Comparer les traditions savantes



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Transcription:

1 Comparer les traditions savantes (work in progress) Journées "Exercice de la comparaison : comparer au plus proche, comparer au pluriel" (7-8 Décembre 2000), ISSMM/EHESS. @ Christian Jacob Je ne proposerai pas ici une étude de cas, mais je tenterai de réfléchir sur les enjeux de la comparaison dans le champ de l histoire des traditions savantes et des pratiques lettrées. Je ferai ainsi un bilan d étape d une recherche en cours, en poursuivant un dialogue engagé depuis plusieurs années avec Marcel Detienne. Son livre-manifeste Comparer l incomparable (Seuil, 2000), décrit les opérations de laboratoire auxquelles peuvent se livrer historiens et anthropologues: monnayer les catégories, mettre à l épreuve les enchaînements de causes et d effets, construire et déconstruire les objets, varier les points de vue sur ces objets. Le comparatisme de Marcel Detienne a une dimension tactile et ludique: il se joue dans la construction et les collisions de micro-configurations, tels les attributs et épithètes d un dieu, les gestes par lesquels on se déplace ou on s enracine dans un espace, les pratiques de l assemblée où se construisent le lieu et la parole du politique. Le comparatisme ainsi entendu n est ni une recette ni un système. Ce n est pas une fin en soi ni un dogme. Il ne vise pas à découvrir des universaux et ne s arrête pas à la typologie des variations culturelles, ce qui serait une autre manière de configurer des cloisonnements. C est une démarche empirique, procédant par hypothèses, par expérimentations, par scénarios d investigation qui sont jugés à leurs effets heuristiques. C est un moteur générant des questionnements complexes plus qu une mécanique apportant des réponses simples. Portant sur un objet ou un problème particulier, ces questionnements brisent la singularité, l exception supposées d une situation historique ou d un cadre culturel, en la confrontant à d autres situations et d autres cadres. Comparer, c est déstabiliser en remettant en jeu le cela va de soi. C est enfin un art de penser ensemble, où le savoir des uns se nourrit des questions des autres.

2 Je suis spécialiste de la Grèce ancienne, précisément de sa phase hellénistique et impériale, où, autour des bibliothèques royales, publiques et privées, se déploie un milieu de lettrés, grands lecteurs et écrivains polymathes, qui trouvent dans l écrit à la fois l objet et l instrument du savoir, de la pensée et du discours. Alexandrie m apparaît comme un lieu nodal où se développe à une échelle inédite le regard réflexif d un milieu savant sur sa langue, sa culture, ses traditions, ses savoirs, sa bibliothèque. Mon hypothèse de travail est que les multiples disciplines où se joua cette réflexivité médecine, géographie, astronomie, mythographie, poésie, érudition antiquaire, lexicographie et grammaire, etc partagent un certain nombre de traits fondamentaux, repérables dans les pratiques du travail lettré et intellectuel, dans les supports et les instruments de l activité de savoir, dans les techniques intellectuelles, dans les modèles discursifs, dans les modes de la sociabilité savante. Exemples de ces pratiques: l organisation d une bibliothèque (sa syntaxe selon l expression de Strabon), la bibliographie, les formes du commentaire et de la critique philologique des textes, la compilation des sources, l extraction, la redistribution et le réemploi des faits, des mots, des citations, la production de traités érudits. Il m a semblé que le comparatisme était un moyen de construire ce champ. Les spécialistes de la Chine et du Japon furent les premiers à s associer à l aventure, suivis par ceux de l Inde, des traditions européennes et de l Islam. L aventure nous a conduits à suivre les étapes d un séminaire de travail pendant plusieurs années et à nouer les fils lors de deux colloques internationaux, qui nous ont amenés l an dernier de la BnF à la nouvelle Bibliothèque d Alexandrie en Egypte. Le comparatisme a aidé à délimiter dans chaque domaine culturel ce terrain de recherche particulier, qui ne s identifie pas à celui de l histoire intellectuelle, ni à celui de l histoire matérielle du livre, ni à l analyse littéraire des formes discursives, mais qui les traverse selon des trajectoires singulières. La confrontation des expériences culturelles et historiques a joué un rôle de révélateur, à un double niveau: à un premier niveau, elle a permis de construire l objet de la recherche. Le champ des pratiques lettrées apparaît à l intersection d une analyse interne des textes de savoir, attentive à saisir ce qu ils révèlent, implicitement ou

3 explicitement, des acteurs, des opérations et des attentes qui les ont rendues possibles, et d une approche externe, qui recherche dans la tradition indirecte, dans l iconographie, dans les formes d organisation sociale, politique, institutionnelle, mais aussi dans les realia, techniques et matérielles, les indices éclairant ces pratiques, leurs agents et leur finalité. à un second niveau, la comparaison a mis en évidence les constellations de variables, qui configurent un champ singulier à l intérieur du tissu social, politique et culturel d une société à un moment donné de son histoire. Quelques mots me permettront de préciser l objet de ces deux niveaux d investigation. Le champ des pratiques lettrées Le champ des pratiques lettrées est celui des modalités de production, de réception et de transmission des savoirs et des supports qui les fixent et les véhiculent, à l intérieur d une aire culturelle et linguistique, et d une aire culturelle et linguistique à l autre. Les pratiques lettrées sont des opérateurs qui permettent la construction et la transmission de la mémoire et de l identité d un groupe, à travers un travail technique sur les corpus de textes qui en sont les dépositaires, les garants ou les emblèmes: textes sacrés, autour desquels s organisent les communautés de croyants, textes classiques, définissant un horizon éducatif, éthique et linguistique, textes scientifiques ou sapientiaux qui affirment leur autorité dans des lignées disciplinaires ou professionnelles. Ces pratiques lettrées se déploient dans un large spectre: depuis les opérations nécessaires à la reproduction même des textes et à la production des livres (copie manuelle, enluminure, impression, correction) jusqu aux formes de la lecture et de l interprétation savante. Nous considérons que les étapes techniques et souvent anonymes de ce continuum ont autant d importance et d impact potentiel sur le devenir des textes que les grandes figures lettrées et intellectuelles qui ont laissé leur nom à des éditions, des commentaires ou des oeuvres de savoir. Acteurs anonymes et grands lettrés relèvent d une approche sociologique, attentive à saisir les statuts professionnels, les appartenances institutionnelles, les partages de pouvoir et la source des légitimités, les formes communautaires de production et de réception des textes coexistant dans une même société (par exemple les groupes religieux ou spirituels, les écoles philosophiques, les lieux d enseignement, les cercles lettrés, les milieux de cour). Chacune de ces

4 communautés dispose de ses propres corpus de textes, parfois se pose en dissidence par rapport d autres communautés, voire à la culture lettrée elle-même. Elle définit aussi les usages de ces textes, à travers, par exemple, les scénarios de la lecture communautaire et oralisée, de l étude, de la méditation, de la prédication, de l exégèse, de la traduction ou de l édition. Si les pratiques lettrées se logent à l intersection des projets politiques, idéologiques ou spirituels, des communautés d acteurs en charge de leur réalisation, et des gestes, des plus techniques aux plus conceptuels, elles impliquent aussi la manipulation d objets et la constitution de lieux spécifiques. La matérialité des supports de l écriture, les formes de l écriture et ses technologies, les modalités de circulation et de diffusion de l écrit contribuent à définir la place du livre dans un milieu culturel donné, son ergonomie, ses conditions et ses lieux de conservation. Le projet rejoint celui de l histoire culturelle, telle qu elle est conçue, par exemple, par Roger Chartier. Son approche de la culture de l écrit dans l Europe moderne repose sur un postulat essentiel: le sens des oeuvres se construit dans leur appropriation par des communautés de réception historiquement et socialement situées, et cette appropriation est déterminée par la matérialité des textes, sous la forme du livre, de l oralisation ou de la représentation, autant de vecteurs induisant des usages et des modes de circulation différents des mêmes oeuvres dans une société donnée. Ce qui semble commun entre le champ des recherches de Roger Chartier et le projet des Mondes lettrés est une conception de la culture comme processus performatif, où se négocient, à l intérieur d une société donnée et entre ses différentes communautés, la production et l appropriation des signes, des valeurs, des symboles, des connaissances matérialisés dans les représentations, dans les livres, dans les manières de faire et de dire, dans les rituels. Il y a un écart créatif entre la production et la réception, car cette dernière échappe aux déterminismes sociaux ou économiques univoques comme aux contraintes d une intention auctoriale et prescriptrice. La réception est déterminée par la spécificité des acteurs et de leurs communautés d appartenance, par les modes de présentation et de transmission des contenus culturels, par le jeu entre les instances de prescription, scientifique, religieuse, politique, littéraire, et les figures créatives déployées par les lecteurs, les spectateurs, les étudiants, les croyants, ou tout simplement les locuteurs d une langue naturelle. Je renvoie ici aux analyses de Michel de Certeau sur les arts de faire et les arts de dire, où se manifeste l inventivité des formes d appropriation culturelle par l homme ordinaire,

5 comme sur les figures de la possession et de la mystique, qu il interprète comme une réponse populaire à la théologie des clercs. Le projet Les Mondes lettrés amplifie et déplace ces questionnements vers trois grandes directions: a) l ensemble des opérations et des gestes qui entourent la production, la circulation, et la réception et les usages des textes, non seulement les textes littéraires, mais aussi les textes de foi et de savoir, les corpus, les commentaires, les éditions savantes, les traités, toutes les formes d écrit générées par l activité érudite (notes, correspondances...). b) la transmission des textes sur la longue durée, et par conséquent, les modalités matérielles, graphiques, sociales, intellectuelles, de leur passage d un support, d une technique de reproduction, d un système graphique et d une langue à l autre. On interroge ici les opérations de la translittération, de la traduction, les effets immédiats ou progressifs des changements dans les techniques de l écrit, sur la forme des textes, sur leurs contenus, sur leurs protocoles de lecture. c) une ouverture comparative qui confronte la tradition Européenne moderne à la tradition médiévale et antique, aux cultures du Proche Orient ancien, à l Inde, à la Chine, au Japon, et à l Islam. D où un questionnement anthropologique sur la construction des traditions, sur leurs effets, sur leur pouvoir dans des aires culturelles déterminées. Qu apporte cette ouverture comparative? Je voudrais ici brièvement retracer le scénario heuristique qui a abouti au volume collectif Du livre au texte. Des Alexandries 1 dirigé en collaboration avec Luce Giard (publié en décembre 2001 par la Bibliothèque nationale de France). L interrogation initiale portait sur le statut de l activité menée dans la bibliothèque d Alexandrie, à partir du IIIe s. av. J.-C., où un cercle de bibliothécaires et de grammairiens avait développé une méthodologie spécifique en vue d intervenir sur la lettre et le sens des grands textes littéraires de l hellénisme classique, comme l épopée homérique, la poésie lyrique ou le drame attique. Pourquoi cette intervention? Parce que l on avait changé de régime de textualité, on était passé des récitations orales, des performances publiques, de la mémorisation humaine, à un régime de l écrit où les oeuvres étaient désormais appréhendées à travers les livres accumulés dans la bibliothèque, à travers les

6 variations et les disparités des différents exemplaires d un même texte. Aux effets sociaux et symboliques immédiats de textes récités ou représentés, reçus collectivement, se substituait une forme de lecture médiatisée et distanciée, guidée par des intérêts et des préoccupations techniques et intellectuels, soumise au jugement critique et aux critères linguistiques du bibliothécaire, gardien de cette mémoire écrite sans en être le possesseur. Si le Ve et le IVe s. ont vu apparaître des personnages de lettrés et de lecteurs, la bibliothèque d Alexandrie, au seuil du IIIe s., donna à leurs pratiques une ampleur et une systématicité nouvelles, bien que restreintes à un petit cercle d acteurs. Ce moment alexandrin offrait en effet la situation exemplaire d un milieu lettré cosmopolite, recruté et entretenu par la dynastie régnante, qui s est mis à travailler à la construction de la lisibilité des textes à partir de l accumulation physique des livres, en les corrigeant, en les explicitant, en les commentant. Ce travail se nourrissait du sentiment d un écart temporel, géographique, linguistique, culturel entre l hellénisme classique et l ère nouvelle des monarchies hellénistiques, décentrées vers l Orient, écart imposant la mise à distance des textes, leur objectivation, des manipulations éditoriales et critiques non destructrices (suggérer des suppressions, des déplacements, des ajouts, des substitutions dans le texte transmis). Ces bibliothécaires-grammairiens étaient partagés entre le respect des textes transmis par la tradition et la nécessité d intervenir pour rétablir le sens, et déployer les savoirs et les effets symboliques liés à la concentration du patrimoine écrit de l hellénisme dans une bibliothèque de palais sur le rivage de l Égype. Ils développèrent l usage d outils critiques adaptés à cette double contrainte, sous la forme de signes marginaux qui balisaient les colonnes de texte s échelonnant sur la longueur du rouleau de papyrus, et de commentaires, oraux ou écrits, qui explicitaient les problèmes, éclairaient les obscurités et apportaient les solutions. Ce moment alexandrin a été considéré comme fondateur de la tradition de la philologie européenne, qui, depuis la Renaissance, a régulé le rapport aux textes anciens, mais aussi aux textes sacrés, aux textes en langues vernaculaires ainsi qu aux textes des traditions non-européennes. A la tentation scientiste et positiviste conduisant à relire rétrospectivement l histoire de la philologie à la lumière des méthodes critiques postlachmaniennes, il a semblé préférable de substituer la recherche des discontinuités, des configurations sociales et historiques où prenait place le travail sur les textes: la bibliothèque de palais ou le cercle philosophique dans l Antiquité,

7 le monastère médiéval, entre bibliothèque et scriptorium, l atelier d imprimeur à la Renaissance et les procédures de l édition savante, la bibliothèque publique dans l Europe moderne, le réseau lettré, autant de lieux qui déterminaient le statut, l autorité et les motivations des acteurs, leurs méthodes, la finalité même du travail sur les textes. A l illusion, positiviste elle aussi, qu une même méthode critique permettrait de corriger et d établir tous les types de textes, qu ils soient bouddhistes, confucéens, coraniques ou védiques, nous avons substitué un examen critique des fondements de la tradition philologique occidentale, qui a conduit à la mettre en jeu et en mouvement, par rapport aux traditions non-européennes, l Inde, la Chine, le Japon, l Islam, l Égypte et la Mésopotamie. Le projet initial d une archéologie de la philologie, ou des philologies, est alors devenu celui d une histoire comparée des traditions textuelles. Pourquoi, sous quelles formes, dans quels lieux et par quels acteurs des corpus de textes en viennent-ils à être constitués, à être investis d autorité, à être transmis dans le temps et diffusés dans l espace, à devenir porteurs des valeurs, des croyances, du savoir essentiels d un groupe, voire d une société ou d une communauté de foi ou de langue qui transcende cette société? Ou, autre formulation, par quels mécanismes sociaux, politiques, institutionnels, des individus ou des groupes d individus sont-ils conduits à prendre en charge la préservation, la restauration des textes du passé, parfois les aménagements littéraux, structurels, herméneutiques ou éditoriaux permettant de les adapter aux mutations de la langue, des attentes des lecteurs, des effets sociaux et symboliques escomptés, des paradigmes d interprétation? De qui s autorisent-ils? Par quels relais institutionnels ces décisions intellectuelles en viennent-elles à avoir une force prescriptive et à modeler un horizon de croyance, de savoirs, d interlocution? Répondre à ces questions supposait une observation de moments et de dispositifs historiquement situés. Nous avons choisi cinq la place du corpus homérique dans la bibliothèque d Alexandrie, la construction et la gestion structurelle d un corpus d écrits révélés, la Bible, se poursuivant des siècles durants, entre deux, puis trois religions, d Israël à l Europe moderne, de l hébreu au grec, puis au latin et aux langues vernaculaires. la canonisation des Classiques de Confucius en Chine impérialel la mise par écrit de la Révélation recueillie par Muhammad, sous la forme du Coran, et son lien avec le corpus des Hadiths

8 la transmission du corpus védique, confié à la mémoire humaine, à l apprentissage de maître à élève, et à la récitation orale. Mettre en résonance des pôles de cohérence locale Le comparatisme ne visait pas la découverte d une essence des traditions scripturaires, mais d une certaine façon, la déconstruction de leur monumentalité et de leur canonicité, pour faire apparaître les étapes de leur constitution, la multiplicité des facteurs et des scénarios qui ont déterminé la singularité, les pouvoirs, le devenir de chacune. Le colloque et le livre qui en a découlé ne visaient pas non plus l encyclopédisme ni l exhaustivité, mais obéissaient à une logique exploratoire. Les interventions portant sur une même aire culturelle la Chine, la tradition occidentale construisaient des pôles de cohérence locale, susceptibles d entrer en résonance les uns avec les autres. Ces pôles de cohérence locale articulaient dans des configurations particulières les déterminations externes et objectives qui modèlent et modulent la transmission des textes: facteurs matériels: supports de l écrit, forme d écriture, techniques de reproduction des textes facteurs sociologiques: le statut, l interaction et les prérogatives respectives des gardiens des textes, des scribes, des éditeurs, des imprimeurs, des bibliothécaires, des institutions académiques ou religieuses, des mécènes facteurs linguistiques: le statut des langues des savoir par rapport aux langues vernaculaires, les dispositifs permettant de reconquérir l intelligibilité d un texte écrit dans un état antérieur de la langue ou dans une autre langue. facteurs politiques: nature, légitimité et modes d action des instances de pouvoir qui s approprient et instrumentalisent les textes, construisent et imposent leur lettre et leur sens; statut des résistances et des dissidences, des schismes et des refondations. les pratiques individuelles et collectives impliquant la lecture, l écoute, la récitation, l étude, l exégèse, la vénération des textes, comme l application de leurs préceptes et l intériorisation de leur message dans la vie quotidienne. Quatre ensembles de questions ont surgi a) corpus b) bibliothèques et lettrés c) traditions de textes

9 d) construction sociale des traditions a) corpus, c est-à-dire la question du fonder. Comment naît et se constitue une tradition de textes? Quelles sont les étapes de la mise par écrit? Comment passe-t-on d une parole vive à sa transcription, d une parole fragmentée à sa composition structurée, de la révélation divine à un texte circulant dans le monde des hommes? La mise par écrit des sourates du Coran et des Dits du Prophète, analysée par Louis de Prémare, éveille des échos dans le monde bouddhiste comme dans la chrétienté naissante: chacune de ces traditions a connu des fondations et des refondations, à travers la négociation des gardiens de la lettre et de la foi, la construction du consensus nécessaire à la délimitation d un espace de mémoire collective et partagée, les figures d autorité qui imposent la clôture ou au contraire la réouverture du corpus. Qui est l auteur du texte canonique? Quel est le statut du médiateur humain dans la transmission d un texte révélé? La comparaison des grandes traditions textuelles révèle des scénarios spécifiques. En Chine, par exemple, Confucius apparaît comme l éditeur-transmetteur d un corpus de textes qu il n a pas écrit. Cette figure fondatrice est transformée et resémantisée dans les étapes ultérieures de la tradition confucéenne. À Alexandrie, le bibliothécaire, qui déploie sa médiation éditoriale éditoriale entre l auteur et le lecteur, devient un artisan du culte des morts, qui réassemble les textes désarticulés comme Osiris. En Inde, le Veda se perpétue de toute éternité, "incréé, éternel ", ou " œuvre initiale, elle-même créatrice, du dieu créateur " pour reprendre les mots de Charles Malamoud bibliothèques et lettrés: pourquoi réunir?? Pourquoi accumuler des livres? Les effets de la bibliothèque ne s identifient-ils pas à la somme des effets des livres qu ils renferment. La bibliothèque, dans la diversité de ses formes, est le lieu où s objective, par la collection, la conservation et le classement, un rapport particulier au temps, au passé, à la capitalisation des savoirs et des expériences. La bibliothèque définit un horizon de langue, de discours, de parole efficace et de savoir, concentré sur une finalité précise ou tenté par l universalité. Elle est un espace partagé, entre les hommes du passé et les hommes du présent. Elle reflète une conception de la mémoire et du savoir, concentrée ou extensive, refermée sur quelques textes essentiels, voire identifiée à un livre ou un corpus de textes qui sont eux-mêmes une bibliothèque, ou aspirant au projet de l encyclopédisme. Qu est-ce que l universalité d une bibliothèque? Assurbanipal, les empereur chinois, Ptolémée à Alexandrie, les détenteurs du pouvoir temporel et spirituel en Europe au XVIe s. ont apporté chacun des réponses spécifiques à cette question: leurs bibliothèques matérialisent une conception de la tradition et

10 définissent ses usages, ses destinataires, comme les bénéfices intellectuels et symboliques qui en sont attendus. traditions de textes: pourquoi conserver? Sous quelles formes conserver? Et que conserver? Le support ou l inscription? La lettre ou le sens? La citation ou sa paraphrase? Un état du texte ou le spectre de ses possibles à travers l inventaire de ses variantes? Ce qui est en jeu ici est la nature, la portée des opérations qui rendent possible la transmission des textes et leur diffusion dans une société? Copier, traduire, translittérer, définir ce qui doit rester immuable et ce qui peut être soumis à mutation, définir les seuils acceptables de modification, de reformulation, d interpolation ou de suppression: autant de décisions prises par des acteurs autorisés ou non, individuels ou institutionnels, déterminées par la nature des textes, leur origine, comme par les usages auxquels ils sont destinés. Un texte didactique, un texte révélé, des textes de piété, un texte classique, porteur de valeurs qui définissent une identité collective et une ligne de transmission, induisent des usages, des protocoles de lecture et des types d intervention critique et éditoriale particuliers. construction sociale des traditions: comment valider? Comment authentifier un texte? Par quelles procédures se met-on d accord sur la lettre, sur le sens, sur la structure d un texte? Comment se résolvent les conflits sur les textes? Comment se constituent, comment fonctionnent et coexistent, dans une société, les différentes communautés des gardiens du texte, qui s échangent livres, questions, citations, mots, problèmes dans une sociabilité savante aux riches figures? Pour quelles raisons une société, à un moment donné, peut-elle décider de changer sa culture textuelle? L exemple du Japon, au XIXe s., nous a semblé emblématique d un tel tournant. Sous l influence occidentale, le Japon s émancipe de la prédominance de la culture lettrée chinoise, du modèle confucéen, pour ouvrir la voie à une philologie japonaise, qui se manifeste dans l enseignement, la production éditoriale, les bibliothèques. Les pratiques lettrées liées à l établissement et à la transmission des textes ont permis de commencer à explorer le paysage plus large où une culture travaille sur elle-même, en construisant ses traditions, leurs grilles d intelligibilité et leur autorité, leur efficacité sociale et symbolique. Des textes et des corpus comme la Bible, le Coran, les Classiques de Confucius ou la littérature grécolatine ont eu de multiples usages, de multiples pouvoirs, délivrant des messages éthiques, spirituels, juridiques, esthétiques. Ces pouvoirs s exercent grâce aux médiateurs qui furent les architectes de ces textes ou de ces collections de textes,

11 et qui délimitèrent un terrain d intervention technique, éditoriale, exégétique, pouvant avoir une force prescriptrice pour les communautés dans lesquelles ils vivaient. Le colloque Du livre au texte et le volume qui en découle n avaient évidemment pas pour objet d apporter des réponses à toutes ces questions, mais plutôt d en dresser une première carte, invitant chaque spécialiste, mais aussi les lecteurs de l ensemble, à circuler entre les périodes historiques et les aires culturelles, et à tisser de nouveaux liens dans les problématiques communes. Pourquoi et comment comparer? Telles sont les questions fondamentales qui ont inspiré ce projet interdisciplinaire. Je tirerai pour conclure un premier bilan, ouvert et provisoire, et j esquisserai quelques perspectives futures. Pourquoi comparer? Chacune des disciplines représentées l histoire de l humanisme, la sinologie, les études sanscrites, islamiques etc a sa propre cohérence, sa propre histoire, ses méthodes, sa technicité, ses acteurs et ses traditions académiques. La comparaison ne vise pas à résorber ces spécificités dans une méta-discipline englobante, comme l histoire comparée, la littérature ou la linguistique comparées, mais à ouvrir un espace de lecture et d écoute mutuelles, d échange de questions, de circulation de modèles et d instruments de recherche entre les champs. La mise en circulation de situations et de dispositifs ancrés dans une aire culturelle, une période historique et un champ linguistique nous paraît susceptible d avoir deux effets principaux: contribuer à construire un objet ou un champ de recherche dans leur dimension anthropologique fondamentale, comme ensemble de possibles qui se trouvent réalisés dans des situations historiques particulières. Mais loin de conduire à un relativisme généralisé, ou simplement à une typologie de variantes, la comparaison apparaît comme le moyen de mettre en évidence des constellations de facteurs et des enchaînement de relations causales, les ramifications particulières qui enracinent cet objet ou ce champ de recherche dans la culture, l organisation sociale, la langue, l histoire d une communauté humaine particulière.

12 apporter, par conséquent, un surcroît d intelligibilité et de complexité au terrain de recherche particulier de chaque spécialiste, à un double niveau. D abord, en aidant à circonscrire le champ des pratiques lettrées, qui ne devient visible que si l on adopte un autre point de vue sur la monumentalité des textes et des oeuvres, si l on prend de la hauteur par rapport au découpage des disciplines d érudition (codicologie, philologie, histoire du livre, histoire des bibliothèques, paléographie...) pour adopter une perspective historique et anthropologique globale sur la construction des traditions de textes et de savoirs. Ensuite, en invitant à confronter les situations et à identifier les facteurs, et les interrelations de facteurs, qui déterminent la spécificité d un moment particulier de l histoire culturelle d une région ou d une aire linguistique. La comparaison est un outil pour affiner le grain de la recherche et non un tamis aux mailles trop larges, qui laisserait échapper la spécificité des domaines confrontés. Comment comparer? La publication du volume Du livre au texte, si elle constitue un premier aboutissement de la recherche engagée depuis 1997, en marque moins l achèvement qu une étape. La comparaison a été une hypothèse de départ, qui a conduit à solliciter les interventions de spécialistes de différents champs culturels en fonction d une grille préalable de questions et de problèmes. Pour certains, la discussion s est engagée dans un séminaire préparatoire au colloque de juin 1999. Pour d autres, en particulier des chercheurs étrangers ou éloignés de Paris, la confrontation a eu lieu lors des sessions thématiques du colloque. Pour tous, nous espérons que la réflexion commune continuera à se développer à partir du livre lui-même et d un forum de discussion. La publication du livre découlant de cette rencontre a conduit les deux éditeurs intellectuels à nouer les fils des grandes sections de l ouvrage, dans quatre articulations offrant un parcours possible à travers les contributions et mettant en évidence certains noeuds de problèmes. Ils ont joué le rôle de synthétiseurs, selon l expression de M. Detienne, en essayant de construire un certain nombre de comparables et de définir les facteurs et les interrelations de facteurs qui déterminent la spécificité des situations historiques présentées dans

13 les différents chapitres. Cette étape de lecture et de réflexion constitue une plateforme de travail pour une nouvelle phase de notre recherche. Nouvelles pistes comparatives Je voudrais pour conclure formuler les perspectives de travail qui me semblent pouvoir être suivies à l avenir. La première perspective serait sans doute de radicaliser le projet comparatif, en accentuant l écart entre les comparables, et en allant au-delà d un partage qui a été effectif dans notre travail, celui entre culture lettrée et non lettrée. Que peuvent nous apprendre les sociétés sans livres et sans bibliothèques matérielles sur les pratiques lettrées? Comment peuvent-elles nous aider à construire les catégories de la mémoire, de la construction des traditions de savoir, de l autorité et de la transmission? Et comment rendre compte des opérations par lesquelles, dans une société donnée, des communautés particulières, dans la pluralité de leurs visées, sociales, corporatives ou philosophiques, adoptent un regard réflexif sur leur propre culture, sur leur identité, sur les fondements et la cohérence de leurs traditions, de leurs valeurs, de leurs croyances? Des opérations comme la généalogie, la classification, le consensus sur la forme et le sens des grands textes de référence, les protocoles exégétiques et la résolution des conflits d interprétation, la formalisation du droit et du rituel, la décision de modifier, d adapter une tradition, d y introduire l innovation, de l abandonner ou de la croiser avec une autre, ces grandes figures de l histoire des savoirs conduisent à dépasser le clivage des degrés de développement ou des formes de sociétés basés sur la maîtrise ou non de l écriture et de l archive écrite. Seconde perspective. Si l on admet que le comparatisme est une stratégie de recherche contribuant à la construction d un objet complexe, cette stratégie de recherche devrait pouvoir être élaborée et définie à plusieurs niveaux. nous avons exploré celui de la confrontation entre des aires culturelles, comme par exemple le monde grec et la Chine, l Inde et les sociétés islamiques. La comparaison, dans ce cas, est un questionnement mené de l extérieur, depuis un point de vue lui-même marqué par son appartenance à un lieu et à une époque, à une culture et à une tradition disciplinaire.

14 Un second niveau serait celui du comparatisme interne à une société donnée : si je reprends l exemple d Alexandrie, je peux par exemple comparer ce qui se passe entre la géographie et la philologie, du point de vue d une opération fondamentale qui est la correction, la rectification, la critique des documents, le travail d annotation sur des documents. La comparaison porte sur des traditions savantes coexistant dans une même société, sur les influences éventuelles de l une à l autre, sur les transferts de concepts et de modèles, sur la spécificité des pratiques, des acteurs, des figures d autorité et des modes de légitimation. Ce comparatisme interne peut intervenir dans la synchronie, entre plusieurs traditions différentes dans une même société : par exemple l articulation du bouddhisme, du taoïsme et du confucianisme en Chine sous les Song. On envisagera alors les communautés spécifiques de production et de réception des textes adaptées à chacun de ces courants ; leurs positions respectives par rapport à l écriture, au manuscrit, à l imprimé; l efficacité particulière de l écriture (par exemple la calligraphie pour des textes poétiques ; le simple fait de copier ou de faire copier des sutras) ; leur répartition entre les sphères du public et du privé, du politique, du religieux etc ; leur traitement bibliographique dans les bibliothèques impériales ; les modes de mémorisation des textes ; le statut des commentaires et le type de pratiques lettrées impliquées dans chacun de ces courants. Un troisième niveau serait de faire du comparatisme lui-même l objet de l enquête historique. Le comparatisme apparaît en acte, de facto, in situ, dans toutes les situations où des voyageurs, des missionnaires, des conquérants, des souverains dans une société multiculturelle font l effort d établir un terrain de communication, de traduction et d échanges entre les langues, les catégories conceptuelles, les croyances religieuses, les pratiques. Les motivations de ces rencontres, la symétrie ou la dissymétrie de ce mouvement vers l autre, sont autant de facteurs qui en conditionnent le sens, et parfois la portée et la réussite historiques. Les traductions d une langue et d un univers culturel à l autre, les dictionnaires, l effort pour s approprier des manières de dire et de penser étrangères afin d exporter des enseignements religieux et philosophiques dans un nouveau milieu de réception : ces opérations furent à la base des efforts des Jésuites en Chine au XVIIe s., par exemple pour acclimater Aristote ou Epictète en terre de Chine. Traduire signifiait adapter à la langue, à la rhétorique, aux mécanismes intellectuels de la culture lettrée confucéenne. Les traducteurs chinois des sutras bouddhistes accomplirent un pareil travail d adaptation entre deux univers linguistiques et rhétoriques. De même les lettrés et hommes d église syriaques, au Ve et au VIe s., traducteurs d Aristote et véritables passeurs

15 culturels, entre Byzance, la Perse et le monde arabe. La traduction implique une comparaison de fait entre les langues, les systèmes de pensée, les opérateurs logiques qui inscrivent les étapes du raisonnement dans le découpage de la syntaxe. La pratique lettrée conduit les traducteurs, in fine, à prendre conscience de la spécificité de leur propre langue, de ses pouvoirs comme de ses limites ce qu elle permet ou non de dire et de penser. Il serait donc d un intérêt tout particulier de s attacher à l ancrage culturel, intellectuel, linguistique de telles pratiques de comparaison, impliquant un va-etvient entre ici et l ailleurs, entre le familier et l inconnu. La relation entre l un et l autre terme est celle d une dialectique complexe de provocation mutuelle, d élucidation réciproque. On peut ici rappeler que la comparaison compte parmi les procédures intellectuelles les plus fondamentales : comparer, c est utiliser une réalité connue comme un levier cognitif pour faire bouger ce qui est inconnu. C est déployer un espace logique qui n est pas celui de l identification, mais celui de l analogie, c est-à-dire d un écart qui est la condition de possibilité de la pensée comme son objet même. Ce pouvoir instrumental apparaît dans des types de discours variés, je pense par exemple à Anaximandre de Milet, au VIe s. av. J.-C., affirmant que la terre est un tronçon de colonne, ou à Christophe Colomb, comparant dans son journal de bord, les rames utilisées par les Indiens aux pelles à pain des boulangers de Séville. De telles comparaisons sont fréquentes dans les récits de voyage, dont on sait les liens avec l histoire de l anthropologie. Etudier la comparaison comme pratique lettrée et intellectuelle, mettant en œuvre et en mouvement les langues, les cadres de pensée et les traditions savantes, essayant parfois de construire le passage, c est-à-dire l intelligibilité, de l une à l autre, voilà ce qui pourrait conduire à une nouvelle étape dans la comparaison des mondes lettrés.