1 La pénibilité, nouvelle approche, un compte personnel, Compensation ou prévention, place des services de santé au travail The hardship, new approach, a personal account, Compensation or prevention, place of health at work services Gérard Lasfargues, Directeur général adjoint scientifique, ANSES, Agence nationale de santé et sécurité de l alimentation, de l environnement et du travail. Pr Gérard Lasfargues, ANSES, Agence nationale de santé et sécurité de l alimentation, de l environnement et du travail, 27-31 avenue du général Leclerc, F- 94701 Maisons-Alfort cedex Tél : 0033 (1) 49 77 13 50 - Gerard.LASFARGUES@anses.fr L auteur déclare ne pas avoir de conflit d intérêt avec le contenu de cet article. Mots-clés : Pénibilité, retraite, condition de travail, exposition professionnelle
2 La pénibilité, objet en France de débat social et d évaluation scientifique depuis une dizaine d années, est une notion complexe qui sous-tend des enjeux, approches et des actions différentes suivant les définitions et critères retenus pour des objectifs de compensation ou de prévention. Dans le contexte de réforme des retraites, le débat s est essentiellement articulé autour de la notion de compensation. Dans cette optique, il s agissait de définir et pouvoir évaluer des conditions de travail pénibles ayant un effet sur l espérance de vie sans incapacité (9, 12). Trois groupes de facteurs de risque professionnel ont ainsi été identifiés : les contraintes physiques, environnementales et de rythme. Le débat social, intégrant l idée de justice sociale, s est appuyé sur des connaissances scientifiques concernant notamment les inégalités socioprofessionnelles et leurs effets sur la mortalité différentielle ou sur l espérance de vie (3, 4, 5). D autres études et rapport ont pointé sur les effets potentiellement pathogènes à long terme, au grand âge ou en fin de vie professionnelle, de conditions de travail pénibles présentes à diverses périodes du parcours professionnel ou tout au long de celui-ci (2, 7, 9, 10). Ce sont bien des contraintes de travail qui s avèrent porteuses de risques, et non des métiers en soi, les conditions de travail pouvant varier pour un même métier selon les entreprises ou le contexte des ta ches (2). La loi sur la réforme des retraites de 2010 (loi n 2010-1330 du 09 novembre 2010, complétée par divers décrets et arrêté en 2011 et 2012), fait référence à des facteurs de risque professionnels susceptibles de laisser des traces durables, identifiables et irréversibles sur la santé. Ces facteurs sont liés à des contraintes physiques marquées, un environnement physique agressif ou à certains rythmes de travail. Ils font référence pour les trois dispositifs mis en place, de compensation (possibilité de départ en retraite à 60 ans en fonction d une incapacité liée à ces contraintes), de traçabilité et suivi individuel des expositions, et enfin de prévention (accords ou plans de prévention). La réforme des retraites actuelle établit le principe d un compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P), effectif à partie de 2015. Dans ce cadre, les salariés exposés à un ou plusieurs facteurs de pénibilité pourront cumuler des points pour une formation favorisant une reconversion professionnelle, maintenir une rémunération à temps partiel en fin de carrière ou financer un départ anticipé en retraite de deux ans maximum. Les dix facteurs de pénibilité retenus sont la manutention manuelle de charges, les postures pénibles, le travail répétitif, le travail de nuit, le travail en équipes alternantes, les températures extrêmes, le bruit, les vibrations, le risque hyperbare, le risque chimique (agents chimiques dangereux, CMR, poussières). A la différence de l approche déterministe de 2010 liant la compensation à une incapacité en lien avec l exposition, l approche probabiliste retenue suppose la détermination
3 de seuils d exposition ouvrant droit à l acquisition de points. La concertation actuelle relative à la mise en place du C3P se fait sur la base d une première étape ayant abouti à proposer des seuils associant systématiquement intensité et temporalité d exposition pour chacun des dix facteurs d exposition. Les données de la littérature scientifique montrent bien l impossibilité de fournir une base scientifique claire pour la définition de ces seuils, du fait de la complexité des relations entre exposition et effets sur la santé et de la multiplicité des paramètres d exposition qu il serait nécessaire de prendre en compte pour chaque facteur de pénibilité. Un bon exemple en est le travail de nuit en horaires alternants où les effets cardiovasculaires ou cancérogènes à long terme pointés dans des études épidémiologiques peuvent dépendre potentiellement de nombreux paramètres d exposition : durée cumulée du travail de nuit, vitesse, sens des rotations, durée des périodes de repos, possibilité de pauses dans le travail, troubles du sommeil, chronotype individuel, etc. S y ajoute un effet travailleur sain important qui complexifie encore les relations entre travail et santé, pour ce facteur mais aussi pour les conditions de travail pénible d une façon générale. L idée qui a prévalu pour la négociation était donc la détermination de seuils techniques établis dans un objectif de simplicité du dispositif de façon à ce qu il puisse être déployé de façon cohérente. Environ 20% des salariés du privé pourraient être concernés par ces facteurs de pénibilité tels qu ils sont proposés actuellement. Les entreprises devront déterminer les niveaux d exposition de leurs salariés et l attribution des points, avec un contrôle dévolu aux CARSAT. Il est proposé de créer un référentiel interprofessionnel d appréciation de la pénibilité qui se déclinerait en modes d emploi dans chaque branche pour les différents métiers avec une mise à disposition d outils adaptés qui apparaît nécessaire, notamment pour les petites et moyennes entreprises. Ces modes d emploi pourraient également favoriser le développement de mesures de prévention. L identification des mesures de prévention individuelles et collectives susceptibles de faire passer l exposition du salarié en deçà des seuils devrait s appuyer sur les documents élaborés par les entreprises en application de la réglementation pour l appréciation des risques et l application de mesures de prévention (document unique d évaluation des risques DUER, plan de prévention, mais aussi accords collectifs ). Une forte cohérence devrait donc être recherchée entre ces documents et l évaluation de l exposition individuelle à la pénibilité, documents dont les finalités sont différentes. Celle du DUER est bien de mettre en œuvre des mesures visant à supprimer les risques et non à justifier leur existence. La fiche de prévention des expositions est censée être établie en cohérence avec l évaluation des risques formalisée dans le DUER. Lorsque cela est le cas,
4 cela a pu permettre à certaines entreprises de monter en compétence sur ce document et de mieux répertorier certains risques professionnels qui ne le sont pas toujours ou rarement dans le document unique. Du fait de la définition retenue de la pénibilité faisant référence à des conditions de travail précises, la question s est posée de renforcer les liens entre évaluation des risques et traçabilité de l exposition à la pénibilité. L idée serait de lier, en le formalisant dans la réglementation, une approche de la pénibilité dans les conditions habituelles de travail, par groupes homogènes d exposition et la traçabilité des expositions de manière plus analytique au sein d un même groupe homogène d exposition. Cela permettrait de faciliter cette traçabilité et les mesures de prévention mises en œuvre, de valoriser le DUER et mieux prendre en compte des facteurs de risque pratiquement absents des DUER comme le travail posté ou de nuit. Néanmoins, plusieurs écueils sont à éviter. Le premier est celui d une segmentation de l évaluation des risques qui prioriserait les facteurs retenus dans le cadre de la pénibilité aux détriments d autres facteurs comme par exemple les facteurs de risque psychosociaux, facteurs pourtant essentiels à prendre en compte, y compris dans une analyse pertinente de la pénibilité à visée de prévention. Le second est le risque de se concentrer uniquement sur les salariés concernés par le C3P pour les faire passer sous les seuils, de ne plus les salariés exposés sous les seuils et ne pas prévoir de mesures de prévention pour ces niveaux d exposition. Le troisième est le risque de divergences entre les acteurs et organismes en charge notamment du contrôle de ces documents. L idée de lier de façon cohérente compensation et prévention, évaluation de la pénibilité et évaluation des risques à des fins de prévention est néanmoins très souhaitable. Mais, au delà de la réflexion sur l articulation et la mise en cohérence des documents élaborés dans ces différents champs (document unique, accords collectifs ou plans de prévention, fiches de prévention des expositions), les difficultés tiennent aussi aux registres différents impliquant des logiques d action et modalités d évaluation qui ne sont pas les mêmes, avec la nécessité d aborder le champ beaucoup plus large des relations entre santé et travail pour pouvoir tenir les objectifs de prévention : créer dans l entreprise les conditions pour assurer un travail soutenable tout au long de la vie professionnelle et un maintien dans l emploi des travailleurs les plus âgés. Instruire la pénibilité dans une perspective de prévention suppose en effet non seulement de s intéresser au premier aspect de la pénibilité (en tant qu épreuve laissant des traces sur la santé à long terme) mais aussi d intégrer deux autres aspects tout aussi importants pour agir sur les conditions de travail : la pénibilité vécue du travail, en particulier
5 le vécu difficile des dernières années de vie professionnelle et la pénibilité liée aux difficultés, à la gêne dans le travail du fait d atteintes à la santé (13). Il devient alors nécessaire de lier la prévention à la question des conditions de travail d une façon générale, mais aussi à l organisation du travail et à la question des parcours professionnels et des relations entre travail et santé tout au long de la vie professionnelle, comme le suggèrent bien les résultats issus des grandes enquêtes sur les conditions de travail. Ils confirment à la fois la persistance des grandes contraintes physiques, l augmentation des différentes formes d horaires atypiques, l accentuation des contraintes temporelles et de rythme. En partant des facteurs de pénibilité tels que les définit la loi de 2010, l enquête SUMER indique que les ouvriers, employés de commerce et personnels de service sont les plus exposés à ces facteurs et à leur cumul (11). Les jeunes mais aussi les plus de 55 ans restent nombreux à être concernés. L enquête pointe également l association fréquente entre pénibilités et contraintes organisationnelles (exposition à plusieurs rythmes de travail, obligation de se dépêcher, délais contraints et absence de marges de manœuvre), un manque de latitude décisionnelle et de moyens pour faire correctement son travail. Les salariés exposés ont un plus mauvais état de santé perçue, plus d accidents de travail et arrêts-maladie, et plus de limitations fonctionnelles pour les salariés les plus anciens. La prévention de l exposition aux facteurs de pénibilité doit donc être une démarche globale intégrant les contraintes organisationnelles associées (11). Les données de l enquête SIP (santé et itinéraire professionnel) montrent que les salariés indiquant davantage d exposition aux contraintes physiques apparaissent également comme les plus exposés aux facteurs de risques psychosociaux et à leur cumul. Ils déclarent plus fréquemment une santé physique et mentale dégradée. Il s agit ici plus souvent de jeunes, d ouvriers non qualifiés ou d employés, avec des contrats temporaires (8) ; Les résultats issus de cette même enquête confirment que les quinquagénaires, mais aussi les 50-74 ans ayant connu au moins une exposition à des facteurs de pénibilité tels que travail de nuit, travail répétitif, travail physiquement exigeant ou encore à des produits toxiques, ont un risque significativement plus élevé d être limités depuis au moins six mois à cause d un problème de santé dans leurs activités habituelles (7). Les analyses indiquent également que les personnes sorties définitivement de l emploi avant 60 ans connaissent des trajectoires professionnelles stagnantes peu qualifiées et sont plus exposées au cumul de pénibilités physiques que les autres personnes de 60 ans ou plus. Leur sortie de l emploi relève plus souvent de choix contraints en lien avec la sphère
6 professionnelle et leurs carrières sont davantage affectées par une santé plus dégradée (6). Plus globalement, on constate un état de santé plus fréquemment dégradé dans les parcours plus instables ou précarisants, caractérisés par un déclassement social, des changements d emploi fréquents ou des épisodes de chômage (1). Dans ce registre beaucoup plus large de la prévention de la pénibilité, les équipes pluridisciplinaires des services de santé au travail devraient naturellement être sollicitées dans un espace de mise en visibilité et d analyse fine des conditions de travail, mais aussi de la complexité des situations réelles de travail et de leur variabilité, ainsi que de l aide à la pertinence des choix et des actions à conduire en référence aux trois aspects de la pénibilité cités plus haut. S. Volkoff met bien en avant dans ce cadre les différents enjeux de pénibilité à relever pour la prévention face à la persistance des exigences physiques, au recul des horaires diurnes stables, à l accentuation et à la diversification des facteurs de pression temporelle, à la mobilité et situations de changement dans l entreprise (14). La persistance de contraintes physiques pénibles doit notamment amener à maintenir une attention forte sur les mécanismes d usure à long terme, leurs implications sur la santé, y compris des plus jeunes, et sur l efficience au travail, les mécanismes de sélection liés à ces contraintes, leurs effets protecteurs et leur remise en cause éventuelle sous l effet du vieillissement des populations concernées. La vision analytique des professionnels de santé au travail est importante pour aider à comprendre comment les stratégies de prévention individuelles et collectives, en particulier chez les plus anciens, se construisent et quelles organisations du travail permettent de préserver ces stratégies. Face à la problématique du travail posté, de nuit et des horaires atypiques d une façon plus générale, l évaluation précise des impacts sur le sommeil, la santé et la qualité de vie (professionnelle, familiale, sociale), leur l évolution avec l a ge et la durée d exposition à ces contraintes, constitue un enjeu fort pour avancer des solutions de prévention pertinentes. Il en est de même pour la question des contraintes temporelles et celles liées aux mobilités et situations de changement. Il est important ici de comprendre les stratégies mises en œuvre ainsi que leurs modes d élaboration, en particulier avec l a ge et l expérience, pour moduler les effets délétères sur le travail individuel et collectif, la santé, mais aussi sur la construction elle même de ces stratégies. Il en découle trois registres d action potentiellement déclinables au regard des trois aspects de la pénibilité : des actions globales d amélioration des conditions de travail pour réduire la pénibilité de façon générale, ne pas user prématurément les jeunes et préserver les anciens; des actions ciblées visant notamment à la protection des travailleurs les plus âgés ou ayant des
7 atteintes à la santé (aménagements des postes ou conditions de travail, réaffectations, cessations d activité ) ; la valorisation des atouts de l expérience favorisant les stratégies préservatrices de santé, en particulier pour améliorer le vécu difficile des dernières années de vie professionnelle ou les difficultés dans le travail liées aux problèmes de santé (13, 14). Au final, les registres de prévention apparaissent donc comme multiples et dépassent le cadre de la seule pénibilité en tant qu objet de négociations, en mettant en débat la question des relations travail santé dans une approche plus globale et dynamique. Répondre à la question du travail soutenable dans une perspective d allongement de la vie professionnelle revient bien à intégrer dans l évaluation et l action collective une extrême diversité de situations de travail, de vie et de santé au fil des parcours professionnels et en fin de vie active. L effectivité de telles démarches de prévention dépend donc clairement de la volonté et de la capacité des différents acteurs de la santé au travail, de la prévention et de l entreprise, à dépasser les enjeux réglementaires pour engager des actions collectives durables sur des objectifs partagés, en respectant les prérogatives de chacun par rapport aux différents champs d intervention possibles. De fait, pour l ensemble des professionnels de terrain, pouvoir réfléchir, comprendre et objectiver les freins et leviers pour le développement des actions afin de répondre aussi aux enjeux de la pluridisciplinarité, est un élément important dans cette construction interactive de la prévention. Pour les services de santé au travail, cela suppose de fournir le temps et les moyens en interne pour accompagner la professionnalisation des différents intervenants et pour outiller les équipes de façon à leur permettre des diagnostics fins aidant à l action dans le champ des pénibilités et de la santé au travail. Références 1. Bahu M., Coutrot T., Herbet J.-B., Mermilliod C., Rouxel C. Parcours professionnels et état de santé. DARES, Premières Synthèses 2010, N 1. 2. Bahu M, Mermilliod C, Volkoff S. Conditions de travail pénibles au cours de la vie professionnelle et état de santé après 50 ans. In «L état de santé de la population en France - Suivi des objectifs annexés à la loi de santé publique» - Rapport 2011, pp 39-55. DREES, collection Etudes et statistiques. 3. Cambois E, Laborde C, Robine JM. Espérances de vie sans incapacité en France : disparités sociales, disparités régionales. Rapport final 2008 dans le cadre de l appel
8 d offres Drees-MiRe «Analyses secondaires des données de l enquête santé 2002-2003». 4. Cambois E, Laborde C, Robine JM. La "double peine" des ouvriers: plus d années d incapacité au sein d une vie plus courte. Population et sociétés, 2008, 441, 1-4. 5. Cambois E, Laborde C, Romieu i, Robine JM. Occupational inequalities in health expectancies in France in the early 2000s: Unequal chances of reaching and living retirement in good health. Demographic Research 2011, 25 : 407-36. 6. Collet M, De Riccardis N, Gonzales L. Trajectoires professionnelles et de santé et sorties définitives de l emploi avant 60 ans. DREES, Dossiers Solidarité et Santé 2013, 45, 1-35. 7. Coutrot T, Rouxel C.. Emploi et santé des seniors durablement exposés à des pénibilités physiques au cours de leur carrière : l apport de l enquête «Santé et itinéraire professionnel»», Dares Analyses 2011, 20. 8. DARES. Les risques psychosociaux au travail. Un panorama d après l enquête Santé et itinéraire professionnel 2010. DARES analyses, 2014, 31. 9. Lasfargues G. Départs en retraite et «travaux pénibles» : l'usage des connaissances scientifiques sur le travail et ses risques à long terme pour la santé. Rapport de recherche Centre d étude de l emploi 2005, 19, 38 p. 10. Molinié AF. La santé au travail des plus de 50 ans. INSEE, La Société française, Données sociales 2006. 11. Rivalin R, Sandret N. Pénibilité et contraintes organisationnelles. SUMER 2010. Colloque SUMER, septembre 2013, Paris. 12. Struillou Y. Pénibilité et Retraite. Rapport remis au Conseil d'orientation des Retraites, 2003. 13. Volkoff S, Molinié AF, Jolivet A. Efficaces à tout a ge? Vieillissement démographique et activités de travail. Centre d études de l emploi, Dossier de recherche 2000, 16. 14. Volkoff S. Fin de vie active et pénibilité du travail. In Pénibilité au travail. Une approche par les processus d usure et les itinéraires professionnels. Etudes et documents, Editions Réseau Anact, mai 2008, p16-20.