Restitution d une expérience d ethnographie filmée sur support DVD vidéo



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Transcription:

1 Restitution d une expérience d ethnographie filmée sur support DVD vidéo Annie Mercier 1 Résumé Par la possibilité d associer, sur le même support, un film ethnographique et des documents complémentaires faits d images fixes, d images animées, de textes, le DVD vidéo permet à l ethnographe cinéaste de développer des écritures multimédia qui rompent avec l écriture linéaire que lui impose le montage sur pellicule ou bande vidéo analogique. L expérimentation de cette procédure, à partir d un travail de terrain effectué dans le magasin Tati Barbès à Paris, nous a permis d enrichir notre restitution filmique d une restitution multimédia qui donne à voir la réalité filmée sous des points de vue ethnographiques et méthodologiques qui demeuraient des dimensions cachées du film. Sur support pellicule ou bande vidéo analogique, l ethnographe cinéaste ne peut concevoir le montage que sous la forme d une écriture linéaire. Ce type de montage requiert l adoption d un point de vue et d une dramaturgie qui président au choix et à la mise en ordre des plans. Pour l ethnographe cinéaste, cette procédure implique de reléguer au chutier des stocks d images qui n ont pas leur place dans l économie et l écriture du film. Ces «restes d un film», parfois fort intéressants d un point de vue ethnographique, sont bien souvent des documents qui restent à jamais inexploités. A cela, plusieurs raisons. D une part, même si la possibilité d organiser ces images en courts-métrages apportant un point de vue complémentaire au film reste ouverte, pratiquement, cette opportunité est rarement exploitée tant il apparaît difficile de faire jouer ensemble des films sur un support, qu il soit cinéma ou vidéo, qui dissocie les documents filmiques, les donnent à lire séparément et n invite guère à créer des rapprochements de sens et de propos entre eux. Outre cet aspect purement technique, une autre raison détermine la non exploitation des «restes d un film» sous la forme de courts-métrages : dans les rushs tournés pour réaliser un film, il y a une part d images qui résiste à entrer dans une écriture audio-visuelle linéaire car elle reflète des fragments de réalité éparses, dé-contextualisés d un ensemble, qui témoignent des essais, des ébauches et de la diversité de points de vue que l ethnographe cinéaste a expérimentés à la prise de vue pour ajuster sa problématique de recherche aux réalités observées. Pour restituer et faire émerger du sens de cette matière audio-visuelle hétérogène mais pourtant riche d observations ethnographiques et représentative de la démarche de terrain du chercheur, il faut l organiser autrement que dans une logique de montage linéaire et continu. Peut-être faut-il inventer une autre façon d associer les images entre elles, y adjoindre du texte, des commentaires, des graphiques? Le DVD vidéo, qui permet d associer sur le même support des images animées, des images fixes, du texte, des graphiques peut permettre à l ethnographe cinéaste de réenvisager la restitution des matériaux audio-visuels de terrain. Au delà d un support

2 qui invite à adjoindre au film des documents de terrains complémentaires de diverses natures, il permet de développer une écriture inédite, multimédia, qui joue avec ces différents modes de restitution du réel en les associant entre eux par des liens qui sont proposés à l utilisateur sous la forme de menus ou de «boutons». Rompant avec une pratique d écriture linéaire, l écriture multimédia joue sur des associations d image, de mots, de sens qui s organisent sous une forme arborescente. Pour l ethnographe cinéaste, cette écriture peut permettre de travailler les matériaux visuels, sonores, textuels de son enquête de terrain sous la forme de scénarios interactifs conçus comme des sortes de «jeux de pistes» où l utilisateur est dans une position de spectateur actif qui chemine cependant à l intérieur d un parcours qui lui est proposé et dont le but est pré-déterminé. Face à cette innovation technologique qui offre la possibilité d écrire et de lire des documents d une manière autre, l ethnographe cinéaste qui a le projet d associer à sa restitution filmique une restitution multimédia doit s interroger sur différents points. Pourquoi et comment articuler un document multimédia avec son film? Quel point de vue développer dans ce document multimédia et comment transposer ce point de vue en scénario interactif? Sur quoi est-il intéressant de faire interagir l utilisateur et en quoi cette interactivité joue-t-elle sur l écriture du scénario proposé? Ces réflexions sont nées au moment où je me suis engagée dans le projet de réaliser un DVD vidéo à partir de mes travaux d ethnographie filmée réalisés dans le magasin Tati Barbès à Paris. J ai fait ce choix dans la perspective de pouvoir associer, sur le même support, le film ethnographique que j avais réalisé en 1993 2 et un document multimédia au travers duquel j avais la possibilité de présenter des documents audiovisuels de terrain qui n avaient pas trouvé leur place dans l économie du film. Le propos autour duquel j ai envisagé de construire ce document multimédia, conçu comme un complément du film, est le suivant : permettre à l utilisateur d effectuer divers cheminements dans la matière filmée, que ce soit celle du film ou celle issue des rushs non montés, en le guidant au rythme et à la manière dont j ai construit ma problématique de recherche, mon travail de terrain et mon dispositif d observation filmique ; ceci, afin de développer un approfondissement des observations ethnographiques restituées dans le film mais aussi de restituer la manière dont ces observations ethnographiques ont été recueillies sur le terrain, à l aide d une caméra. Par rapport à ce propos, l écriture multimédia me semble d un intérêt tout particulier pour plusieurs raisons. Par la possibilité de juxtaposer plusieurs plans à l intérieur du même écran, d y adjoindre du texte, de circuler d une image à l autre, d extraire une image d un ensemble ou inversement, l écriture multimédia donne la possibilité de croiser différents points de vue d analyse et permet de les associer entre eux non pas de manière linéaire mais dans une dynamique polysémique. Cette manière de faire jouer les images entre elles peut permettre de développer un propos ethnographique d une nature différente de celui qui peut être tenu dans un montage linéaire. La confrontation de deux plans d une même situation filmée sous deux angles différents, par exemple, permettra de donner à lire, sur le même écran, une action et le contexte dans laquelle elle s est déroulée. La mise en page d une image au milieu d une multitude d autres images qui restituent l ensemble dans lequel cette image s inscrit, pourra faire apparaître une relation du simple au multiple, du détail au global. Toutes ces possibilités de montage enrichissent la lecture d une image de points de vue multiples qui aident à restituer la complexité de la réalité du terrain et permettent d en affiner l analyse ethnographique.

3 Par ailleurs, cette logique d association visuelle qu impulse l écriture multimédia, faite d allers-retours d un motif visuel à un autre, de passages du détail au global et réciproquement, peut s apparenter, sous bien des aspects, à la logique de travail et d observation dans laquelle se trouve l ethnographe cinéaste sur le terrain, avec sa caméra. En effet, si l ethnographe cinéaste s attache à déterminer un point de vue qui guide sa manière de filmer, il est néanmoins confronté, dans la pratique, au réajustement perpétuel de ce point de vue, en fonction des conditions d observation de terrain. Cet ajustement se pratique dans l immédiateté des gestes de filmer et cela implique une dynamique de pensée de l ordre de l association visuelle qui conduit à faire des choix entre une situation ou une autre, un ensemble ou un point de détail, une manière de filmer ou une autre (un gros plan ou un plan large). Parce qu il peut retrouver dans l outil multimédia une forme de pensée qui s avoisine de celle qu il expérimente dans l expérience de filmer, l ethnographe cinéaste peut tenter de s approprier cet outil pour revisiter les images qu il a tournées et reconstituer le parcours qu a effectué son regard, dans une situation donnée. En confrontant différents plans entre eux sur le même écran, en exprimant la manière dont ces plans ont été tournés, par du texte, du commentaire, l ethnographe cinéaste peut ainsi mener un travail d élucidation de ses propres pratiques. Donner à lire au spectateur du film ce parcours du regard, dans un scénario interactif, permet de redonner le cadre dans lequel le film a été réalisé ainsi que la manière dont il a été fabriqué. C est en quelque sorte la mécanique du film, qui reste bien souvent la dimension cachée des productions ethno-cinématographiques, qui pourrait aussi se donner à voir au travers d un document multimédia. A partir de ces intentions initiales qui présidaient à mon projet de réaliser un document multimédia autour de mon expérience «chez Tati», il me fallait définir les stocks d images à partir desquels travailler, déterminer des scénarios de navigation à l intérieur de ces images et réfléchir sur les points d interaction que j allais proposer à l utilisateur pour intervenir sur les matériaux visionnés. Pour réaliser cette expérience, j ai tout d abord revisité mon film sur un ordinateur, à partir du logiciel de montage Final Cut. Ce dispositif de visionnage m a permis d effectuer une lecture du film radicalement différente de celle que je pouvais mener jusqu alors en vidéo. Par rapport au support analogique qui suscite le visionnage d un film de manière linéaire, les logiciels de travail de l image numérique apportent de nouvelles possibilités de lecture des documents filmés qui en permettent une analyse suscitant d emblée une dynamique multimédia. Un film digitalisé (acquis sur ordinateur) est visualisé dans un logiciel comme Final Cut à partir d un dossier appelé chutier. Lorsqu une séquence de ce chutier est visionnée, elle s affiche à l écran sous la forme d une «time line» qui renvoie une représentation physique du film : c est une bande horizontale, avec un début et une fin. Sur cette «time line», lors d un premier visionnage, on peut mettre des index (marqueurs) qui permettent de repérer certaines images du film, certains plans, certaines séquences. On peut ensuite aller directement à ces marqueurs et lire le film à partir de ces points précis. C est là un moyen de lire le film autrement que dans une logique linéaire, du début à la fin. Outre cette faculté de lire un film à partir de repères qui ont été indexés sur la «time line», on peut aussi découper le film en séquences, voire en plans ou en images, en créant des sous-chutiers à partir du premier chutier du film. Cette opération permet de découper le film pour en extraire des fragments d images qu il est possible de lire et d analyser indépendamment les uns des autres, ou simultanément en les plaçant sur différentes fenêtres de l écran.

4 Cette technique, appliquée à la relecture de mon film, m a permis de découper celuici en séquences afin de les juxtaposer sur un même écran et les analyser d une manière comparative. Ce premier dispositif de lecture et d analyse filmique, induit par les techniques du numérique, m a fait entrer dans une dynamique de démontage du film que je me suis attachée à fragmenter en autant de séquences que de thèmes ethnographiques ou méthodologiques que j avais l intention de développer dans le document multimédia. Ces premières images sélectionnées à l intérieur même du film m ont renvoyée au stock d images que j avais remisé au chutier lors du montage. A partir de chacune des séquences retenues du film, j ai re-visionné les rushs correspondants afin de m interroger sur ce qui avait fondé mes choix de montage mais aussi afin de tenter de trouver des manières possibles de faire jouer autrement ces rushs avec les séquences montées dans le document multimédia. A partir de ces différentes sources audio-visuelles sélectionnées, celles issues du film et celles issues des rushs non montés, j ai procédé à un premier travail d analyse et de lecture de ces images en les travaillant sur le logiciel DVD Studio Pro. Avant même d inventer des scénarios interactifs, j ai réalisé des expériences de juxtaposition d images sur un même écran, des expériences de navigation, pour tenter de trouver, à partir de la matière visuelle elle-même, des agencements de sens possibles, me laissant guider par l intention de restituer à l utilisateur le cheminement que j avais effectué dans le magasin Tati, en tant qu ethnographe vidéaste. Un premier constat s est imposé : le retour aux rushs m a renvoyée, d emblée, une image du magasin au travers de laquelle je retrouvais toutes les interrogations méthodologiques auxquelles je m étais confrontée lors du tournage du film. En premier lieu surgissait, en plein écran, la problématique de la foule et du brassage permanent de clients et de marchandises qui caractérise ce magasin. Je me suis attardée longuement sur ces plans larges du magasin que j avais réalisés en tout début de tournage : dans ces plans, filmés d un point de vue qui se proposait d embrasser la globalité du magasin, la foule dense et compacte remplit le cadre de l image, une agitation faite de flux et de reflux permanents de clients se donne à observer. Comment se faufiler dans cette foule pour accrocher mon observation? Comment construire un point de vue sur un objet d étude qui est lieu «du mouvement incessant, de la circulation incontrôlable des hommes et des choses» 3? En parcourant les travaux de Colette Pétonnet, ethnologue qui a longuement travaillé sur les difficultés d approche du champ urbain, j ai trouvé quelques pistes méthodologiques. Cette chercheuse invite l ethnologue à retrouver, en milieu urbain, les repères d une démarche d enquête ethnologique «classique» à savoir délimiter des espaces et des temps d observation ainsi que des groupes de personnes à observer déterminés. C est à partir de ces remarques que j ai réalisé que le magasin m offrait un cadre d observation aux limites spatiales et temporelles clairement définies (l espace public du magasin, les heures d ouverture) et que ce cadre délimitait un groupe de personnes à observer (les clients et le personnel du magasin). Me situant moi-même à l intérieur de ce cadre, que j ai longuement observé et arpenté, ma problématique de recherche a pris forme : envisager le magasin Tati comme un lieu de tous les brassages - brassages de marchandises, brassages de populations d origines diverses au sein duquel se développent des pratiques marchandes qui reflètent les imaginaires, les représentations sociales, culturelles et symboliques des clients qui les effectuent. A partir de cette problématique, j ai construit un angle d approche ethnovidéographique : envisager l espace public du magasin comme un espace scénique

5 traversé par des acteurs qui jouent des scènes quotidiennes de la vie marchande. Ce point de vue d observation m a conduit à délimiter divers espaces scéniques : certains correspondaient à des aires spatiales clairement définies, comme les rayons, les espaces «caisse» ; d autres correspondaient à des motifs dramaturgiques (espace scénique de la vendeuse, du manutentionnaire, du client). Dans le document multimédia, je propose de restituer une approche du magasin Tati à partir des partis pris méthodologiques d observation ethnographique qui ont balisé ma démarche de terrain. Une première page constitue le menu de départ : présentée sous la forme d un kaléidoscope d images, avec légendes, cette page restitue divers espaces scéniques du magasin. Au centre, une image plus grande que les autres : c est un plan large du magasin, traversé par une foule permanente. Sur le pourtour de ce plan, huit petites images qui donnent à voir comme des détails du plan large, c est-à-dire des situations qui participent de l ensemble du magasin. Toutes ces images sont issues du film et elles sont supposées avoir été vues par l utilisateur. Ce point est important. Ce multimédia propose en effet à l utilisateur de voyager dans les images à partir de la mémoire visuelle qu il a gardée du film. Cette mémoire, on le présume, suscite un mouvement de l utilisateur vers telle ou telle image car elle le renvoie à certaines séquences du film qu il a déjà vues. Le principe général de navigation est le suivant : lorsque l on clique sur le plan large (image centrale), on entre dans un scénario interactif qui restitue la problématique et la méthodologie de terrain ; lorsque l on clique sur une des images du pourtour, on entre en direct sur un espace scénique : une scène s y joue et elle peut être visionnée sous différentes formes qui privilégient l observation ethnographique. L idée générale est de permettre à l utilisateur d effectuer son propre parcours, de se raconter sa propre histoire, à partir de différents espaces scéniques du magasin qui correspondent à autant de points de vue différents sur la réalité observée. Des liens entre le plan général au centre et les images du pourtour sont possibles, à l intérieur même de chacun des scénarios ; ceci afin de créer des allers-retours entre les détails d une réalité et la globalité dans laquelle ils s inscrivent. Ce document multimédia a été conçu de manière expérimentale et dans une dynamique évolutive. L écriture multimédia, qui joue sur des associations d image et de sens que le concepteur tente d expérimenter, se doit d être soumise au regard d un utilisateur pour qu ainsi soient testés le mode de navigation et les scénarios proposés. C est en fait une sorte de feed-back sur le travail accompli qui se joue lorsque l utilisateur navigue dans l objet multimédia. En observant la manière dont chaque utilisateur s approprie le document multimédia qui lui est proposé, le concepteur a un retour sur la manière dont son travail est interprété et cela peut lui permettre d affiner son écriture. La souplesse du numérique offre en effet la possibilité d effectuer des réajustements continuels, ce qui était fort peu commode de réaliser sur support pellicule ou vidéo analogique.

6 1 Ethnologue vidéaste, Chercheur associé au Laboratoire d Anthropologie Visuelle et Sonore du Monde Contemporain, Université Paris 7 2 «Attention les clients sont derrière la porte», documentaire ethnographique sur le magasin Tati Barbès, Paris. Vidéo, 52 mn, 1993. Réalisation, prise de vue, montage : Annie Mercier. Production : Les Compagnons du Regard, GREC, GAEC du Canada. 3 Colette Pétonnet, «L observation flottante. L exemple d un cimetière parisien», L Homme, oct-dec. 1982, XXII (4), p.37.