Les silicone-hydrogels : lentilles du XX e siècle? Stéphane Fiat-Rubolini Il y a dix ans, on attendait en contactologie une révolution dans le domaine des lentilles souples. Compte tenu de la nécessité d améliorer le confort des porteurs, de pallier les complications du port permanent de lentilles hydrogels ultraminces, de la perméabilité insuffisante à l oxygène des hydrogels et de l extrême perméabilité du silicone, les chercheurs tentaient depuis 40 ans d intégrer le groupe siloxy aux hydrogels des lentilles souples. Ils n y sont réellement parvenus qu en 1998. Les avantages apportés par ces matériaux ont surpris même leurs plus ardents défenseurs. Les premières lentilles silicone-hydrogels (Focus Night & Day (Ciba Vision) et PureVision (Baush&Lomb)) sont sorties en France en 1999. Dès leur lancement, elles ont été proposées pour le port continu. En effet, leur Dk/e, respectivement de 175 et 101, était bien supérieur aux seuils déterminés par Holden et Mertz en 1984 autorisant un port nocturne sécuritaire. En fait que veulent nos patients? Veulent-ils : - «porter des lentilles»? - «faire du port permanent»? - «porter des lentilles hautement perméables à l oxygène»? Nos patients veulent avant tout bien voir, et ce du matin au soir Pour cela, il leur faut porter des lentilles, mais ils souhaiteraient ne pas les sentir! Alors du port dit permanent, oui, mais du port totalement confortable, voilà le souhait des patients! Or, si on les interroge, on voit bien que le temps de «port confortable» n est pas superposable au temps de port total. En se référant également à d autres signes subjectifs ou objectifs d inconfort, on réalise que près d une adaptation sur deux peut être considérée comme à «succès limité». Cette insatisfaction, plus ou moins exprimée par le patient, prédispose à l abandon des lentilles. Nice Le début de l aventure des silicone-hydrogels On a cru que la haute transmissibilité à l oxygène de ces matériaux résoudrait tous les problèmes d inconfort. Or, en 2007, force est de reconnaître que c est loin d être le cas. Les avantages de la haute transmissibilité à l oxygène sont bien établis Les problèmes d hypoxie ont nettement régressé, notamment dans le cas d un rééquipement : les hyperhémies limbiques et autres néovaisseaux ont pratiquement disparu avec les lentilles silicone-hydrogels, de même que l œdème cornéen, les microkystes ou les modifications de l endothélium Cependant trois types de complications subsistent : - mécaniques, - inflammatoires, - infectieuses. Complications mécaniques : le frottement en cause Les complications mécaniques (SEALS, CLPC et muccin balls) sont toutes dues à la friction de ces lentilles plus «rigides» contre les surfaces cornéenne et palpébrale. 24 Les Cahiers
Figure 1. SEAL (Superior Epithelial Arcuate Lesion). SEAL ou Superior Epithelial Arcuate Lesion (figure 1) Il s agit d une petite érosion arciforme de 1 à 3 mm de long, située sous la paupière supérieure et asymptomatique. Elle est due au frottement de la lentille (surtout si elle est un peu trop plate et si les paupières sont très toniques) sur la cornée par l intermédiaire d un film lacrymal aminci. Le traitement associe : dépose des lentilles, lubrification de la surface oculaire et nouvelle adaptation avec une lentille mieux adaptée à la topographie de la jonction cornéo-sclérale, avec un module d élasticité moindre. CLPC : conjonctivite papillaire liée aux lentilles de contact Le fait que des patients néophytes portant des silicone-hydrogels en continu (donc sans produit d entretien ni dépôts protéiques) développent des CLPC ne plaide pas en faveur d un mécanisme immuno-allergique de ces CLPC La CLPC en lentilles silicones-hydrogels est plus volontiers localisée, au centre de la conjonctive tarsale. Elle est également moins fréquente avec les silicone-hydrogels à faible module d élasticité, mais plus fréquente en port continu qu en port journalier. Ceci suggère une étiologie plutôt mécanique : le frottement de lentilles plus rigides, la pression des paupières pendant le port nocturne et la géométrie des lentilles sont des facteurs aggravant d une irritation localisée et une réponse inflammatoire de la conjonctive palpébrale supérieure. Les muccin balls ne sont pas l apanage des silicone-hydrogels (figure 2) Ces billes de mucine, roulées entre la lentille et l épithélium cornéen, se développent volontiers sous une lentille plate. Elles sont asymptomatiques, mais si elles sont nombreuses, elles peuvent néanmoins alté- Figure 2. Muccin balls. rer la vision. Elles ne sont pas l apanage des SiHy : on peut même en voir sous lentilles rigides. Distinguer inflammation et infection n est pas toujours évident Les infiltrats cornéens non microbiens témoignent d une réaction inflammatoire aux lentilles Même s ils sont asymptomatiques et indolores, il sont potentiellement dangereux. Certains auteurs estiment en effet qu ils peuvent être difficiles à distinguer des ulcères ou des kératites infectieuses ou qu il faut a priori suspecter une étiologie infectieuse, donc plus grave [Efron et al.]. Le risque de développer ces infiltrats est bien plus élevé en port continu qu en port journalier, tant en hydrogels qu en silicone-hydrogels. Il varie de 7 à 10 % des porteurs. Pour Morgan, la gravité de ce type d épisode serait moins importante en silicone-hydrogels qu en hydrogels, peut-être du fait que les patients équipés en silicone-hydrogels en port continu sont particulièrement bien informés des risques potentiels et des symptômes devant les amener à consulter précocement. CLARE ou Contact Lens-induced Acute Red Eye (figure 3) Cet œil rouge traduit une réaction immunitaire aiguë aux endotoxines libérées par des bactéries gram négatif, qui sont proportionnellement plus nombreuses dans la flore conjonctivale des porteurs de lentilles. Les débris bactériens s accumulent sous la lentille lors de la fermeture palpébrale. Cette complication survient plus volontiers en lentilles hydrogels, mais se voit aussi avec des silicone-hydrogels. Dans un tableau d œil rouge et douloureux au réveil, l examen à la LAF retrouve des infiltrats limbiques de petite taille, le plus souvent sans effraction épithéliale. Les Cahiers 25
Le port continu augmente nettement le risque infectieux, en lentilles hydrogels comme en silicone-hydrogels : ce risque est de 18 à 20 pour 10 000 porteurs par an. Il faut donc rester très prudent en recommandant ce type de port, respecter scrupuleusement les contre-indications et responsabiliser les patients, notamment pour une autosurveillance stricte. L incidence des kératites microbiennes est bien moindre en lentilles rigides et jetables journalières. Où en sont les silicone-hydrogels à l heure actuelle? Figure 3. CLARE (Contact Lens-induced Acute Red Eye). Il faut effectuer un prélèvement sur l infiltrat à la moindre suspicion de kératite microbienne (secrétions muco-purulentes, infiltrat plus central, plus large, plus irrégulier ou avec effraction épithéliale). Après l arrêt des lentilles, l évolution est le plus souvent favorable, mais le port continu doit ensuite être proscrit. Le risque de récidive ou de kératite infectieuse est en effet majoré. Contrairement aux espérances, le risque infectieux n a pas vraiment diminué (figure 4) En effet, les complications infectieuses sont dues à l inobservance des règles d hygiène et de manipulation des lentilles ainsi qu au mode de port. Elles peuvent être gravissimes et mettre en jeu le pronostic visuel et l intégrité du globe notamment en cas d infection à Pseudomonas aeruginosa. Ces lentilles sont apparues sur le marché en deux grandes étapes. On pourrait peut être parler de première et de deuxième génération. Dans chaque matériau, les gammes de paramètres se sont progressivement étendues : toriques, multifocales. Les différentes lentilles Les lentilles silicone-hydrogels «de première génération» partageaient certaines similarités Tableau I. Caractéristiques des lentilles silicone-hydrogels «de première génération». Lentille Focus N&D PureVision Matériau lotrafilcon A balafilcon A Dk/e 175 101 Hydrophilie 24 36 Module d élasticité (Mpa) 1,2 1,1 Port Continu Journalier occasionnel Recommandations Continu jusqu à Nocturne labos 30 nuits maximum sécuritaire Un Dk/e élevé pour résoudre les problèmes d hypoxie L hypoxie chronique induite par le port de lentilles hydrogels de faible Dk/e peut entraîner des complications dans toutes les couches cornéennes, même en port exclusivement journalier. Le Dk/e de la lentille est aussi fonction de sa puissance, donc de son épaisseur. Les valeurs indiquées par les laboratoires concernent le centre d une lentille de puissance - 3,00. Figure 4. Kératite microbienne (avec l aimable autorisation du laboratoire Ciba Vision). Une hydrophobie relative imposant un traitement de surface Les lentilles silicone-hydrogels sont moins hydrophiles que les hydrogels. On peut penser qu elles sont moins 26 Les Cahiers
sensibles à la déshydratation et on a d abord espéré que cela permettrait de limiter les symptômes de sécheresse. Cependant, c est la phase aqueuse du matériau qui facilite le passage des ions à travers la lentille et qui conditionne la mobilité et la mouillabilité de cette lentille. De plus, l hydrophobie de la phase silicone rend les lentilles plus sensibles aux dépôts lipidiques. Module d élasticité : une plus grande rigidité Le module d élasticité rend compte de la résistance à la déformation d un matériau sous l effet d une compression. Dans l ensemble, les lentilles siliconehydrogels sont plus rigides que les lentilles hydrogels, mais moins que les lentilles rigides perméables aux gaz (LRPG). Puis d autres lentilles ont vu le jour L adjonction d un polymère particulièrement hydrophile (dérivé de PVP, polyvinyl-pyrrolidone) dans le matériau des lentilles du laboratoire Johnson& Johnson fut une avancée importante. Elle a rendu le traitement de surface inutile. L hydrophilie est donc plus élevée. De plus, le module d élasticité de ces lentilles est proche de celui des hydrogels conventionnels. Acuvue Advance with Hydraclear est préconisée en port journalier (en effet le Dk/e de cette lentille est de 86, donc inférieur aux seuils de Holden et Mertz). En revanche, le Dk/e de l Acuvue Oasys (147) autorise le port continu (tableau II). Comme toutes les lentilles de ce laboratoire, les Acuvue en silicone-hydrogels sont à renouvellement bimensuel et comportent un filtre UV. Tableau II. Caractéristiques des lentilles silicone-hydrogels «de deuxième génération» du laboratoire Johnson&Johnson. Lentille Acuvue Advance Acuvue with Hydraclear Oasys Matériau galyfilcon A senofilcon A dk/e 86 147 Hydrophilie 47 38 Module d élasticité (Mpa) 0,43 Port Journalier Journalier Recommandations Nocturne labos 1 semaine La lentille Biofinity (CooperVision) est très récente Il s agit d une lentille silicone-hydrogel sans traitement de surface ni agent mouillant intégré car naturellement mouillable (matériau breveté Aquaform). Ses caractéristiques sont les suivantes : - matériau : comfilcon A, - Dk/e : 160, - hydrophilie : 48 %, - module d élasticité (Mpa) : 0,75, - absence de traitement de surface, - mode de port recommandé par le laboratoire : continu jusqu à 1 mois. Comment entretenir les silicone-hydrogels aujourd hui? Récemment, la question de la compatibilité des solutions multifonctions avec les matériaux silicone-hydrogels a été soulevée. Si des progrès sont encore nécessaires dans la connaissance de ces interactions, il est important de souligner certains points en matière d entretien de ces matériaux. Masser les lentilles à la dépose permet d éliminer 95 % des bactéries, dépôts et champignons Les silicone-hydrogels s accompagnent souvent de dépôts facilement visibles en biomicroscopie après quinze jours de port. Du fait du caractère plus hydrophobe des matériaux, ces dépôts sont plus lipidiques que protéiques. Il est donc très important de masser les lentilles à la dépose. En effet, le massage élimine 95 % des bactéries, dépôts et champignons! Responsabiliser les porteurs! La plupart des patients ne respectent pas les instructions d entretien des lentilles (hygiène des mains et des étuis, conservation de la solution, etc.), notamment les hommes. Il est donc impératif d insister sur les règles d hygiène et de responsabiliser sérieusement les porteurs. Le respect de ces règles assure, selon tous les professionnels, la meilleure prévention des risques infectieux. Intolérance à la solution d entretien : réaliser une fluoroscopie de la cornée après deux heures de port Un des signes cliniques les plus significatifs d intolérance à la solution d entretien est un piqueté cornéen, asymptomatique le plus souvent, qui siège plutôt en périphérie de la cornée (annulaire). Maximal après deux heures de port, il a en général complètement disparu après la sixième heure. Il est donc important, si l on suspecte une intolérance à un produit d entretien, de réaliser un examen fluorosocopique de la cornée deux heures après la pose des lentilles. Les Cahiers 27
Les piquetés cornéens seraient favorisés par le PHMB Selon plusieurs études, les produits d entretien contenant du PHMB (polymère d hexaméthylène biguanide), associés à certaines lentilles silicone-hydrogels, provoqueraient plus de piquetés cornéens que les produits contenant du polyquad. Or, 80% des produits multifonctions contiennent du PHMB ; des études indépendantes complémentaires devront ou non valider cette éventuelle mauvaise compatibilité. Les systèmes oxydants ont quant à eux révélé une excellente compatibilité avec les silicone-hydrogels. Cependant, rien n est vraiment défini à ce jour et un piqueté cornéen peut relever d autres causes que de l entretien. En attendant d en savoir plus, le respect des règles d hygiène et des modalités d entretien des lentilles est sans aucun doute le facteur le plus important sur lequel nous devons essayer d agir en éduquant nos patients. Quel avenir pour les silicone-hydrogels? Dk/e, mouillabilité et module d élasticité retiennent l attention des chercheurs et des laboratoires. Le Dk/e est-il si important que cela? Pour B. Holden et col. : OUI, tout à fait! Certes, la transmissibilité à l oxygène n est pas la seule condition d une adaptation réussie en termes de confort et de sécurité. Néanmoins, une hypoxie, même très modérée, entraîne des modifications cornéennes qui peuvent être délétères, surtout à long terme. Il est donc important de chercher à augmenter le Dk/e des lentilles. Rappelons que le Dk/e des lentilles plus épaisses (au centre, en périphérie ) est moins élevé. De plus, le Dk/e est mesuré in vitro : il ne reflète pas la réalité in vivo. À ce propos, les valeurs seuils établies par Holden et Mertz en 1984 ont été recalculées en prenant en considération une valeur d œdème cornéen de 3,2 % (beaucoup plus proche de la valeur physiologique). On arrive ainsi à un Dk/e seuil de 125 minimum pour autoriser un port nocturne. Les améliorations récentes portent essentiellement sur le module d élasticité et la mouillabilité Les lentilles qui doivent être commercialisées prochainement comporteront des améliorations au niveau du module d élasticité et de la mouillabilité. La nouvelle PureVision (New Improved) offre trois modifications qui amélioreront le confort de la lentille de première génération : - suppression des gravures de la face antérieure (facteur d inconfort par fixation de dépôts et friction lors du clignement), - réduction de 28 % du module d élasticité, le Dk/e restant inchangé, - disponibilité en rayon de courbure de 8,30 pour élargir le domaine d adaptation. Dès la fin du mois de mai 2007, toutes les lentilles PureVision bénéficieront de ces améliorations. La Menicon PremiO du laboratoire Menicon, dont la commercialisation est prévue pour 2008, sera fabriquée à partir d un nouveau polymère silicone-hydrogel. Elle présentera un Dk/e de 161 et une hydrophilie de 40 %. Elle sera proposée en deux rayons de courbure (8,30 et 8,60), en renouvellement 15 jours et pour un port continu flexible jusqu à 7 nuits maximum. En bref Si l on considère le confort des porteurs, les siliconehydrogels constituent vraiment une avancée et un tournant majeur en contactologie. Ces matériaux ont fait leurs preuves dans l amélioration de la santé oculaire et les progrès sont constants depuis les premières lentilles, sorties voilà près de dix ans. Nul doute que, dans un avenir proche, nous pourrons proposer à nos patients des équipements encore plus confortables et sécuritaires. Bibliographie Riley C, Young G, Chalmers R. Prevalence of ocular surface symptoms, signs, and uncomfortable hours of wear in contact lens wearers: the effect of refitting with daily-wear silicone hydrogel lenses (senofilcon A). Eye Contact Lens 2006;32(6):281-6. Sweeney D, Fonn D, Evans K. Silicone hydrogels : the evolution of a revolution. Contact Lens Spectrum, Special Edition 2006. Gerber G. Reality check : patients don t want contact lenses. Contact Lens Spectrum, Special Edition 2006. Holden B, Stretton S, Lazon P et al. The future of contact lenses : Dk really matters. Contact Lens Spectrum, Special Edition 2006. Skotnitsky C. CLPC and high Dk SiHy lenses (editorial). silicone hydrogels.com : février 2007. Szczotka-Flynn L, Debanne SM, Cheruvu VK et al. Predictive factors for corneal infiltrates with continuous silicone hydrogels contact lenses. Arch Ophthalmol. 2007;125(4):488-92. Efron N, Morgan PB, Hill EA et al. Incidence and morbidity of hospital-presenting corneal infiltrative events associated with contact lens wear. Clin Exp Optom 2005;88(4):232-9. 28 Les Cahiers