Devant les photographies de Marion Gronier, comme

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1 PORTRAIT / REGARD Marion Gronier UNE PATIENTE TENSION 36 Devant les photographies de Marion Gronier, comme devant toutes les photographies, il y a quelque chose que je m efforce d éviter : c est de lester mon regard par la sempiternelle question «Qu est-ce qu elle veut nous donner à voir? Qu est-ce qu elle veut nous dire?» La réponse est dans l aboutissement de l observation lente, du temps laissé à la montée de l émotion, puis du raisonnement : la démarche est d abord celle du regard naïf, curieux, ouvert à l observation et à la sensation. Après le regard, après l émotion, après l interrogation, vient le sens. Démarche exigeante et patiente. Devant moi, trois photographies. Trois visages, de face, regard droit vers l appareil, vers la photographe, vers moi qui regarde. L un cadré au niveau des cuisses, le deuxième en buste, le troisième très serré, sur le visage. Les yeux sont très sombres, le deuxième visage est extrêmement maquillé de noir, sourcils et pourtour de l œil très soulignés, goutte et point noir sur le front. Mais il y a beaucoup de blanc aussi : la peau très maquillée du troisième visage, de plus enserré dans un voile blanc, une ampoule électrique nue, trouant l obscurité de la première photographie. Les fonds, derrière ces visages, sont presque indistincts, noyés dans l obscurité : peut-être des murs nus, de grands tissus tendus ou vaguement plissés. La construction est rigoureuse, très centrée. Et puis, le regard s attardant, s affinant, des détails apparaissent. La première personne est coiffée d une curieuse tiare aux formes complexes, et porte un genre de manteau dont on devine, malgré l obscurité, qu il est brodé de la même manière que la coiffure. Chinois, comme on voit maintenant que sont les traits du visage. Le voile blanc qui enserre le visage de la troisième pourrait s apparenter à un voile de nonne, mais le caractère manifestement japonais de ce visage infirme cette hypothèse. Le point noir sur le front du deuxième visage, l affirmation spectaculaire du blanc des yeux cernés de kohol sont certainement des caractères indiens l étoffe de sari qui l enveloppe y fait aussi penser. Un homme probablement, le chinois, deux femmes en apparence, une indienne et une japonaise, mais un doute s impose à moi quand même : quelques chose dans la forme du visage, du cou, quelque incertitude masquée sous l épais maquillage. Un contexte est quasiment absent, qui permettrait de donner un sens immédiat à ces photographies, qui leur donnerait une épaisseur immédiate, concrète, incarnée dans l absence même d épaisseur de la photographie. Ils sont debout certainement, les bras ballants, immobiles. L émotion monte rapidement, violente, étreinte du cœur face à ces visages où se lit quelque chose qui a trait à la lassitude, à

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4 la vulnérabilité, à une improbable attente. Visages où se devine une interrogation, miroir de la nôtre. Ces personnes n attendent visiblement rien du photographe, elles semblent simplement interroger l objectif : elles sont très loin, elles sont ailleurs, quelque part en un lieu abstrait dont je peux comprendre l existence possible, nécessaire même puisque elles sont des vivantes, mais pas l essence même. Elles attendent peut-être quelqu un, mais ce n est pas elle, la photographe, qui repartira bientôt, ni moi qui verrai la photographie dans une contrée lointaine. C est autre chose qui est très proche d elles, en elles-mêmes peut-être. Ou au contraire quelque chose qu elles viennent de quitter, qui les laisse désemparées, et loin d elles-mêmes encore. Ces regards très directs, très droits, sont comme rentrés en euxmêmes, un peu absents. Ils semblent n attendre rien de moi : si le portrait photographique est nécessairement univoque, la personne qui se laisse photographier interroge néanmoins le spectateur, comme déjà conscient du regard de sympathie ou de répulsion, ou de pitié, ou de tel ou tel autre sentiment qu il veut et sait pouvoir susciter. Rien de tel ici, rien qu une trace d absence dans le regard : aucun mouvement du corps ou de la tête n est saisi dans l instant de la photographie, rien ne semble devoir se produire dans le moment qui suit. Regards qui m étreignent, mais qui soulignent mon impuissance à y répondre. L émotion est forte, née de ce contraste entre la proximité immédiate, l interrogation désenchantée, et le vertigineux éloignement de la photographie et de l étrangeté de «l être étranger» ensuite. Double «être étranger» : celui de l éloignement géographique, mais celui aussi, plus mystérieux, de la fiction incarnée, de l imaginaire rendu un moment réel. Je regarde ces maquillages, ces costumes : ce sont des comédiens, sans doute. Personne n est ainsi grimé dans la vie courante. Mais ils ne sont pas sur scène, visiblement. Ils sont donc en attente, dans les coulisses, avant ou après la représentation. Cette absence calme et vaguement inquiète dans leur regard dit la perte et la quête : perte de soi, de la personne avant le maquillage, le costume, l actrice, l acteur. Perte ou quête du personnage que l on n est plus, que l on vient de quitter sur scène, ou au contraire que l on espère de nouveau retrouver, mais le doute le doute permanent du comédien subsiste encore dans ces regards vaguement interrogateurs. Maintenant seulement puis-je interroger la photographe, questionner Marion Gronier. Marion qui a suivi pendant des semaines des comédiens de village en village, en Chine, puis en Inde, puis au Japon, troupes constituées ou rassemblements de circonstance, jours et nuits. Marion qui quête inlassablement ce temps de latence, cet entre-deux indécis entre la personne et l acteur, le sosie, l autre moi possible et éphémère. Marion qui saisit si bien cette inquiétude de l acteur, qui ne sait plus très bien qui il est, qui il a été, qui il sera, personnage fabuleux ou femme, homme ordinaire et désenchanté. Marion photographe passeur, qui n interprète pas, ne juge pas. Qui, travaillant au moyen format argentique, avance avec la lenteur nécessaire à son projet, lenteur qui appelle celle de notre regard et de notre réflexion. Qui, approchant au plus près ces lointains visages, nous les rend si proches, si sensibles. Sachons prendre le temps d entrer dans la très grande beauté de cette tension, si humaine dans l impossibilité de sa résolution même. Jean-François Jacques

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