L art et la matière Le Traité des altérations et falsifications des substances alimentaires paru aux éditions Octave Doin en 1900 comporte 1 118 pages. Mais combien en faudrait-il aujourd hui pour faire le tour de la question? Cela laisse songeur Certes, consommer du cheval en guise de bœuf n a aucune incidence sur notre santé, mais voilà une duperie à l échelle européenne qui nous fait entrer de plain-pied dans l ère où l on ne sait plus ce que l on mange! Quant à brandir la traçabilité pour vaincre cette gangrène dans la filière industrielle, c est une utopie. Celle-ci est devenue un labyrinthe tellement gigantesque et incontrôlable que pour s y retrouver, même le Petit Poucet y sèmerait ses cailloux en pure perte. Édito En revanche dans l artisanat, la traçabilité est une arme efficace, sinon absolue, pour rétablir la confiance du consommateur. Devant cette évidence, il faut applaudir l initiative d Alexandre Polmard, jeune boucher-éleveur de 23 ans, qui a interpellé à moult reprises l Éducation nationale pour que soit insérée dans le programme une option «filiale artisanale». Un appel qui devrait être entendu, afin que nos chefs en herbe aient toutes les armes pour faire preuve d un meilleur discernement dans le choix d une alimentation de qualité. Pour conclure, je vous souhaite une bonne lecture de votre Revue culinaire qui, au fil des pages, démontre à quel point notre métier est riche et diversifié en talents et tendances se confondant dans le même objectif : l excellence. D abord Yannick Franques, chef du Saint-Martin & Spa à Vence, jeune valeur montante des fourneaux à l impressionnant pedigree. Puis Philippe Joannès, chef confirmé du Fairmont Monte-Carlo à l exceptionnel parcours. Et encore Mickaël Gracieux qui, à Nice, en son Aromate, personnifie une approche des fourneaux intimiste de plus en plus prisée par la nouvelle génération. Quittons ensuite le ciel azuréen pour la capitale où le soleil brille tout autant avec Nicolas Castelet qui, en son Auberge du 15, renoue avec la cuisine des années 1970, militant pour une «cuisine bourgeoise et authentique» tandis que Fabrice Brossard maintient avec talent, mais sans prétention si ce n est celle de bien faire une cuisine franche, conviviale et généreuse en sa bien nommée Cuisinière lyonnaise. Votre bien dévoué, Christian Millet 1
La revue 2 Culinaire
sommaire n 883 mai - juin 2013 4 18 32 4 En couverture Yannick Franques 18 Parcours Philippe Joannès 32 à découvrir Nicolas Castelet 45 Tendance Mickaël Gracieux 57 Bistronomie Fabrice Brossard 64 Vie de la société Déjeuner 2013 des Disciples d Antonin Carême 69 Prosper Montagné 70 Oenologie Le Porto 76 Livres express 45 57 64 En couverture, Yannick Franques Sylvain Monjanel 2013 3
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En couverture Vence, «Château Saint-Martin & SPA» Yannick Franques : «Cuisine gourmande, provençale et bourgeoise» Par son talent et son équipe, il a su fortifier de deux étoiles le Château Saint- Martin & Spa, nid d aigle des temps et luxe modernes ancré sur une commanderie templière du XII e siècle à Vence. Sportif au regard volontaire avec un bon zeste de zen, Yannick Franques, MOF 2004, a ainsi tout loisir de mesurer, du haut de ce belvédère de l arrière-pays niçois, son éloquent parcours rythmé d un pas assuré et marqué par trois grandes étapes : gasconne avec Christian Constant, normande avec Éric Fréchon, provençale avec Alain Ducasse. Trois références aussi, sans oublier Martine, sa mère, qui l avait contraint à apprendre un métier alors qu il ne vivait que pour le foot. Ah! Cette intuition féminine! Yannick est né le 18 avril 1970 à Puteaux. Mère ouvrière, beau-père mécanicien, il grandit plus occupé à taper dans le ballon qu à faire ses devoirs. D ailleurs, à 8 ans, il est poussin au club de foot d Asnières que Michel Guérard a déserté pour s installer à Eugénie-les-Bains. Les talents de footballeur de Yannick s affirment au détriment de sa scolarité. À 15 ans, lors qu il est sélectionné au Racing, sa mère siffle l arrêt de jeu. Avec une sagesse qu elle lui transmettra, elle lui explique qu il vaut mieux tenir que courir, même après un ballon Il lui faut donc apprendre un métier : mécanicien ou cuisinier. Malgré le soin qu il met à entretenir sa mobylette Peugeot 103, va pour la cuisine! Après s être exercé à réaliser des quatre-quarts, il passe une journée assis dans un coin de la cuisine du Bistrot d Asnières, pour voir si le métier lui plaît. Quand il est effrayé de voir que l on découpe les homards vivants. Terrifié, mais rassuré d apprendre que ce traitement expéditif ne s appliquait qu à ce crustacé, il persiste et signe en souhaitant passer son CAP de cuisinier. Son vœu ne pourra pas être aussitôt exaucé, les inscriptions étant closes. Mais la chance lui sourit : il rencontre Joël Girodot, couronné des lauriers du Terroir par le Gault-Millau en sa Tonnelle saintongeaise de l île de la Jatte : «Lui avouant mon embarras, il m a tout de suite dit qu il arrangerait cela, étant examinateur à l EMPT de Levallois-Perret. Quant à l immédiat, il me prenait sur-le-champ en apprentissage.» Vestiges d hier et cuisine contemporaine. 5
Joël Girodot Quand il obtient son CAP, ce chef aussi réservé que pédagogue comptant comme références Guy Legay, Christian Constant, Manuel Martinez, lui conseille vivement d aller voir ailleurs avant de s acquitter de son service militaire. Ce sera l Auberge du 14- Juillet à La Garenne-Colombes où Jean-Pierre Baillon propose une «carte intelligente et soignée» avant de donner un coup de pouce à son commis pour qu il soit affecté au Cercle militaire des Armées. Le voilà au self XXL où l on compte huit steam en cuisine pour une moyenne de 3 000 repas par jour. Libéré, il entre au Madrid (Paris 9 e ), brasserie de luxe où il demeure huit mois chef de partie, le temps de s apercevoir que, si le salaire est des plus convenables, 250 couverts par jour, même dans le civil, ce n est toujours pas fait pour lui, rêvant de très haute gastronomie! Joël Girodot, son père spirituel, en prend acte. Il s occupera d amorcer l avenir dont il rêve, mais pour l heure, il a un besoin urgent de lui au garde-manger! Chose promise, chose due. En mai 1993, il intègre en tant que commis la brigade de quarante cuisiniers de Ledoyen** dirigée par Philippe Dorange (aujourd hui Domaine de Lonvilliers, Saint-Martin, Antilles). Mais il a tout juste le temps de saluer l exsecond de Jacques Maximin que Ghislaine Arabian lui succède. Grand chambardement qui lui vaut de quitter le gastro pour être affecté au Cercle, brasserie de luxe de l établissement élyséen auprès de Jean-François Lemercier (MOF 1993, aujourd hui Le Pasino, Aix-en-Provence) : «Je conserve un excellent souvenir de cette époque, même si j étais perdu au sein de cette brigade de quarante cuisiniers et un peu contrarié de ne pas être au gastro.» Yannick, Stéphane Raimbault et Régis Lebigre, maire de Vence. A la table familiale avec Virginie,Thomas et Manon. Réunion au sommet : Michel de Mattéis, Yannick, Yves Camdeborde, Eric Fréchon, Arnaud Bignon, Stéphane d Aboville, Franck Leroy, Christopher Hache, Christian Le Squer. La revue 6 Culinaire
En couverture Un superbe Relais & Châteaux, mais aussi un hymne à la Provence. Christian Constant Ce dont il s ouvre à Joël Girodot qui l adresse à Christian Constant, alors chef de l hôtel Crillon. Mais, s il rêve d entrer aux Ambassadeurs**, il lui faudra prendre son mal en patience. D abord six mois au room-service, dont deux la nuit, bonne expérience où, seul en piste, il est contraint de se débrouiller avant d obtenir sa récompense qui marque vraiment le début de sa carrière : 1 er commis au garde-manger dans la brigade de Christian Constant dont le premier sous-chef est Éric Fréchon (MOF 1993), notamment entouré de Hugues Fortier, Didier Vernier, Alain Pégouret, Thierry Faucher (aujourd hui Le Barbezingue, Châtillon). Deux ans se sont écoulés quand il confie à Christian Constant son désir d intégrer le Louis XV, le restaurant triplement étoilé de l Hôtel de Paris*** à Monte-Carlo d Alain Ducasse. Il y est engagé 1 er commis, notamment entouré de Jean-François Piège, Laurent Gras, Laurent André, Nicolas Vernier : «Je suis passé d une brigade aussi fraternelle que conviviale où l on se serrait les coudes à une brigade très rigide où l esprit d entraide n avait pas cours. C était chacun pour soi.» Six mois plus tard, Jean-Louis Nomicos, chef du Grill de l Hôtel de Paris, devient le chef de La Grande Cascade*, aventure qu il souhaite faire partager à Yannick. Ce qu il accepte sous condition d être chef de partie. Éric Fréchon Il demeure un an au sein de cette brigade de trente cuisiniers quand Alain Pégouret lui fait une proposition alléchante pour qui aime se confronter à un challenge : le poste de chef de partie dans la brigade de Christian Constant qui ouvre son Violon d Ingres** (Paris 7 e ) : «J étais au poisson. L ouverture fut d autant plus dure que, dès le premier jour, le restaurant affichait complet midi et soir. Mais l ambiance était excellente dans cette brigade qui se comptait sur les doigts d une main dans laquelle il y avait Stéphane Kaiser (aujourd hui L Atable à 7
Strasbourg). J ai été très marqué par l approche de M. Constant : une cuisine authentique et gourmande au service des plus beaux produits.» Septembre 1998, on lui propose la place de souschef au restaurant Le Relais du Parc, brasserie de luxe attenante au restaurant éponyme triplement étoilé Alain Ducasse (Paris 16 e ) où l on sert une cuisine «d ici et d ailleurs», sous l autorité d Alain Soulard. Quand un an plus tard, il apprend par la presse l arrivée d Éric Fréchon au Bristol, qui bientôt le contacte : «M. Fréchon m avait déjà fait l honneur de vouloir me compter dans l équipe de son restaurant La Verrière, au parc des Buttes Chaumont (Paris 19 e ). J avais alors décliné l offre ne voulant pas brûler les étapes. Mais maintenant, je me sentais plus apte à occuper le poste de 1 er sous-chef qu il me proposait au Bristol. Je ne suis pas prêt d oublier son appel, m annonçant que reprenant les cuisines du palace parisien, il souhaitait vivement ma présence à ses côtés. D ailleurs, je n ai accepté qu après avoir appelé Alain Pégouret pour lui demander si je ne surestimais pas mes compétences» Au pied du grill d été l Oliveraie s étend la Provence MOF 2004 C est au Bristol en voyant Éric Fréchon entraîner Franck Leroy au concours des MOF dont il sera lauréat en 2000 qu il est intrigué par cette compétition des plus prestigieuses et à laquelle, au fil du temps, il songe de plus en plus à se confronter. Et pourquoi pas lui? La question tombe à point Une galerie majestueuse. La revue 8 Culinaire
En couverture nommé d autant que Fabien Lefebvre (aujourd hui L Octopus* à Béziers) compte aussi s y frotter. L occasion faisant le larron, ils s entraînent ensemble et font coup double, décrochant tous deux le titre de MOF 2004! Et ce, pour la plus grande joie de leur coach, Éric Fréchon, compétiteur né qui nomme cette même année Yannick chef du restaurant Le Bristol couronné de sa deuxième étoile en 2001, huit ans avant que n arrive la consécration suprême. Décembre 2006. Voilà près de sept ans qu il est au Bristol, où il s est forgé de solides amitiés, notamment avec le chef pâtissier Gilles Marchal et Arnaud Bignon (aujourd hui le Spondi** à Athènes), quand il décide de partir, désireux de prendre un poste de chef. Janvier 2007. Yannick est nommé chef de La Coupole, le restaurant étoilé de l hôtel Mirabeau à Monte- Carlo, succédant ainsi à Didier Aniès (MOF 2000 et chef du Cap, restaurant gastronomique et étoilé du Grand Hôtel du Cap Ferrat). Mais très vite, c est la douche écossaise. L hôtel est mis en vente, destiné à devenir une résidence hôtelière. Le hic, c est que Yannick a acheté une maison à Nice, où il s est installé avec Virginie, son épouse, et leurs deux enfants, Thomas (10 ans) et Manon (6 ans). La situation est des plus embarrassantes. Bien qu il ait d autres propositions, il n a pas du tout envie de quitter sa famille pour ne la retrouver que le temps des week-ends. Château Saint-Martin & SPA Quand, le pire n étant jamais sûr, la providence lui vient en aide. Et plus précisément le macaron perdu Attenante au restaurant gastronomique, l imposante salle de la Rosticceria. 9
en 2007 du Château Saint-Martin & SPA qui, par un céleste ricochet, deviendra sa (bonne) étoile! «M. Philippe Perd, directeur général de l hôtel du Cap Eden Roc et du Château Saint-Martin & SPA appartenant à la famille Oetker, m a contacté par l intermédiaire de Jean-Louis Souman, alors directeur du Bristol qui avait été informé de ma déconvenue par M. Fréchon.» Yannick est donc d autant plus l homme de la situation que M. Souman a assuré le directeur du Château Saint-Martin & SPA qu avec un tel chef l établissement serait couronné de deux macarons dans les quatre ans. Nommé le 15 janvier 2008, Yannick brûlera les étapes. Et pour cause! L année suivante, il retrouve son macaron perdu, suivi du second en 2010, notamment pour le «mystère de l œuf en neige» et le «carré d agneau en habit vert». Une cuisine que le chef qualifie de «gourmande, provençale et bourgeoise», fruit de son talent et de sa brigade comptant une trentaine de cuisiniers, parmi lesquels sa garde rapprochée, Cyril Vincent, Romain Masset, Marc Fontanne, Pierre-Henri Calvez, Sébastien David, le chef pâtissier Jean- Michel Manière et son second Jeremy Delval, sans oublier le chef boulanger Cyril Le Goff. Yannick entouré de sa dynamique équipe au grand complet. Nouveau challenge En salle du Saint-Martin** (35 couverts pour un ticket moyen de 215, menus dégustation à 140, 195 et 260 accord mets et vins ainsi que deux menus Depuis le Château Saint-Martin & SPA une imprenable vue Méditerranéenne La revue 10 Culinaire