L'université de Poitiers, étape de la peregrinatio academica aux XVI e et XVII e siècles



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L Album amicorum de Jean-Jacques Grübel. Médiathèque François-Mitterrand de Poitiers. L'université de Poitiers, étape de la peregrinatio academica aux XVI e et XVII e siècles La peregrinatio academica est le vaste mouvement qui a poussé, dès la fin du Moyen Âge, des milliers d'étudiants sur les routes d'europe : les universités appartenaient au réseau de l'église romaine, les enseignements y étaient donnés en latin et les diplômes délivrés avaient valeur universelle. L'université de Poitiers constitua l'une des étapes de ces voyages de formation. Quelques exemples permettront d'en saisir les modalités et l'ampleur. 79 Un silésien voyageur Le Journal de voyage inédit de Seyfried Ribisch, un étudiant allemand de Breslau (actuelle Wroclaw, en Pologne), montre qu'il a parcouru l'europe pendant dix années, pour étudier le droit et, en même temps, apprendre à connaître l'unité et la diversité de notre continent. Il séjourna deux années et demie à Poitiers. Son cas n'est pas isolé : un nombre considérable de ses condisciples, surtout originaires du Saint-Empire, recherchaient l'enseignement des universités les plus variées, comme celles de Padoue et Bologne en Italie, où l'enseignement du droit romain était bien établi depuis le Moyen Âge. En France, leur présence dans les universités de province s'explique par le fait que le roi de France interdisait l'enseignement du droit romain à Paris. Or, ce droit (dit aussi jus civile, par opposition au droit canon, ou droit ecclésiastique) était considéré comme le droit naturel de l'empire, où les empereurs passaient pour les successeurs des empereurs romains. La tradition poitevine s'est souvent fait l'écho du cosmopolitisme du public étudiant, mais aucune statistique ne permettait de confirmer le phénomène. Pour tenter d'y remédier, il faut utiliser ce qui subsiste de sources universitaires, restées largement inédites. Toutes les universités d'europe disposaient de registres matricules où devaient s'inscrire les étudiants. Dans les universités où les étudiants étaient organisés en «nations», certaines d'entre elles (surtout les «nations germaniques», Escales en Poitou-Charentes I

comme à Orléans) tenaient leurs propres livres où leurs «procureurs» consignaient le passage de leurs compatriotes. D'autres registres concernaient les collations de grades, baccalauréat, licence ou doctorat. Certains de ces documents subsistent encore heureusement aujourd'hui. 80 Registre des grades de la Faculté de droit de Poitiers... années 1616 à 1637. Médiathèque d'agglomération de Niort.

Les sources En ce qui concerne l'université de Poitiers, créée en 1431/1432 par le pape Eugène IV, les sources manuscrites sont malheureusement assez lacunaires. Les documents les moins incomplets sont les registres de collation des grades en droit (à partir de 1575) conservés dans les médiathèques de Poitiers et de Niort. En les parcourant, on constate que le faible nombre des étrangers semble contredire la réputation de cosmopolitisme évoquée plus haut. En réalité, un petit nombre seulement d'entre eux devaient y passer des examens, la plupart préférant le faire dans des établissements plus prestigieux ou moins onéreux. On notera toutefois, pendant la première moitié du XVII e siècle, la venue d'un bon contingent (une quarantaine) de gradés néerlandais, et non des moindres puisque plusieurs appartenaient aux meilleures familles d'amsterdam ou d'ailleurs, parmi lesquels Frans Banninck, bachelier et licencié in utroque jure («dans les deux droits») à Poitiers en 1626, qui allait devenir bourgmestre d'amsterdam et commander à Rembrandt l'illustre «Ronde de nuit» (1642). Le passage à Poitiers de nombreux étrangers est confirmé par la consultation de documents privés, les livres ou albums d'amis (libri ou alba amicorum), apparus 81 Bulle de fondation de l'université de Poitiers, du 28 mai 1431 par le pape Eugène IV. Médiathèque François-Mitterrand de Poitiers. au milieu du XVI e siècle. Ils ont appartenu, dans leur immense majorité, à des sujets du Saint-Empire, de confession réformée. Cet usage devait connaître dans les pays d'empire un développement considérable du XVI e au XIX e siècle. À l'origine, l'étudiant ajoutait à un ouvrage de théologie ou autre, lors de la reliure, des pages blanches qu'il faisait signer, au gré de sa peregrinatio. Très vite, des dessins rehaussés à l'aquarelle ou à la gouache (armoiries, scènes de genre ou mythologiques, emblèmes ) sont venus agrémenter les pensées et citations et des éditeurs ont imprimé des livrets muets spécialement prévus à cet effet. Cette tradition n'a en fait concerné que peu de Français. Des milliers de ces livrets, qui intéressent l'histoire, la généalogie, l'histoire des idées, de l'art, des mœurs, se trouvent aujourd'hui dans les grandes bibliothèques et archives Escales en Poitou-Charentes I

d'europe et d'amérique du Nord. En ce qui concerne notre région, la lecture croisée des registres, des albums d'amis, de certains journaux de voyage et correspondances devrait permettre de donner une image beaucoup plus complète et colorée de la peregrinatio. C'est ainsi que le nom de Seyfried Ribisch évoqué plus haut figure, en 1552, à Poitiers, dans l'album amicorum d'un noble autrichien, Christophe von Teuffenbach, qui devait par la suite faire carrière militaire et diplomatique au service des Habsbourg. Citons encore, pour le XVII e siècle, l'album amicorum de Frans Banninck, déjà cité, conservé à La Haye, et qui comporte plusieurs autographes apposés à Saumur, Poitiers et Bourges. Un autre de ces Néerlandais, Cornelis de Glarges, étudiant à Poitiers en 1625, a aussi possédé un album amicorum, édité en français en 1975. Banninck et de Glarges, autant d'étrangers qui ont pu se croiser sur les bancs de nos «Grandes Écoles». La lecture parallèle de leurs albums nous éclaire sur les gens qu'ils fréquentèrent à Poitiers, souvent les mêmes, des calvinistes évidemment, tels le médecin Pascal Le Coq, le juriste Antoine de la Duguie, le pasteur Clémenceau 82 L'Album amicorum de Jean-Jacques Grübel. Médiathèque François-Mitterrand de Poitiers. «Celles qui simulent la virginité ne sont pas toutes vierges». Dédicace de Heinrich Braun junior, le 3 avril 1627 à Schaffhouse (Suisse).

Nous ignorons les raisons qui incitèrent certains étudiants à venir à Poitiers, pour d'autres non. La ville faisait d'évidence partie d'un circuit obligé, d'un «Tour» (terme qui est à l'origine de notre tourisme). Les relations et les traditions familiales ont pu jouer. Certains maîtres poitevins, juristes ou médecins, étaient calvinistes. Notons qu'un Frison, François Meinard (1570-1623), a enseigné le droit à Poitiers. Sa réputation joua-t-elle un rôle dans le phénomène? Il ne faudrait cependant pas surestimer un phénomène sans doute minoritaire, mais ces étrangers contribuèrent au renom de la ville et diffusèrent peut-être leurs croyances. Il reste à étudier la façon dont la population poitevine les accueillit : ils logeaient dans des auberges constituant une sorte de «Quartier latin» du côté de la rue Cloche-Perse. Leurs condisciples français leur imposaient à leur arrivée une «bienvenue», c'est-à-dire une taxe en argent, pratique qui dégénérait souvent en bagarres. Certains de ces étudiants sont morts et ont été enterrés à Poitiers, comme l'attestent certains livres d'amis. Les Poitevins à l'étranger Il convient de rechercher, en sens inverse, des témoignages de peregrinatio d'étudiants poitevins, plus difficile à saisir, pour certains, leurs noms figurent dans les registres matricules publiés. Celui de Leyde apporte un lot de Poitevins constituant l'exact pendant des Néerlandais passés par Poitiers. Certains personnages de grande réputation ont d'ailleurs beaucoup contribué à ces échanges, à commencer par l'illustre philologue Joseph-Juste Scaliger, de confession calviniste, protégé en Poitou par les Chasteigner de La Roche-Posay. Son renom européen le fit recruter en 1593 par les autorités académiques de Leyde et il entraîna à sa suite un petit contingent de disciples, parmi lesquels un futur évêque de Poitiers, Henri-Louis Chasteigner. Comment ne pas citer René Descartes, gradué à Poitiers en 1616, inscrit à Franeker et Leyde en 1629-30? Il se qualifie de Picto sur les registres respectifs de ces deux universités. Comment ne pas évoquer la présence à Leyde d'andré Rivet, né à Saint-Maixent en 1572, pasteur à Thouars de 1595 à 1620, nommé professeur de théologie à Leyde, à la demande du prince d'orange, en 1620? Ce sont donc, à la faveur de ces lectures, des relations privilégiées qui apparaissent au grand jour, pendant un demi-siècle, entre les universités du royaume et celles de la jeune république. Le monde germanique et la Suisse ne sont pas en reste et les matricules, ici et là, nous font découvrir la présence de Poitevins, majoritairement réformés, venus étudier les sciences, la médecine, le droit et, évidemment, la théologie, à Heidelberg, Bâle ou Genève. Citons seulement, parmi les célébrités, Pascal Le Coq (1567-1632), né à Villefagnan (diocèse de Poitiers), qui sera plus tard doyen de la faculté de médecine de Poitiers et médecin de Louis XIII. Ses études l'ont mené, de 1586 à 1594, à Heidelberg, Bâle et Montpellier, mais il visita aussi la Bohême, l'autriche et l'italie, et signe le plus souvent Paschalis Gallus («le coq») Picto. 83 Les Rochelais aussi Gardons-nous d'oublier les Rochelais. La Rochelle fut un temps dotée par Jeanne d'albret d'une académie qui ne semble guère avoir séduit ni son patri- Escales en Poitou-Charentes I

ciat, ni les visiteurs étrangers. Les jeunes Rochelais bien nés lui préféraient Orthez, Poitiers, Saumur, Montauban, Paris et même Genève ou Leyde, où allèrent se former futurs pasteurs, juristes et médecins. Certains ont laissé des journaux et font partie des rares Français à avoir adopté l'usage de l'album amicorum. Ce grand déplacement de jeunes hommes eut toutefois ses limites. À la fin du XVII e siècle, la peregrinatio au sens strictement universitaire s'acheva, la guerre de Trente ans, la révocation de l'édit de Nantes et les guerres de Louis XIV produisant leurs effets. Les états modernes se refermèrent sur eux-mêmes et les studiosi furent invités à demeurer chez eux, tandis que les huguenots prenaient la route du Refuge. Seuls quelques aristocrates vinrent encore en France faire leur «Grand» ou «Petit Tour», apprendre équitation, danse et français en Val de Loire, jardin de la France, mais plus guère à Poitiers. Jean Hiernard Professeur d'histoire antique, Université de Poitiers 84