contexte propice aux thèses extrémistes

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Transcription:

historique et contexte 41 radicalement changé et qu avec sa politique de la division, le colonisateur a légué, lors de l indépendance en 1962, une véritable bombe à retardement sociale! Les graines d une idéologie raciste étaient semées Un virus cultivé après l indépendance Voilà donc les clés du pouvoir passées aux mains des Hutu. Comme du temps des Blancs, le principal trait de la «nouvelle» politique sera l antagonisme «ethnique». Les cartes d identité continueront à mentionner l appartenance sociale alors qu il avait été question de se débarrasser de cet héritage encombrant. Ces pièces d identité vont d ailleurs se révéler un outil redoutable dans la politique de discrimination à l égard des Tutsi 10. «Radicalisation des positions», «stigmatisation» et «extrémisme», telles sont les marques de fabrique du nouvel État rwandais. Un contexte propice aux thèses extrémistes «Le malheur du Rwanda? La pauvreté d abord. Un pays sans ressources autres que vivrières. Une population qui augmente de façon vertigineuse, des terres morcelées de génération en génération par le jeu des héritages.» 11 L arrivée au pouvoir d Habyarimana, en 1973, avait tout un temps suscité l espoir. Certes, le régime restait monoethnique mais les Tutsi de l intérieur ne se faisaient plus massacrer. La famine, maintes fois annoncée, était évitée grâce à une production agricole en croissance. Et aux yeux des bailleurs de fond, le Rwanda voué tout entier à l «idéologie du développement» faisait figure d exemple : 10. Preuve que la distinction entre Hutu et Tutsi est artificielle : la grande épuration de 1994 repose sur les cartes d identité, des listes établies à l avance, la délation Sinon, comment distinguer les uns des autres? 11. Yolande Mukagasana, N aie pas peur de savoir, Robert Laffont, Paris, 1999, p. 21.

42 comment devient-on génocidaire? la «Suisse de l Afrique», comme on disait à l époque. Il restait toutefois des côtés moins reluisants : ni presse libre, ni syndicats indépendants, ni partis politiques en dehors du MRND, des opposants croupissants dans les prisons sinon assassinés Pourtant, vers la fin des années 80, des nuages de plus en plus menaçants s amoncellent au-dessus des collines. Toujours plus pauvre 12 Avec le temps, la structure économique, politique et sociale de la deuxième République commence à s effriter. Le pays connaît une grave crise économique qui touche d abord l agriculture : la production de maïs et de sorgho est en forte baisse alors que le nombre de bouches à nourrir ne cesse d augmenter. Et même si les cultures de blé et de riz restent bonnes, le Rwanda voit, pour la période 1984-91, le nombre de kilocalories produites par son agriculture tomber de 2 055 à 1 509 par habitant et par jour. Dans ce pays essentiellement agricole les paysans représentent 90 % de la société, la lente dégradation du patrimoine foncier combinée à l accroissement du nombre de familles sans terre pèse toujours plus. Un signe qui ne trompe pas : au seuil des années 90, les populations rurales, conscientes des difficultés, souhaitent pour la première fois voir leurs enfants prendre un autre chemin que celui d une agriculture de subsistance de plus en plus aléatoire 13. En 1989, le Rwanda est en proie à la famine et doit faire appel à l aide d urgence internationale. La situation est particulièrement catastrophique dans les régions du Sud 12. Sur cette question, voir Peter Uvin, L aide complice? Coopération internationale et violence au Rwanda, L Harmattan, Paris, 1999, p. 59-61. 13. Jean-Claude Willame, Aux sources de l hécatombe rwandaise, Institut africain- CEDAF/L Harmattan, Bruxelles-Paris, 1995, p. 155.

historique et contexte 43 et du Sud-Ouest : réserves de vivres épuisées, mauvaises récoltes en début d année, une fois de plus. Les plus faibles ne résistent pas. Une nouvelle famine menacera le pays au premier semestre 1994 ; elle passera au second plan, vu le cours des événements Si les aléas du climat sont en partie responsables de cette situation, ils ne sont de toute évidence pas seuls en cause. La crise est bien plus profonde. Le café, principal produit d exportation du pays, est touché par la chute des cours des matières premières ; entre 1985 et 1988, son prix a baissé de 30 %. La dégringolade se poursuivra. Aux États-Unis, les gros négociants en café ont en effet pressé leur gouvernement d abandonner le système des quotas (établi en vertu d un accord international) au profit de la loi de l offre et de la demande. Ils obtiennent gain de cause en 1989 sans se soucier des conséquences pour les producteurs de café les plus pauvres Le thé perdra lui, en ces années, jusqu à 40 % de sa valeur. Or, plus de 80 % des devises proviennent de l exportation de ces deux produits. D autres secteurs sont touchés. Ainsi la société minière Somirwa fait faillite ; elle occupait 8 000 personnes et ses exportations d étain assuraient la rentrée de quantités de devises. Bien des indicateurs plongent dans le rouge et le constat est amer : le Produit intérieur brut par habitant passe de 355 à 260 dollars entre 1983 et 1990. Selon un rapport de la Banque mondiale de 1994, la pauvreté s est fortement accrue au cours de [ ] ce qui vaut au Rwanda le titre peu cette période. Le diagnostic de l Agence enviable du pays au américaine pour le développement international (USAID) va dans le même plus élevé au monde. taux de pauvreté le sens : 90 % de la population vivent dans le dénuement le plus complet, ce qui vaut au Rwanda le titre peu enviable du pays au taux de pauvreté le plus élevé au monde, devant le Bangladesh et le Soudan.

44 comment devient-on génocidaire? En cette période charnière, la grande masse des Rwandais vit dans la misère. Sans emploi, sans terre, exclus sur le plan social, régional voire ethnique, les jeunes ont peur de l avenir. Ils restent la plupart du temps à l écart des mille et un projets de développement décidés et conçus en d autres lieux ; seule une petite minorité en profite. Et paradoxalement, c est alors que l affairisme des élites s accentue ; ceux qui sont associés au gouvernement se font construire de somptueuses villas, conduisent des voitures de luxe Au Rwanda règne une «violence structurelle» 14 qui va donner naissance à la colère, au ressentiment, à la frustration. Tous ces jeunes, si vulnérables, seront dans quelque temps des proies faciles pour les recruteurs de l armée, des milices et autres groupes extrémistes. L irresponsabilité des institutions financières Le gouvernement rwandais, à la recherche désespérée de crédits, se retrouve au pied du mur. Il sera contraint et forcé d accepter un programme d ajustement structurel du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. La dévaluation de la monnaie est l une des conditions strictes du prêt. Les experts internationaux y voient une étape indispensable vers des niveaux de consommation plus élevés, un accroissement de l investissement, une amélioration de la balance commerciale Or, qu est-ce qu on constate? Des prix qui s envolent, des programmes sociaux subissant d énormes coupes, une hausse des frais de scolarité, des soins de santé, du prix de l eau en même temps que des salaires des fonctionnaires qui restent bloqués. Le résultat ne se fait pas attendre : dans la plupart des familles, le pouvoir d achat dégringole. 14. Peter Uvin, op. cit., p. 110-111.

historique et contexte 45 La route vers le génocide Le Rwanda aurait-il connu un génocide sans l incursion du FPR en 1990? Question redoutable Voilà en tout cas un épisode qui pèsera lourd et sera vu par les milieux extrémistes comme un cadeau du ciel. Le 1er octobre 1990, des Tutsi venus d Ouganda lancent une attaque en territoire rwandais. Ces exilés de longue date, pensent-ils régler le problème du retour des réfugiés par la force militaire? Quoi qu il en soit, c est le début d une guerre civile et d un nouveau cycle de violence qui débouchera sur la «grande explication» trois années et demi plus tard. C est sans doute à cette époque que le projet de régler une fois pour toutes la «question tutsi» commence à germer dans l esprit des plus fanatiques. Si aucun procès-verbal de réunion, ni aucun autre document ne permet de déterminer un moment précis où la «solution finale» aurait été décidée, c est pendant cette période trouble que les idées génocidaires vont se frayer un chemin pour finalement gagner en intensité et en détermination, fin 1993 début 1994. L accord avec les institutions financières signé à la miseptembre 1990, coïncide à quelques jours près avec l entrée en guerre du pays. Voilà donc le Rwanda engagé dans un conflit armé (voir encadré). Avec les dépenses militaires qui explosent, la situation ne fera qu empirer. Mais à cette époque, seules comptent les variables économiques. Le traitement de choc doit se poursuivre et ne fera qu enfoncer le pays dans la crise. Le génocide ne s explique bien évidemment pas par la seule pauvreté et la déglingue économique. Mais en prenant en considération l ensemble du contexte politique, économique, social, historique, le FMI et la Banque mondiale auraient pu et dû utiliser leur aide comme levier de pression contre les tenants des thèses extrémistes 15. 15. À propos de la déstabilisation économique après 1985, voir OUA, Rapport sur le génocide au Rwanda, mai 2000, www.africa-union.org.

46 comment devient-on génocidaire? On ne peut comprendre le génocide rwandais sans passer par la case des bouleversements démographiques. Sur une colline donnée, en 1990, il y a huit fois plus d habitants qu en 1900 La bombe démographique Le Rwanda recèle une autre bombe à retardement dans ce contexte de crise : la surpopulation. À chaque fois qu on évoquait devant Habyarimana la question du retour des réfugiés, il soupirait, pointant au loin les collines jardinées jusqu aux sommets : «Vous voyez bien qu il n y a pas de place.» 16 Il est vrai que dans le cas du Rwanda, les indicateurs démographiques sont alarmants : les femmes ont en moyenne huit enfants, le taux de croissance est de 3,5 % pour la période 1990-95 l un des taux les plus élevés d Afrique, sinon du monde et la population devrait avoir au moins doublé à l horizon 2025. «L option ruraliste, conjuguée à l explosion démographique, a eu pour effet d occuper la totalité du sol cultivable et, malgré l acharnement des paysans, la fin des années quatre-vingt a marqué le début de la saturation», note Colette Braeckman 17. On ne peut comprendre le génocide rwandais sans passer par la case des bouleversements démographiques. Sur une colline donnée, en 1990, il y a huit fois plus d habitants qu en 1900 18 Or, «le sujet demeure tabou, s indigne Gérard Prunier, parce que les êtres humains ne sont pas censés se comporter comme des rats de laboratoire, et les chrétiens, les marxistes, les musulmans intégristes et les experts de la Banque mondiale vous répondront que la surpopulation est une notion relative, et que Dieu (ou la technologie moderne ou la Charia) y veillera» 19. Les élites rwandaises, profondément catholiques, n ont pas apporté la moindre réponse valable : 16. Colette Braeckman, Rwanda. Histoire d un génocide, Fayard, Paris, 1994, p. 90. 17. Ibidem, p. 90. 18. Gérard Prunier, op. cit., p. 419. 19. Ibidem, p. 418.

historique et contexte 47 refus du contrôle des naissances, des contraceptifs Une politique d autant plus irresponsable que le pays est durement frappé par l épidémie de Sida. Quelques lueurs d espoir Dans cette ambiance morose, il y a néanmoins des éclaircies. Après la chute du Mur (1989), d aucuns encouragent les Africains à s engager dans des réformes. C est le sens du fameux discours de La Baule (20 juin 1990), quand François Mitterrand s est adressé aux chefs d État africains en leur disant, en résumé : «Le vent de liberté qui a soufflé à l Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud. [...] Il n y a pas de développement sans démocratie et il n y a pas de démocratie sans développement.» Le Rwanda va connaître une ouverture politique et réintroduire le multipartisme, en juin 1991. Le gouvernement annonce d autres réformes, comme la fin du système de quotas ethniques dans les domaines scolaire et professionnel, la suppression de la mention de l ethnie sur les cartes d identité 20 Même le sujet sans doute le plus sensible le retour des réfugiés n est plus tabou. La concertation avec les autorités du Zaïre, du Burundi et de l Ouganda a permis à des centaines de milliers de personnes de rentrer chez elles (entre 1986 et 1990). Seul le problème des exilés rwandais anciens reste en suspens. Enfin, le mois de juillet 1992 sera marqué par le début de négociations à Arusha ; objectif : une grande réconciliation. Sont réunis autour d une même table des représentants d Habyarimana et des délégués du FPR, avec au programme, notamment, un cessez-le-feu et un «gouvernement de transition pluraliste». Une solution pacifique semble se dessiner. Les accords de paix d Arusha sont signés le 4 août 20. André Guichaoua, Rwanda. De la guerre au génocide, La Découverte, Paris, 2010, p. 79.

48 comment devient-on génocidaire? 1993 21. Pour veiller à leur application, l ONU décide l envoi d une force de maintien de la paix 22. Voilà des signes encourageants mais le scepticisme reprend vite le dessus. D autant que le compromis d Arusha ne fait pas l unanimité. À partir de l été 1993, la scène politique verra s affronter deux camps : d un côté les partisans des accords, favorables à une cohabitation entre Hutu et Tutsi, de l autre les opposants farouches, très méfiants à l égard du FPR. Plusieurs partis vont se scinder selon cette ligne de fracture. Les années 1991-93 devaient être celles de la transition démocratique. Or, le gouvernement concocté par les «durs» du régime, en février 1991, reste «monocolore» ; le processus électoral envisagé a pris du retard ; les nouvelles cartes d identité sont toujours indisponibles Et plus dramatique, meurtres et disparitions de Tutsi reprennent et se multiplient. Kinigi, Mukingo, Nkuli, Mutura, Kanzenze, Murambi 23 : autant de «répétitions générales» avant le jour J! C est alors que survient un événement aux conséquences désastreuses : l assassinat le 21 octobre 1993 du président burundais, Melchior Ndadaye. Première victime collatérale : l «esprit d Arusha» qui sera enterré ce jour-là. Le séisme burundais On ne peut comprendre l histoire du Rwanda sans s intéresser à celle du Burundi, deux pays jumeaux par leur histoire et leur composition ethnique (85 % de Hutu, 21. Ces accords contiennent plusieurs protocoles et conventions portant sur : le cessez-le-feu, l État de droit, le partage du pouvoir dans le cadre d un gouvernement de transition à base élargie, le rapatriement des réfugiés et la réinstallation des personnes déplacées, l intégration des forces armées des deux parties. 22. Mission des Nations unies pour l assistance au Rwanda (MINUAR). 23. André Guichaoua, op. cit., p. 79.