. Si cet effet s'avérait assez important, les vendeurs ne devraient pas être dédommagés non plus! 3

contre, il est possible, mais pas du tout certain, que les vendeurs réels et potentiels aient perdu et il est raisonnable de compenser les premiers, à défaut de connaître les autres. En tout état de cause, parmi ceux qui n'ont certainement pas perdu, il y a les avocats des clients (27 millions de dollars d'honoraires). 4

Conclusion Il n'est pas du tout question ici de soutenir que Sotheby's et Christie's ne sont pas en tort. La législation américaine, comme la législation européenne, interdit les ententes. Les deux firmes ont manifestement enfreint la législation et sont, à ce titre, passibles d'amendes et de "réparations". Ce qui est par contre tout à fait contestable c'est de dédommager les acheteurs, qui n'ont pas été lésés. Certains acheteurs potentiels, eux, l'ont été, mais sont précisément ceux qui ne seront pas dédommagés, puisqu'on ne les connaît pas. Il est donc à tout le moins curieux que la Cour New Yorkaise ait prévu que les deux tiers des 485 millions de dollars d'amende soient des réparations versées aux acheteurs "réels". Et il est du coup très vraisemblable que la pénalité ait été largement surévaluée. Dans son examen du cas, la Commission européenne devrait certainement être très attentive à ne pas faire la même erreur que la Cour de New York. 5