Identité et transmission dans les partenariats école entreprise Hélène Cardu, Ph.D. Université Laval Québec, Canada Bruno Bourassa, Ph.D. Université Laval Québec, Canada NATCON Papers 2000 Les actes du CONAT
2 H. Cardu et B. Bourassa IDENTITÉ ET TRANSMISSION DANS LES PARTENARIATS ÉCOLE-ENTREPRISE Les exigences relatives à l insertion socioprofessionnelle se sont accrues depuis les 25 dernières années. Une crise de l emploi, caractérisée notamment par le chômage et la précarité, touche plus sévèrement les jeunes et particulièrement ceux qui n ont pas de diplôme d études secondaires ou qui ne possèdent pas l employabilité requise pour mieux s intégrer au marché du travail. Le programme des cheminements particuliers visant l insertion sociale et professionnelle des jeunes (ISPJ) a été implanté dans les écoles secondaires du Québec en 1989 afin de mieux préparer ces clientèles dites «à risque». Les jeunes qui y sont inscrits ont entre 16 et 18 ans et sont aux prises avec des difficultés d adaptation et d apprentissage importantes qui les empêchent de poursuivre leurs études dans les filières traditionnelles (Conseil supérieur de l éducation 1989). Le partenariat renvoie à une construction progressive, à des actes négociés qui se développent autour d un projet ciblé, auquel adhèrent des partenaires. Ce programme privilégie l alternance travail-études comme stratégie pédagogique où les partenaires de l école et ceux de l entreprise sont mis à contribution pour offrir, entre autres, une meilleure éducation au travail à ces jeunes et favoriser la réussite de leur insertion imminente. Plusieurs recherches constatent que les dispositifs d alternance travail-études sont plus susceptibles de stimuler les élèves en difficulté et de les aider à réaliser cette transition école-travail (Clénet et Gérard 1994). Cependant, ces mêmes recherches reconnaissent que l exercice de l alternance requiert certaines conditions nécessaires à sa réussite. L accompagnement du jeune dans l élaboration et la réalisation de son projet de formation exige notamment la collaboration soutenue des éducateurs de l école et ceux de l entreprise. À ce sujet Fonteneau (1993) écrit qu «il n y a pas d alternance efficace sans une organisation partenariale pertinente» (p. 30). Une réflexion davantage approfondie au sujet de ces rapports entre l école et l entreprise dans le cadre du programme ISPJ est apparue pertinente pour aller plus loin dans la compréhension des difficultés rencontrées par ces jeunes, mais aussi pour mieux saisir la complexité de ces rapports éducatifs entre les deux institutions. Une recherche a donc été réalisée auprès d enseignants et de travailleurs-parrains en entreprise pour en savoir davantage à ce sujet. L analyse des données a révélé
Identité et transmission dans les partenariats école entreprise 3 notamment les enjeux culturels et identitaires dans les collaborations actuelles entre les partenaires de l école et ceux de l entreprise. Elle fait l objet du présent article. Méthodologie Instrument Les recherches sur le partenariat sont relativement récentes (Zay 1994a). À la suite de la popularité que cette pratique a connue en éducation au cours des 15 dernières années, un certain nombre de chercheurs (Zay 1994b), particulièrement en Europe, ont effectué des recherches sur ce phénomène en tant que pratique et aussi en tant que notion. Ils l ont fait en analysant la manière dont sont structurées ces relations entre des partenaires, mais aussi en étudiant la représentation qu ils se font de cette réalité sociale en tant qu acteurs concernés. Les résultats qui apparaissent dans les pages suivantes émergent précisément de l analyse des représentations du partenariat des enseignants responsables de stages et des travailleurs-parrains participantss en ISPJ. Tel que le propose Abric (1994), la technique d association libre a été privilégiée : «Elle consiste, à partir d un mot (ou d une série de mots), à demander au sujet de produire tous les mots, expressions ou adjectifs qui lui viennent en tête» (p. 66). Selon lui, il s agit d «une technique majeure pour recueillir les éléments constitutifs du contenu de la représentation ( )» (Abric 1994, p. 66). Cependant, un prétest de l instrument a révélé que plusieurs répondants ne connaissaient pas le mot partenariat ce qui constitue un élément intéressant en soi. Il a donc fallu repenser le contenu de la question initiale qui a finalement été formulée de la façon suivante : «Quand vous entendez les termes collaboration école-entreprise quels sont les mots ou expressions qui vous viennent spontanément à l esprit? Expliquez.» Population La recherche s est faite dans une des régions du Québec. En tout, 18 enseignants responsables de stages des neuf écoles secondaires offrant le programme et 12 travailleurs-parrains participant à l un ou l autre des neuf programmes ont pris part à ces courtes entrevues. Aspects théoriques Quelques notions servent de base théorique à l analyse des représentations des acteurs : celle de partenariat et celle d identité. L identité constitue un processus d ajustement et de
4 H. Cardu et B. Bourassa négociation permanent (Dubar, p. 141). Dans la construction d un rapport au monde, pour l individu, «l identité n apparaît pas comme la juxtaposition simple des rôles et des appartenances sociales, mais comme une totalité dynamique, où ces différents éléments interagissent dans la complémentarité et le conflit» (Lipiansky, p.7). Cette recherche s appuie sur les notions d identité professionnelle et d identité au travail développées principalement par Dubar (1998) et Sainsaulieu (1985). Selon Dubar, l identité est la résultante d un processus d ajustement et de négociation permanent qui parfois renvoie à un décalage entre l identité pour soi et l identité pour autrui. Dans cette perspective, les catégories d analyse de l identité nous renvoient à deux types de processus. Celui qui nous intéresse le plus est le procesus relationnel puisqu il renvoie à l identité pour autrui, soit à la définition que chacun des groupes, les enseignants et les travailleurs-parrains en entreprise donnent d eux-mêmes en fonction d une image sociale qui leur a été attribuée. Nous reviendrons plus loin sur cette image sociale professionnelle dont chacun est porteur et qui est en lien avec la notion de stratégie identitaire (soit l intention d agir et l action) puisque chacun des groupes devrait agir, au sein du partenariat, de façon à correspondre à cette image. Quant à l identité pour soi, elle renvoie au processus biographique et à l identité personnelle de chacun de même qu à ce qu il vise être (c est pourquoi on parle ici d identités visées). Ce modèle de l identité est intéressant en ce qu il appelle à une transaction entre les identités attribuées et assumées et les identités visées; donc à un jeu d adaptation et de négociation entre l image sociale professionnelle attribuée ou que je veux assumer. Notre exploration des représentations liées au partenariat à pour objet sur la transaction entre l identité attribuée socialement et assumée puisque nos données portent essentiellement sur la dimension professionnelle du soi une transaction identitaire imagée dans le discours sur les conduites attendues face au jeune apprenant. Sainsaulieu (1985), quant à lui, a définit l identité au travail comme la résultante d un rapport de pouvoir à l autre et à soi dans des circonstances de relations antérieures équivalentes. Pour cet auteur, l identité est conçue comme une forme
Identité et transmission dans les partenariats école entreprise 5 collective d identification à laquelle des individus vont adhérer en fonction du pouvoir que leur confère leur statut professionnel dans l organisation. C est l influence culturelle qui joue ici un rôle majeur. Ceci est en lien avec notre interrogation puisque la question du pouvoir d action face au jeune apprenant est ce qui peut délimiter une forme culturelle d identification au partenariat. D importance ici, l identité est vue comme une forme collective d identification associée à une culture relationnelle propre aux valeurs et aux conduites privilégiées par les acteurs. Quelles seraient les identités possibles en jeu? La construction sociale de l identité du parrain en entreprise Porter un regard social sur l image du tuteur en entreprise dans la relation partenariale nous amène à des représentations multiples ou identités pour autrui (Dubar). En s occupant de partenariat, il est vu comme un donateur, quelqu un qui sait déborder la mission essentiellement productive de l entreprise pour poser un geste à caractère social. C est à travers ses conduites que s actualise sa représentation de lui-même. La construction sociale de l identité de l enseignant Formateur, éducateur, transmetteur d habiletés de base, ami, parfois confident, l enseignant est aussi celui pour qui l identité pour autrui est fort lourde à porter. Pointé du doigt par la société pour sa responsabilité dans le décrochage scolaire et pour chacun des soubresauts négatifs du système d éducation, il souffre de non-reconnaissance. Il s inscrit de surcroît de façon marginale dans sa propre institution puisqu il est en charge des jeunes aux prises avec des difficultés aiguës au niveau scolaire. Face au poids quelque peu négatif de cette image, il réagit résolument comme un agent de changement des mentalités par son engagement social auprès des jeunes. Est-il possible de déceler des valeurs et des conduites privilégiées face au jeune stagiaire qui soient semblables ou complémentaires (en interdépendance) chez nos deux partenaires? Existe-t-il alors construction d un inter-système? Nous le verrons la réponse est oui. Quelques résultats Un premier résultat à la base de la relation partenariale montre l existence d une préoccupation commune aux enseignants et aux travailleurs parrains : le bien du jeune apprenant. L insertion
6 H. Cardu et B. Bourassa socioprofessionnelle et l évitement de l exclusion sociale sont les fondements motivationnels à l action qu on lui porte, et ce, bien que les conduites et valeurs orientant l action de part et d autre puissent diverger. Les thèmes émergents différenciés Chez les enseignants, certains thèmes émergeant du discours sur le partenariat sont plus préoccupants : l importance de la collaboration qui s établit entre les partenaires ainsi que l importance du suivi, des responsabilités mutuelles et des fondements de la relation (un sous-thème : l importance de la communication à établir et des éléments contractuels à respecter). D autre part, leur influence sur la qualité du développement du partenariat avec, dans cette optique, une description des aspects de la sollicitation de l adhésion des employeurs au partenariat fait partie inhérente de leur tâche et constitue un autre thème important. Les conduites des acteurs sociaux en véhiculent les valeurs collectives professionnelles et le discours des enseignants porte sur leur rôle professionnel dans la relation partenariale. Les préoccupations des travailleurs-parrains Ce sont les questions de la conscience sociale et de l aide aux jeunes, de l importance de l emploi et de l insertion, du développement de l employabilité et, dans une moindre mesure, du décrochage qui préoccupent les tuteurs en entreprise dans cette relation partenariale. Les thèmes qui sont les plus préoccupants s articulent autour du jeune et non autour de leur rôle. Selon nous, il s agit d ailleurs là d un premier indice qui nous montre que le travailleur-parrain sait ce qu il a à exécuter comme conduite face au jeune apprenant mais ignore le rôle réel qu il pourrait jouer dans la relation partenariale. Son discours, ses conduites sont imagées à travers son image sociale (une identité attribuée et assumée), car accueillir le jeune stagiaire dans l entreprise pour l aider et pour lui éviter l exclusion sociale et professionnelle relève d un discours moral. Les thèmes de l insertion sociale et professionnelle de même que du développement des habiletés de base en emploi le préoccupent aussi. Les thèmes communs aux enseignants et aux travailleursparrains Enfin, certains thèmes sont également importants pour les enseignants et les employeurs : les problèmes et capacités des jeunes, l orientation, les coûts et bénéfices issus de la
Identité et transmission dans les partenariats école entreprise 7 collaboration et la qualité des rapports entre les acteurs. On remarque que les thèmes communs peuvent se distinguer selon deux dimensions : celle qui renvoie au jeune stagiaire et celle qui renvoie à la relation partenariale. Ainsi, les aspects du partage, les aspects relationnels, les finalités rattachées à la collaboration, de même que les coûts et bénéfices de chacune des parties émergent comme des préoccupations communes : elles renvoient au partenariat comme processus. Le jeune stagiaire : le thème de l intégration L intégration de jeune apprenant vue par les enseignants Les enseignants perçoivent leur rôle comme des catalyseurs des liens entre ce qui est transmis en classe et ce qui se passe en entreprise. Les jeunes idéalisent le marché du travail et, par les stages, peuvent établir un parallèle entre contraintes scolaires et contraintes sociales. Pour les enseignants, l entreprise permet la mise en pratique d acquis théoriques de même qu une évaluation formatrice, car elle est génératrice d une estime de soi en lien avec les performances accomplies. Selon eux, la pratique entraîne le développement de l autonomie, soit un transfert des acquis par le milieu de travail au milieu social. L intégration vue par les travailleurs-parrains Les employeurs parlent d intégration en se centrant sur l importance de leur rôle, car le transfert des apprentissages est favorisé par la multiplicité des stages. En entreprise, l idéalisation du marché du travail s y confronte à l apprentissage des normes et conscientise les jeunes apprenants aux contraintes sociales. L entreprise permet la mise en pratique d acquis théoriques et procure une rétroaction sur le plan de la pratique. Pour l employeur, les problèmes d apprentissage et de comportements qui caractérisent les jeunes constituent des obstacles à leur intégration dans l entreprise. Souvent, ce sont eux qui vont faire en sorte de les intégrer aux autres, qui aident au développement d habiletés sociales et relationnelles. Le partenariat comme processus Les rôles et responsabilités de chacun des partenaires Les rôles et responsabilités vus par les enseignants dans la relation partenariale constituent un thème intrinsèquement lié à la sollicitation. En effet, ce sont les enseignants qui s occuperont de rétroaction et agiront comme agents de liaison entre le jeune et l entreprise afin de favoriser et de compléter la meilleure formation théorique possible qui puisse favoriser la pratique et, conséquemment, l intégration.
8 H. Cardu et B. Bourassa L employeur aborde aussi le thème de l apprentissage des normes organisationnelles et de l importance de cet apprentissage pour l intégration en entreprise et l insertion sociale et professionnelle subséquente ou future. Ici, les discours des deux parties se rejoignent : il y a valeurs communes et une préoccupation autour de la personne du jeune apprenant. Les tâches sont complémentaires, car le jeune est appelé par l entreprise à offrir une certaine productivité et le rôle de l enseignant est de lui enseigner quelques notions de base qui lui permettront de répondre à cette attente de l entreprise. C est aussi l enseignant qui sollicite l employeur : «il se crée beaucoup d entraide» nous disent certains enseignants. Dans le partenariat, il y a cependant respect des rôles de chacun, même si, paradoxalement, ces rôles ne sont pas bien définis. Les enseignants sentent la déresponsabilisation de l école, qui, selon eux, s en remet trop à l entreprise. Ils doivent chercher des milieux de stage qui vont répondre aux besoins des jeunes une tâche parfois difficile. Cela renvoie à l aspect de la sollicitation, qui est aussi un élément important de la tâche de l enseignant, car l entreprise n est pas une collaboratrice inconditionnelle, son engagement demeure souvent précaire, en négociation perpétuelle. Les enseignants doivent tenir compte de la compatibilité entre les employeurs et les jeunes lors du jumelage. Ils doivent aussi faire en sorte que les employeurs comprennent bien les problématiques de la clientèle c est donc un travail d équipe, car une relation qui n est pas bonne posera problème. De plus, l enseignant se doit de développer un lien de confiance, car celui-ci est essentiel à un plan d ajustement mutuel efficace. Le discours sur son rôle et ses responsabilités dans le partenariat que tient l employeur est centré sur son rôle à rehausser l estime de soi, à agir comme soutien et à valoriser le jeune apprenant. L entreprise, quant à elle, permet l expérimentation concrète et peut diagnostiquer les lacunes qui existent chez le jeune apprenant. Le partenariat Les enseignants croient à une entente claire, bien définie, à un engagement de type contractuel et à une confiance commune à la base de la collaboration. La rencontre des attentes mutuelles tient à la simplicité des modalités de collaboration. Les employeurs s engagent peu au niveau de l élaboration des
Identité et transmission dans les partenariats école entreprise 9 ententes. Quelquefois, cependant, des plans d intervention complémentaires sont élaborés. L écart entre les cultures professionnelles propres au système d éducation et au milieu des affaires rend la communication difficile. De même, l attitude des employeurs et leur disponibilité restreinte constituent des obstacles à la mise en place d un partenariat de type collaboratif. À l origine de la relation partenariale, les rapports entre les acteurs respectifs sont inéquitables alors que l un requiert, l autre est sollicité. L alternance école-travail est-elle réellement partenariale ou n est-elle que relation fonctionnelle? À l absence de reconnaissance tout azimut que vit concrètement l enseignant, se heurte un geste à caractère social qui permet à l entreprise de s insérer dans son milieu. Ce geste vers la communauté est important et apprécié et génère souvent des retombées économiques non-négligeables. Nos données montrent que l enseignant se positionne comme un agent de changement des mentalités et du milieu. Son but semble être de faire reconnaître l exclusion et le décrochage scolaire à la fois à l interne et à l externe comme des fléaux sociaux. La stratégie du travailleur-parrain en est une de laissezfaire. On peut situer cette forme de partenariat au niveau des deux premiers échelons de la gradation de la relation partenariale établie par Landry (1995) : celle de l information mutuelle. BIBLIOGRAPHIE ABRIC, J.C. «Méthodologie de recueil des représentations sociales», dans J.C. Abric, Pratiques sociales et représentations, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, p. 59 82. CLENET, J. et C. GÉRARD. Partenariat et alternance en éducation, des pratiques à construire, Paris, L Harmattan, 1994. CONSEIL SUPÉRIEUR DE L ÉDUCATION. Les cheminements particuliers de formation au secondaire : faire droit à la différence, Québec, Gouvernement du Québec, 1989. DUBAR, C. La socialisation, Paris, Armand Colin, 1998. FONTENEAU, R. «L éducation et le partenariat», Administration et éducation, n o 48, 1990, p. 25 33. FONTENEAU, R. «L alternance partenariale», Éducation permanente, n o 115, 1993, p. 29 34.
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